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Dans cet extrait de son nouveau livre, récemment paru aux Éditions sociales (avec une préface de Sebastian Budgen), Lars Lih revient sur le mythe selon lequel la célèbre brochure de Lénine, Que faire ?, aurait été marquée par un sombre pessimisme à l’égard de la capacité révolutionnaire de la classe travailleuse.

Lars Lih est un immense spécialiste de Lénine. Il est l’auteur, en français, de Lénine. Une biographie (Les Prairies ordinaires, 2015), dont on pourra lire l’introduction ici. Il est également l’auteur du livre fondamental Lenin Rediscovered: « What Is to Be Done? » In Context (Historical Materialism, 2006).

1902 : « inquiétude au sujet des ouvriers » ou miracles ordinaires ?

En 1902, Lénine publie Que faire ?, livre qui a fait de lui l’un des dirigeants les plus influents du jeune et illégal Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Quel était le message du livre au sujet de ce parti persécuté et encore faible ? L’interprétation canonique répond que le message consistait à communiquer une « inquiétude au sujet des ouvriers » (selon la formule de l’historien états-unien Reginald Zelnik). Le paradigme de « l’inquiétude au sujet des ouvriers » comprend plusieurs idées qui se renforcent mutuellement.

La première est que l’essence de la conception de Lénine consiste dans son anxiété et son pessimisme au sujet du tempérament révolutionnaire des ouvriers, ainsi que dans sa peur devant leur « spontanéité [stikhiïnost] ». Sa lucidité froide à propos de l’incapacité des ouvriers, combinée à sa volonté fanatique de faire la révolution, le conduisent naturellement à l’idée d’un parti fondé sur des « révolutionnaires professionnels » issus de l’intelligentsia. Plus encore, la conception de Lénine est une profonde révision du marxisme orthodoxe : « Lénine n’hésite pas à réinterpréter Marx, tout en proclamant bien sûr suivre la doctrine au pied de la lettre »[1]. Enfin, le livre où apparaît cette profonde innovation, Que faire ?, est donc le document fondateur du bolchevisme et le texte clé pour comprendre le communisme. Comme l’écrit Bertram Wolfe en 1961 :

Dans deux brochures [vraisemblablement Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière], et dans un nombre important d’articles publiés entre 1902 et 1904, Lénine avait martelé son nouveau plan d’organisation pour « un parti de type nouveau », c’est-à-dire un parti profondément différent de tous les partis marxistes antérieurs, qu’il s’agisse de ceux fondés lorsque Marx et Engels étaient en vie, ou après[2].

Naturellement, les innovations de Lénine ont provoqué une énorme rupture au sein de la social-démocratie russe, séparant ceux qui restaient fidèles à la social-démocratie de l’Europe civilisée de ceux qui réactualisaient simplement les traditions de la Russie barbare. L’attrait de l’interprétation canonique vient en partie du récit saisissant de la scission fatidique entre bolcheviks et mencheviks qui s’en est suivie – scission dont les participants eux-mêmes ne percevaient que vaguement les enjeux considérables.

D’après Wolfe et bien d’autres, Lénine a défendu un « parti de type nouveau », formule qui – il faut le remarquer – est généralement mise entre guillemets. Or Lénine n’utilise pas cette formule ni aucune autre formule proche, ni dans Que faire ? ni dans aucun de ses textes. L’expression « parti d’un type nouveau » a en fait été forgée durant la période stalinienne. Lénine est en effet déjà sous les charmes d’un parti de type nouveau, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), un parti très novateur qui suscite l’admiration des clandestins russes comme lui.

Adam Ulam, professeur de sciences politiques à l’université Harvard, a, plus que tout autre universitaire, contribué à imposer cette lecture de Que faire ? Ses descriptions de la vision de Lénine sont parfois d’un anachronisme révélateur :

En considérant que l’industrialisation de la Russie va se poursuivre, Lénine ne doute pas que le grand danger pour l’élan révolutionnaire, pour le marxisme révolutionnaire, est la lente mais continuelle et inévitable baisse de l’énergie révolutionnaire des ouvriers, le fait qu’ils acquièrent une mentalité syndicaliste, ouvrent un compte d’épargne, soient gagnés par le sentiment que leur condition va s’améliorer, tout cela rendant la réaction révolutionnaire désespérée d’abord moins urgente, puis finalement irréaliste et inutile[3].

