De la dépossession à la réappropriation : pour un communisme de la propriété
Le capitalisme a poussé si loin les logiques d’appropriation privée que la question de la propriété semble à nouveau à l’ordre du jour. Les vaccins ne devraient-ils pas être considérés comme des biens communs ? Peut-on éviter la catastrophe climatique sans remettre en cause l’appropriation capitaliste de la nature ? Reste que la propriété est souvent perçue comme un problème essentiellement économique. Or, dans la pensée de Marx, elle est aussi et fondamentalement une question politique et stratégique.
Comme le montre ici Isabelle Garo, le communisme dont il formule l’exigence suppose, non simplement un acte juridique instituant la propriété collective, mais un processus social de subversion des rapports de production capitaliste et une volonté collective – et hautement politique – d’appropriation. C’est cela qu’il nous faut retrouver, dans l’urgence que nous impose la crise multiforme du capitalisme.
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Revenir sur la propriété
L’analyse du mode de production capitaliste proposée par Marx, du fait même de la globalité et de la radicalité de la crise qui affecte aujourd’hui notre monde, tend à retrouver sa pertinence pour un nombre croissant de personnes, jusque dans le camp libéral. Mais on sépare en général, voire on oppose, son analyse économique et son projet politique. Ce que Marx nomme le « communisme », se trouve ainsi réduit à la seule abolition de la propriété privée des moyens de production, en évacuant la question de l’articulation entre critique radicale du capitalisme et construction progressive d’une alternative, construction impliquant l’ensemble des exploité·es et des dominé·es.
Pourtant, précisément lorsqu’il traite de la question de la propriété, Marx propose une approche fondamentalement politique et stratégique de la question communiste, qui reste largement méconnue. C’est cette dimension stratégique qu’il s’agit ici d’aborder, en partant de la question de la propriété et des communs, qui se trouve depuis quelques années remise au centre de la réflexion contemporaine sur les alternatives.
En effet, cette question de la propriété est désormais le lieu d’un débat très vif, qui porte sur le ou les commun-s, mais aussi sur la question des services publics, de leur défense et de leur redéfinition. Face à l’assaut des politiques néolibérales lancées depuis quatre décennies contre le droit du travail, face au démantèlement des secteurs publics, école, santé, transport, mais aussi face à la puissance des acteurs juridiques et politiques qui en sont le relais – États nationaux, construction européenne, traités internationaux, institutions financières et politiques mondiales, etc. – et à l’accaparement capitaliste de la nature, il apparaît urgent de réexplorer les voies d’une alternative située sur ce terrain et partant des contestations qu’on y rencontre.
S’y ajoute le fait que, dans le cadre du capitalisme contemporain, le droit de propriété présente des enjeux nouveaux, qui conduisent notamment à l’inflation sans précédent des brevets et à l’emprise du droit de propriété intellectuelle, au seul bénéfice des grandes entreprises internationales, s’emparant du vivant, de l’intelligence collective, de l’activité sociale en général. Les profits générés par les vaccins contre la Covid-19 sont indissociables des barrières mises à leur accès libre et universel de par le monde.
En guise de riposte, et dans une situation de faiblesse historique du mouvement ouvrier organisé traditionnel, on assiste depuis quelques décennies au redéploiement d’une réflexion économique et juridique, qui multiplie les suggestions tout en contournant à la fois la question de leur compatibilité mutuelle ainsi que la question stratégique du rapport de forces nécessaires à leur concrétisation : commun.s au pluriel ou au singulier, salaire à vie ou allocation universelle, coopératives, décroissance, réduction du temps de travail, taxes sur les transactions financières, etc. Il n’en demeure pas moins que la thématique de la propriété émerge de nouveau sous une forme renouvelée, après une longue éclipse et son quasi-abandon par la majorité des organisations politiques de gauche.
Antonio Negri : propriété et autonomie
Sur ce plan, l’approche de Toni Negri continue de susciter l’intérêt. Il est utile de la résumer à grands traits afin de voir en quoi elle interroge le marxisme sur le terrain de l’analyse de la propriété, mais aussi sur le terrain politique et stratégique de la transformation sociale. On rencontre cette analyse en particulier dans la trilogie rédigée entre 2000 et 2009 en collaboration avec le théoricien américain Michael Hardt : Empire, Multitude et Commonwealth. La mutation en cours du capitalisme rend selon eux inopérantes les vieilles options socialistes et communistes. Leur objectif est donc de repenser la politique dans le cadre de la mondialisation capitaliste, en considérant cette dernière comme une évolution finalement plus positive et prometteuse qu’inquiétante, pour qui sait en repérer les tendances souterraines. Negri n’hésite pas à affirmer, sur un mode euphorique, que
« L’Empire gère des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels, en modulant ses réseaux de commandement. Les couleurs nationales distinctes de la carte impérialiste du monde se sont mêlées dans l’arc-en-ciel mondial de l’Empire »[1].
