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Lorenzo Barrault, chercheur au CNRS, travaille sur les politiques éducatives et a publié Gouverner par accommodements. Stratégies autour de la carte scolaire, en 2013 (Dalloz). Son travail s’intéresse aux politiques éducatives en acte, ce qui permet de montrer non seulement les résistances mais aussi les nouveaux modes de domination à composante scolaire, au principe de la redéfinition des frontières entre les classes sociales. De ce fait, l’enquête menée par Lorenzo Barrault nous invite à réfléchir aux manières d’agir sur la production d’inégalités par les politiques éducatives.

 

Depuis les années 1970 et ce que certains auteurs ont nommé le « tournant néo-libéral » de l’État, les fermetures de classes en école primaire constituent en France un phénomène répandu en milieu rural mais aussi en contexte urbain1. Bien connu, le sujet est chaque année un « marronnier » dans la presse locale, voire nationale, selon des temporalités routinières : des articles en février (au moment de l’annonce de la carte scolaire du 1er degré), d’autres en juin (lors des ajustements par rapport au projet de février), les derniers à la rentrée de septembre (pour dresser un bilan des fermetures/maintiens/ouvertures de l’année) comme l’atteste par exemple l’actualité récente. Des travaux de sciences sociales s’y sont aussi intéressés de longue date2, en questionnant notamment les résistances locales qui étaient traditionnellement le fruit d’alliances entre des familles, des enseignants et des élus locaux soucieux de défendre « leur » école de village. Ainsi, la thématique de la « désertification » – entre autres scolaires – des campagnes n’est pas nouvelle et fait l’objet d’un stock de connaissances relativement stabilisé. Le sujet est toutefois loin d’être épuisé et l’on connaît par exemple mal la manière dont l’État – au sens large d’ensembles d’institutions évidemment incarnées par divers agents publics qui sont aussi des acteurs sociaux – produit ces réformes de l’offre scolaire et les rend acceptables par les familles dans un contexte plus général de diminution des dépenses publiques et de réforme de l’État. L’immersion sur un terrain d’enquête3 pendant une année a permis de penser, d’une part, certaines transformations en cours de l’offre scolaire en lien avec les mutations contemporaines plus générales de l’État, et, d’autre part, le renouvellement des formes d’inégalités observables dans le secteur éducatif.

 

Réformer l’État éducateur, faire des économies avec l’école primaire

Dans les mondes ruraux, le retrait des services publics en général et de l’école publique en particulier ne constitue pas un phénomène nouveau et date au moins des années 1970. S’inscrivant dans le temps relativement long, ce processus est toutefois caractérisé par certaines spécificités propres à la période contemporaine. Lorsque l’on interroge des acteurs politiques ou syndicaux – de droite comme de gauche et pas seulement des promoteurs de ces réformes – sur les fermetures de classes rurales, ce sont classiquement des arguments naturalisant liés au déclin démographique qui sont avancés. Elles seraient « logiquement » liées à la baisse du nombre d’habitants (et donc d’élèves) dans les zones rurales, notamment les plus isolées.

Quelques éléments d’objectivation statistique quant aux structures éducatives dans l’espace rural étudié montrent toutefois que le phénomène ne se réduit pas à de telles justifications. Par exemple, sur la période 2000-2012, le nombre d’élèves est effectivement en déclin de 17,5 % en maternelle et en primaire. Du côté de l’offre scolaire, l’offre privée est restée inchangée tandis que l’offre publique s’est fortement rétrécie : on est passé de 41 établissements en 2000 à 18 en 2012, soit une baisse de près de 46 % du nombre d’écoles en douze ans avec la constitution de « pôles scolaires » au détriment des petites structures à commencer par les écoles à classes uniques. Au sein du territoire rural observé, la quantité d’établissements publics décline donc 2,6 fois plus vite que le nombre d’élèves, ce qui indique que le recul de la démographie scolaire ne saurait expliquer seule les transformations de l’offre éducative. Si l’on compare avec les années 1980-2000, on se rend également compte que la tendance à la concentration des élèves et des moyens de l’Éducation Nationale dans les mêmes établissements est plus accentuée dans la période la plus récente. Il convient donc de questionner les logiques politiques et bureaucratiques de ces concentrations et restrictions de l’offre scolaire rurale en les réinscrivant dans les mutations plus générales des structures étatiques contemporaines.