Il est peu probable que le provincial dogmatique venant de Simbirsk qu’était Lénine ait considéré que le principal danger menaçant la social-démocratie internationale au tournant du siècle était la capacité du capitalisme à assurer la prospérité aux masses. En revanche, il est assez probable qu’Ulam ait connu des personnes pensant cela aux États-Unis. Ulam a également perçu très clairement que les ambitions politiques de Lénine en 1902 étaient en contradiction flagrante avec « l’inquiétude au sujet des ouvriers » qu’on lui prête :

« Combattre la spontanéité… » Cet énoncé, pris littéralement, a l’air presque ridicule, a fortiori dans les circonstances de sa formulation initiale. Qui est censé détourner de son cours naturel le mouvement ouvrier qui se développe en Russie ? Une poignée de révolutionnaires – dont certains se trouvent dans les prisons tsaristes – agissant par l’intermédiaire d’un journal publié à l’étranger. Mais cette affirmation recèle l’essence du léninisme, l’idée que le développement naturel des forces matérielles et la réaction naturelle des gens à ces forces matérielles mèneront, avec le temps, à quelque chose de très éloigné de ce que Marx avait prévu pour les effets de l’industrialisation sur les ouvriers. […] Voilà une attitude remarquablement illogique. Vous rejetez la prémisse principale de votre idéologie, et pourtant vous vous réclamez d’une stricte orthodoxie. Votre raisonnement se veut rationaliste et matéria- liste, et pourtant vous vous attelez, presque à la manière de Sorel, à propager le mythe de la révolution, dont les ouvriers, vous venez de le dire, ressentent de moins en moins la nécessité[4].

Si près du but ! Ulam a presque vu que décrire Lénine comme ayant peur des ouvriers est en effet « doublement ridicule », a fortiori dans le contexte de 1902. Mais plutôt que de rejeter sa propre lecture du livre de Lénine en se rendant compte qu’elle est remarquablement illogique, Ulam rejette Lénine lui-même en le qualifiant de « remarquablement illogique ». Comme nous le verrons, Lénine n’était pas particulièrement illogique, étant donné ses hypothèses très optimistes sur la puissance du message et sa confiance dans le fait que les travailleurs y répondraient.

Les pionniers du paradigme de « l’inquiétude au sujet des ouvriers » ont imposé une dichotomie manichéenne qui opposait frontalement les bons réformistes aux méchants conspirateurs élitistes comme Lénine. Mais le paradigme de « l’inquiétude au sujet des ouvriers » n’est pas réservé à ceux qui désapprouvent Lénine. La même dichotomie manichéenne entre réformistes et révolutionnaires a également séduit un grand nombre de ses admirateurs : il suffisait d’inverser les signes. J’utilise ici l’expression « tradition militante » à propos des auteurs occidentaux qui sont inspirés par la révolution russe et veulent que les autres l’admirent et en tirent des leçons. Bien que cette tradition recouvre un grand nombre de points de vue différents, le courant le plus influent est la tradition trotskiste.

Un ensemble véritablement impressionnant d’écrivains talentueux et captivants – en partant de Trotski lui-même – ont donné à l’interprétation trotskiste des événements une place incontournable. « Militants » dans ce livre se réfère d’abord à ces influents auteurs trotskistes, depuis Isaac Deutscher jusqu’à China Miéville. Les rapports entre les auteurs militants et les universitaires sont complexes : sur certains points, les militants semblent se contenter de suivre les universitaires, mais sur d’autres ils ont plus d’influence sur eux qu’on ne le pense habituellement. 

Ce serait une négligence de ma part de ne pas préciser que les représentants de la tradition militante se sont intéressés bien plus sérieusement à mon travail, et avec bien plus d’ouverture d’esprit, que ne l’ont fait les historiens universitaires. J’ai beaucoup appris à la fois des militants qui rejettent (souvent avec colère) mes conceptions et de ceux qui se rallient à mes conclusions, bien entendu souvent avec des réserves et des critiques. Puisque la tradition militante est réellement concernée par ces questions historiques, ses conceptions évoluent continuellement. Pour autant, j’ai l’impression que la tradition militante dans son ensemble continue de défendre l’interprétation canonique des quatre dates évoquées.

En dépit de l’impressionnant arbre généalogique du paradigme de « l’inquiétude au sujet des ouvriers », il est faux sur tous les plans. Que faire ? n’est pas une réponse sombre à une crise, mais une réponse exubérante à une montée de l’enthousiasme révolutionnaire en Russie, à un changement dans l’atmosphère politique préfigurant la révolution de 1905. Les positions avancées dans Que faire ? n’ont pas été la cause de la scission du parti en 1904. La centralité de la liberté politique dans la plate-forme de Lénine interdit d’établir un lien direct entre Que faire ? et le stalinisme. Lénine prône assurément un « parti d’avant-garde », mais c’est ainsi que l’on comprenait communément la social-démocratie internationale. Mais il n’est absolument pas revenu à la tradition populiste russe, ni n’a défendu un hyper-centralisme ou un parti d’élite et conspiratif restreint à des révolutionnaires professionnels recrutés dans l’intelligentsia. Les recommandations organisationnelles de Lénine se fondaient en fait sur son désir d’importer en Russie, dans la mesure du possible, le modèle du Parti social-démocrate d’Allemagne, en dépit de l’environnement hostile et du contexte répressif de l’absolutisme tsariste.