Pour Negri et Hardt, l’Empire est donc devenu une réalité planétaire, thèse qu’ils opposent aux théories marxistes de l’impérialisme. Car si l’Empire détient bien un réel pouvoir d’oppression, il présenterait surtout des potentialités de libération, qui condamnent à la péremption les anciennes hypothèses politiques de dépassement du capitalisme, la disparition de ce dernier étant d’ores et déjà en cours :
« L’Empire prétend être le maître de ce monde parce qu’il peut le détruire : quelle horreur et quelle illusion ! En réalité, nous sommes maîtres du monde parce que notre désir et notre travail le régénèrent continuellement »[2].
Autrement dit, il s’agirait simplement de prendre acte des tendances à l’œuvre et « de les réorganiser et de les réorienter vers de nouvelles fins »[3]. Outre l’optimisme forcené qui marque cette proclamation, le grand tournant politique concerne la nature de la conflictualité sociale et la thèse marxiste de la lutte des classes, remplacée par la thématique de la multitude. Une telle affirmation, défendue et maintenue en dépit de tous les travaux sociologiques qui la démentent, vise à étayer l’affirmation de la disparition de la classe ouvrière comme réalité sociale et politique et par suite comme sujet révolutionnaire potentiel. La perspective d’une abolition politique du capitalisme se trouve remplacée par l’appel à la simple réorientation de sa gestion et par le souhait d’une amplification de ses tendances immanentes, censées conduire d’elles-mêmes au communisme.
L’argumentaire des négristes tourne autour des questions de la propriété et de l’autonomie. Il repose sur l’idée que le travail immatériel, qui tendrait à se généraliser, « implique immédiatement interaction et coopération sociales », à la différence des formes antérieures du travail, organisées et disciplinées de l’extérieur. Pour Negri, être communiste, c’est avant tout être « contre l’État ». Cette opposition à l’État, qui reflète et justifie l’abandon politique de la redoutable question de sa conquête et de sa destruction, implique l’opposition aux formes privées de la propriété, mais tout aussi bien à ses formes publiques.
Le commun se présente avant tout comme travail commun, incarnant le communisme en acte contre tous ses détournements, qu’ils soient capitalistes ou socialistes. Le commun ainsi redéfini « englobe aussi les langages que nous créons, les pratiques sociales que nous instaurons, les modes de socialité qui définissent nos relations, etc. »[4]. À distance du concept traditionnel de bien commun, c’est ici sur la coopération que l’accent est mis :
« le travail cognitif et affectif produit en règle générale une coopération indépendamment de l’autorité capitaliste, y compris dans les circonstances où l’exploitation et les contraintes sont les plus fortes, comme dans les centres d’appels ou les services de restauration »[5].
Negri et Hardt ne craignent donc pas d’affirmer que l’autonomie se détecte dès à présent au sein des secteurs les plus typiquement capitalistes où les salariés sont les plus exploités et précarisés, rien n’étant dit des conditions de travail et de salaire, ni du maintien massif des formes taylorisées de la production. En dépit de son succès persistant, une telle conception est en train de vieillir à vive allure du fait de son écart croissant avec les effets des politiques néolibérales. Mais le mérite des analyses de Negri et Hardt est d’inviter à relire la théorisation de la propriété par Marx dont ils placent la critique au centre de leur approche.
Marx, penseur de la dépossession
En matière d’analyse critique de la propriété capitaliste, Marx et Engels sont bien entendu des auteurs incontournables, mais il faut commencer par rappeler que la question de la propriété se situe au cœur des traditions socialiste et communiste, dès leur naissance. Dans l’œuvre de Marx, la question de la propriété est omniprésente : elle évolue progressivement vers une définition originale de la propriété collective combinée à une défense de la propriété individuelle comme condition de l’émancipation des individus en tant que tels. Dans les paragraphes qui suivent, on abordera rapidement cette seule dimension politique et sa transformation.
Dès les années 1840, Marx s’efforce tout d’abord d’articuler la question philosophique de l’aliénation, qu’il hérite de Hegel et des Jeunes-Hégéliens, à une dénonciation précisée de la propriété privée synonyme de dépossession, mais aussi d’aliénation fondamentale des travailleurs : son analyse de la loi sur les vols de bois, imposée par la Diète rhénane en 1842, est le coup d’envoi de cette réflexion. On y voit naître la thématique de la réappropriation – réappropriation des richesses, mais aussi et surtout réappropriation de soi – qui relie ces dimensions, avant de prendre la forme d’un projet politique alternatif.