Au-delà des discours politiques (qui fournissent toutefois un cadre d’action), seule l’étude empirique des activités des agents de l’administration scolaire chargés de définir l’offre publique permet de pointer les rationalités à l’œuvre. Il ressort ainsi de l’enquête que le travail des agents des Directions des Services Départementaux de l’Éducation Nationale (DSDEN) répond en pratique à une double logique : de rationalisation (au sens de réorganisation permettant de remettre « de l’ordre » et de planifier) des moyens de l’éducation publique, et d’économie des dépenses publiques (dans une perspective d’« optimisation » de ressources particulièrement rares dans la conjoncture actuelle). Ces préoccupations gestionnaires de l’administration scolaire sont liées non seulement aux injonctions politiques de restriction des déficits publics (qui passe aussi bien par des canaux administratifs et juridiques que par les médias et le cadrage politique des interventions publiques contemporaines), mais aussi au « souci de soi » de l’État caractérisant la période contemporaine4.

Il suffit d’ouvrir la boîte noire du travail administratif des agents déconcentrés de l’Éducation Nationale pour saisir la manière dont ces rationalités organisationnelles et économiques sont à l’œuvre. Concernant le territoire rural étudié, les acteurs du service de la démographie scolaire au sein du « Pôle des unités d’enseignement », basé dans la principale ville régionale et dont aucun membre ne connaît particulièrement les enjeux éducatifs des mondes ruraux, mobilisent divers outils prospectifs pour planifier l’offre scolaire locale. Ils appréhendent essentiellement l’éducation en termes de moyens, de « stocks » et de « flux » de ressources humaines et matérielles qui sont quantifiées à travers divers indicateurs (par exemple la dotation horaire d’un établissement correspondant à des postes d’enseignant). C’est sur cette base statistique, loin des réalités du terrain et en comparant la dotation de chaque établissement par rapport au nombre d’élèves, qu’ils décident chaque année de maintenir ou de fermer des classes : « nous avons une vue globale de la situation dans le département et on voit bien avec ces chiffres qu’il faut fermer parfois ». Les entretiens comme les archives soulignent que les contraintes budgétaires sont prépondérantes dans leurs décisions et il n’est pas rare que le nombre de fermetures à l’échelle de l’Académie soit fixé en amont des calculs techniques permettant de pointer des écoles « excédentaires ».

Tout se passe donc comme si ce travail d’anticipation des effectifs par établissement à la rentrée suivante servait principalement à légitimer et à déterminer les classes concernées par des fermetures, leur nombre approximatif étant déjà décidé du fait de rationalités économiques. Sans céder à une interprétation idéologique de dénonciation de « dérives » néo-libérales, l’enquête montre, sans doute empirique possible, que les réformes de l’offre scolaire rurale, caractérisée par une double tendance à la concentration et à la restriction, obéissent prioritairement à des logiques économiques qui sont d’ailleurs considérées comme « naturelles » et « normales » par nombre des protagonistes rencontrés, bien que de manières variables selon leurs trajectoires. La justification avancée tout naturellement est celle de la conjoncture économique actuelle (« vu la période actuelle de crise économique », 14 janvier 2013, collaborateur de l’Inspecteur de l’Éducation Nationale de la circonscription étudiée).Puisque l’on sait que l’éducation constitue de loin le premier poste de dépenses publiques en France (oscillant entre 7 % et 8 % du PIB depuis les années 1990), il n’est pas étonnant que réformer l’État éducateur en concentrant un maximum d’élèves dans les mêmes écoles primaires, dans l’espace étudié comme dans d’autres, constitue un phénomène croissant dans les mondes ruraux dans la période contemporaine.