Ainsi, le message central de Que faire ? n’est pas un message de défiance mais plutôt de confiance dans les ouvriers. Ou, plus exactement, non pas de confiance dans les ouvriers, ce qui pourrait laisser croire qu’aux yeux de Lénine ils ne peuvent pas se tromper ni être trompés, mais de confiance dans le fait que les ouvriers répondront au message (s’il est exposé d’une manière appropriée) et réaliseront donc leur haute mission historique. Il s’ensuit que le livre de Lénine n’a pas constitué une source d’inspiration pour ses premiers lecteurs parce qu’il aurait exprimé un sombre pessimisme en décrivant les ouvriers comme obstinément non révolutionnaires, mais plutôt en raison de ses rêves « romantiques », « étrangers à tout scepticisme », comme l’a écrit en 1905 l’un des tout premiers lecteurs de Que faire ?, Alexandre Potressov – alors même qu’il s’était déjà retourné contre Lénine.

Dans les années 1980, mon professeur à Princeton Robert Tucker était l’un des rares universitaires à saisir ce qui faisait le cœur de la vision de Lénine pour la Russie :

Pour comprendre la conception politique de Lénine dans sa totalité, il est important de réaliser qu’il avait à l’esprit non seulement l’organisation militante constituée de révolutionnaires professionnels dont il parlait, mais également le mouvement populaire, dirigé par le parti, « du peuple entier ». Son « rêve » ne concernait absolument pas le seul parti, même s’il était centré sur le parti en tant qu’avant-garde de révolutionnaires conscients jouant le rôle d’éducateurs et d’organisateurs d’une bien plus grande masse qui suit le mouvement. Son rêve consistait dans la vision d’une Russie populaire anti-étatique qui, grâce à la propagande et à l’agitation, se levait telle une vaste armée contre la Russie officielle dirigée par le tsar[5].

Mes propres recherches n’ont fait que confirmer cette idée centrale de Tucker. La seule remarque que je peux faire à propos de cette formulation particulière est qu’elle passe sous silence des éléments cruciaux du contexte historique, en particulier l’importance de la social-démocratie internationale, l’énorme influence du modèle de parti constitué par le SPD et le fait que Karl Kautsky a pendant longtemps joué le rôle de mentor pour les bolcheviks.

Loin d’exprimer une quelconque « inquiétude au sujet des ouvriers », si le livre de Lénine est devenu populaire chez les militants social-démocrates clandestins en Russie c’est parce qu’il leur a promis qu’ils pourraient réaliser des miracles : « Vous vous targuez de votre esprit pratique, et vous ne voyez pas le fait connu de chaque praktik : quelles merveilles peut accomplir en matière révolutionnaire l’énergie non seulement d’un cercle, mais même d’un individu isolé »[6]. J’emprunte l’expression « miracles ordinaires » au dramaturge soviétique Evgueni Schwartz, qui en avait fait le titre de l’une de ses pièces, car je pense qu’elle traduit correctement l’esprit de Que faire ?. Aux praktiki qui exerçaient leur métier de révolutionnaire à un poste dangereux et isolé, et qui se demandaient si leur activité avait un sens ou un impact réel, Lénine a dit : si le bon message est délivré de la bonne manière au bon public et par les bons messagers, alors ces derniers peuvent accomplir des miracles – qui semblent peut-être ordinaires mais qui auront pour résultat de transformer la Russie et le monde entier.

Notes

[1] Adam Ulam, in Adam Ulam et Samuel Beer (dir.), Patterns of Government: The Major Political Systems of Europe[Schémas de gouvernement: les grands systèmes politiques européens], New York, Random House, 1962, p. 615.

[2] Bertram Wolfe, Three who made a revolution : a biographical history [Trois personnes qui firent une révolution : une histoire biographique], New-York, Dial Press, 1961, p. 11.

[3] Adam Ulam, The Unfinished Revolution : An Essay on the Sources of Influence of Marxism and Communism [La révolution inachevée : essai sur les sources de l’influence du marxisme et du communisme], New York, Random House, 1960, p. 171.

[4] Idem.

[5] Robert Tucker, Political Culture and Leadership in Soviet Russia [Culture politique et leadership en Russie soviétique], New York, W. W. Norton, 1985.

[6] OC, 5, p. 458.

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