Mais de façon à première vue surprenante, au moment même où il se réclame du communisme, Marx dénonce dans les Manuscrits de 1844, le « communisme grossier » comme volonté unilatérale et obsessionnelle d’abolition de la propriété privée, restant de ce fait même assujetti à cette dernière. Ce communisme de première génération, d’ascendance babouviste, reste fondamentalement, aux yeux de Marx, un individualisme et un égoïsme, simple « généralisation et achèvement » de la propriété privée, qui « n’a pas encore saisi l’essence positive de la propriété privée », ni « la nature humaine du besoin »[6].
La prise en compte de cette « essence positive » laisse entrevoir une autre abolition, non pas négation simple, mais négation de la négation, qui prend en compte l’ensemble des rapports de l’homme à lui-même ainsi qu’à la nature, offrant « la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution »[7].
Une fois surmonté le caractère d’abord abstrait et philosophique d’une telle conception, le communisme ne peut être conçu comme la simple abolition de ce qui est, mais comme la reprise réellement critique de « toute la richesse du développement antérieur », comme la réélaboration des rapports sociaux existant à partir d’eux-mêmes. Cela vaut pour la propriété privée, dont Marx considère qu’elle ne doit pas simplement laisser place à la propriété commune, mais qu’elle doit être radicalement redéfinie.
À partir de 1845, Marx étudie son émergence et son rôle historiques concrets, dans l’Idéologie allemande puis dans toutes ses œuvres ultérieures, situant cette analyse au cœur de sa critique de l’économie politique. La question de la propriété est l’angle décisif en vue de comprendre la façon dont les producteurs directs se sont trouvés dépossédés de leurs propres moyens de production. Elle soulève la question politique du type de réappropriation, individuelle et collective, qu’il s’agit désormais d’envisager. Dans le Capital, Marx présente la définition communiste de la propriété comme « négation de la négation », précisant cette fois qu’il s’agit de rétablir de la « propriété personnelle »[8].
L’originalité de Marx consiste donc à déplacer la critique de la propriété privée sur le terrain de la production et du travail, comme lieu originaire de la dépossession de soi, que les rapports juridiques de propriété enregistrent et légitiment. Surmonter cette dépossession exigera de tout autres moyens que l’égalité de revenu et la propriété collective, négation simple de la propriété capitaliste, formes simplistes de la réappropriation précisément parce qu’elles ne prennent pas en compte la vraie nature de l’aliénation, sa transformation tendancielle de la force de travail en pure marchandise capitaliste. Les rapports de propriété sont l’instrument et la forme de la domination de classe, tout autre chose donc qu’une répartition inéquitable des richesses.
La propriété, question politique et stratégique
En vertu de cette analyse historique et dynamique des rapports sociaux, Marx en vient à concevoir la transformation des rapports de propriété non pas comme l’horizon lointain d’une collectivisation achevée, mais comme le ressort d’une mobilisation au présent, s’appuyant sur les besoins sociaux que le capitalisme tout à la fois engendre, dévoie et nie. En ce sens la question de la propriété telle que la pense Marx définit moins le communisme comme organisation sociale établie et bien définie que l’intervention communiste au sein même du capitalisme. Cette conception du communisme comme construction en acte de la mobilisation s’oppose à une définition de l’alternative coupée des médiations qui rendent possible son élaboration proprement politique : de ce point de vue, la réflexion marxienne sur la propriété présente bien une dimension politique et stratégique centrale.
Ainsi, les toutes dernières pages du Livre I du Capital affirment-elles que la centralisation croissante du capital s’accompagne de la montée de la « forme coopérative du procès de travail », « la centralisation des moyens de production et la socialisation du travail [atteignant] un point où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. On la fait sauter. L’heure de la propriété privée a sonné. » Et Marx ajoute, sur un mode tout aussi affirmatif : « la production capitaliste engendre à son tour, avec l’inéluctabilité d’un processus naturel sa propre négation. C’est la négation de la négation »[9].
La tonalité déterministe de ces lignes, son retour apparent à la philosophie hégélienne de l’histoire, vont inciter bien des lecteurs à les extraire d’une analyse en réalité bien plus complexe et profondément politique. Le texte dont elles sont extraites, rarement cité en entier, est en réalité entrelardé de considérations qui réinjectent les luttes de classes et la conscience qui les accompagne au sein de la transformation sociale. En effet, Marx précise aussitôt que, du côté du capital, la logique de monopole s’impose progressivement et mécaniquement, alors que du côté des ouvriers
« s’accroît le poids de la misère, de l’oppression, de la servitude, de la dégénérescence, de l’exploitation, mais aussi la colère d’une classe ouvrière en constante augmentation, formée, unifiée et organisée par le mécanisme même du procès de production capitaliste »[10].