 

Des familles populaires contraintes, des résistances encadrées

Dans le même temps, ces mutations des structures étatiques d’éducation ont des effets sociaux concrets sur les populations qui les expérimentent, bien que cela constitue parfois un impensé de l’action publique. Une des principales implications de la restriction et de la concentration des écoles rurales du point de vue des familles – dont on sait que, dans les mondes ruraux contemporains, une proportion importante appartient aux classes populaires5 – est la contrainte quotidienne de scolariser ses enfants dans des établissements parfois très éloignés du domicile. Dès l’enseignement maternel, il arrive par exemple que le temps de transport école/domicile soit supérieur à quarante minutes pour un aller simple. Si le Conseil Général du terrain étudié – comme sans doute bien d’autres – a tendance à organiser un système de bus public gratuit ou presque pour se rendre dans ces écoles éloignées, il reste que ces transports scolaires sont « coûteux » non seulement pour le département mais aussi pour les familles, que ce soit en termes de fatigue des enfants ou même du point de vue économique (la distance impliquant par exemple souvent l’obligation de recourir à la cantine qui constitue de nouveaux frais pour nombre de familles populaires rencontrées). Sans nul doute, les fermetures de classes ont ainsi des effets contraignants pour les populations rurales qui y sont confrontées. N’étant qu’exceptionnellement associées aux décisions ou même consultées, elles n’ont cependant d’autres choix que d’accepter en actes ce retrait relatif de l’État éducateur des zones rurales les plus isolées. À dire vrai, leurs intérêts sociaux ne sont pas inconnus des acteurs politiques et bureaucratiques portant les réformes de concentration scolaire, ils sont plutôt jugés secondaires  et écartés. Un agent de la DSDEN raconte par exemple « on sait bien que certaines familles doivent faire un petit effort sur le trajet, mais c’est un enjeu minime à côté de conserver des écoles à trois quart vide » (3 juin 2013).

Si les « usagers » de l’école publique rurale expérimentent pour la plupart des effets de contraintes face à ces réformes, l’intensité de ces contraintes est très inégale selon les groupes sociaux. Outre que les classes populaires sont surreprésentées dans les mondes ruraux, ce sont aussi les familles de ces milieux qui parviennent en pratique le moins à s’accommoder des réformes. L’enquête montre en effet que, parmi les familles concernées par une même fermeture d’école, celles les mieux dotées économiquement ou culturellement dans l’espace local ont le plus tendance à s’adapter individuellement à la nouvelle offre scolaire. Par exemple, au sein d’un village où l’école à classe unique a été fermée en 2012, les familles des différents groupes sociaux se comportent de manières variées. La petite bourgeoisie locale (agriculteurs, petits commerçants, etc.) déploient des stratégies (en l’espèce de négociation avec le maire) pour inscrire ses enfants dans l’école de la commune voisine – de laquelle ils ne dépendent en théorie pas selon la sectorisation – afin d’éviter des déplacements trop importants. Dans les contextes où l’offre scolaire privée est importante, il est aussi probable qu’elle constitue un espace de refuge pour ces familles bien dotées, soucieuses de minorer les trajets de leurs enfants. Par contraste, les familles populaires semblent les plus exposées aux effets négatifs de la suppression de l’école publique de village, faute d’anticiper des stratégies alternatives ou, pire, de disposer des ressources suffisantes pour les réaliser avec succès. Une mère, non diplômée et sans emploi stable, élevant seule ses enfants, explique par exemple : « je trouve vraiment ça dégueulasse d’être obligée d’inscrire ma fille là-bas. On nous a rien demandé et on a pas eu le choix (…) C’est loin donc j’ai été obligée de la mettre à la cantine tous les midis et c’est pas donné (…) Toute façon, y’avait rien à faire » (23 avril 2013).Le même type d’inégalités sociales dans l’adaptation à une réforme contraignante se retrouve dans les cas de tentatives de résistances collectives. Les fermetures de classes dans les territoires ruraux, on le sait de longue date, donnent parfois lieu à des contestations locales. Le terrain observé ne fait pas exception. Toutefois, l’enquête révèle que ces mobilisations contre les fermetures scolaires sont, dans la conjoncture contemporaine, moins systématiques qu’on aurait pu s’y attendre. Au sein du territoire étudié, elles concernent moins d’un cas sur deux concernant les trois dernières années. Les alliances traditionnelles entre élus locaux, enseignants et familles ne sont pas dans la période actuelle observables en tous les cas, loin s’en faut. Surtout, dans les villages les plus populaires, ces actions collectives apparaissent plus rares. C’est notamment lorsque des familles relativement bien dotées culturellement et/ou économiquement prennent en charge la contestation collective et parviennent à enrôler des parents des classes populaires qu’un mouvement se déploie. La mise en place de collectifs protestataires tout comme le déroulement des mobilisations attestent de tendances similaires : les résistances collectives aux décisions de restriction de l’offre scolaire rurale sont inégalement réparties selon les propriétés sociales des habitants des villages et, plus largement, selon les rapports sociaux de classes dans l’espace local. Les familles populaires apparaissent le plus souvent peu à même de se mobiliser seules et, du fait de leurs ressources limitées comme de l’absence d’expériences militantes, encore moins de faire valoir leurs intérêts collectivement avec succès auprès de l’administration scolaire. Les autorités publiques locales sont en outre passées maîtres dans l’art de canaliser les contestations et de « casser » les actions collectives localisées, que ce soit en prévoyant des accords syndicaux et avec des élus locaux en amont, ou en s’assurant de la non-participation des enseignants. Les résistances collectives des familles rurales semblent ainsi à la fois inégales selon les groupes sociaux, moins fréquentes que par le passé, et souvent inefficaces (les cas de maintien des classes étant plutôt rares et pas nécessairement liés aux protestations des familles).

 

Au total, la recherche sociologique conduite en milieu rural pointe donc plusieurs éléments qui peuvent alimenter la critique des politiques menées, non sur la base d’idéologies ou de discours intellectualistes, mais à partir d’une enquête empiriquement étayée et, à cet égard, aux conclusions robustes. La multiplication des fermetures de classes ne va pas de soi et ne saurait être réduite à un simple reflet du déclin démographique : la diminution du nombre d’écoles rurales résulte de choix politiques et bureaucratiques valorisant des impératifs de rationalisation économique par la réorganisation des structures éducatives publiques. L’État et le politique ont donc tout à voir avec ces mutations. Celles-ci sont porteuses d’inégalités croissantes entre les territoires urbains et ruraux qui se doublent d’un renforcement des asymétries sociales. Les familles populaires des mondes ruraux sont là encore les grandes perdantes, car elles sont les plus contraintes par ces réformes politiques et ne s’en s’accommodent pas aussi bien que les catégories sociales les mieux dotées qui parviennent même parfois à ne pas se les faire appliquer. Le retrait relatif de l’État éducateur des mondes ruraux – qui peut aussi être interprété comme un redéploiement contrôlé des structures publiques sous contraintes économiques – renforce donc les inégalités entre les territoires comme entre les groupes sociaux, accentuant encore l’isolement des classes populaires et la non-prise en charge politique de leurs intérêts sociaux.

 

 Photographie: Gueorgui Pinkhassov

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références

références
1 Voir par exemple Marie-France Grospiron, Martine Kherroubi, André Robert, Agnès Van Zanten, Quand l’école se mobilise Les dynamiques professionnelles dans les établissements de banlieue, Paris, La Dispute, 2002.
2 Yves Alpe, Jean-Luc Fauguet, Sociologie de l’école rurale, Paris, L’Harmattan, 2008.
3 L’enquête s’est déroulée en 2012-2013 au sein d’un territoire rural anonymisé, classé « Zone de Revitalisation Rurale », a très faible densité démographique, et connaissant un important déclin numérique de la population. Outre quelques données statistiques localisées, l’analyse s’appuie sur 34 entretiens approfondis auprès de parents et d’acteurs institutionnels diversifiés (élus, agents administratifs enseignants, parents d’élèves), sur des archives administratives et militantes, ainsi que sur quelques observations.
4 Philippe Bezès, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française, Paris, PUF, 2009.
5 Julian Mischi, Nicolas Renahy, « Pour une sociologie politique des mondes ruraux », Politix, n°83, 2008, p.9-21.