Le communisme est donc, non un projet lointain et abstrait, mais ce qui caractérise au présent un certain type d’intervention politique et de mobilisation collective. En ce sens, le communisme vise avant tout l’élaboration consciente de ses propres présuppositions concrètes (c’est-à-dire de conditions historiques qu’il trouve déjà là et qu’il transforme à mesure) en même temps que l’élaboration d’une finalité en partie immanente au rétablissement de la « propriété individuelle fondée sur les conquêtes mêmes de l’ère capitaliste »[11]. Mais cette immanence n’a rien de la transformation automatique et immanente du capitalisme décrite par Negri.
Pour Marx, c’est précisément la nécessité de la conscience collective comme composante centrale de la lutte de classe, qui fait du communisme cet effort, sans précédent au cours de l’histoire humaine, en vue de parvenir à la maîtrise consciente par l’humanité de sa propre organisation sociale et de son rapport durable à la nature. Car la prise en compte du rapport des hommes à la nature, condition même de l’existence humaine, que Marx pense au travers de la notion de « métabolisme », est la grande innovation des années 1860. L’abolition de la propriété capitaliste a précisément pour enjeu l’organisation de rapports de production à la fois démocratiques et rationnels, rendant possible un métabolisme social et naturel soutenable.
Ainsi, au-delà de la question juridique de la propriété, la réappropriation se trouve élargie par Marx au-delà de la visée du rétablissement de la propriété individuelle, conçue comme droit d’accès garanti à des biens et à des services, en direction d’assurer les conditions de leur production, de leur reproduction et de leur contrôle collectif, mais aussi en vue du développement des capacités individuelles. Cette réappropriation est un moteur de la lutte de classe, dans sa dimension foncièrement anticapitaliste et elle est à organiser comme telle : la stratégie est intervention militante dans un contexte historique et politique toujours singulier.
Les producteurs associés ont à se réapproprier ce que, paradoxalement, ils n’ont en réalité jamais possédé, mais qui leur fait désormais manifestement défaut et dont la conquête est urgente : le contrôle collectif, démocratique, de leurs conditions de travail, de la production et de la répartition des richesses produites. Pour Marx, les rapports sociaux capitalistes imposent par la violence leur forme à une activité dont les résultats, mais aussi l’exercice se voient ainsi confisqués, cette dépossession fondamentale atteignant de plein fouet le sujet humain en tant que tel, dans son individualité, en même temps qu’elle détruit le métabolisme hommes-nature.
Une fois redéfinie l’ampleur de cette réappropriation, qui n’est pas le retour à un état premier, mais l’accomplissement de potentialités inédites, toute la difficulté est de la convertir en un objectif politique crédible et mobilisateur, placé au cœur d’une stratégie révolutionnaire se construisant à mesure. Ainsi, c’est bien au cœur du « laboratoire de la production » qu’il faut installer la question communiste : contre l’économie politique bourgeoise, Marx s’emploie à montrer que le travail est la substance de la valeur, mais que lui-même n’est pas valeur, la force de travail n’étant pas produite comme une marchandise, même si elle se trouve échangée comme telle.
Et c’est en ce point précis qu’exploitation et domination se nouent aux aspirations qu’elles écrasent. Elles forment une contradiction aussi profondément économique et sociale qu’individuelle et politique ou, plus exactement : politisante, c’est-à-dire condition de possibilité de la lutte, condition non suffisante, mais nécessaire. Car ce sont leurs capacités à la fois forgées et déniées, leur émancipation entrevue et confisquée, qui conduisent les producteurs à lutter pour la réduction de la journée de travail et de ce fait même contre le capitalisme en tant que tel.
Un communisme de la réappropriation
La question de la propriété telle que la conçoit Marx s’élargit ici à la question de l’émancipation et d’une réappropriation pensée comme rapport à soi, qui sont les ressorts de la mobilisation en même temps que ses buts. On est ici aux antipodes d’un programme de redistribution des richesses, qui serait extérieur et antérieur aux luttes sociales et à leurs acteurs autant que d’une montée irrésistible des formes de coopération à l’intérieur des rapports capitalistes d’exploitation.
Marx précisera cette analyse à l’occasion de la Commune de Paris, mais aussi dans les brouillons de sa lettre célèbre à Véra Zassoulitch de 1881, concernant la propriété foncière et l’organisation de la commune russe traditionnelle, l’obchtchina ou mir. Dans ces deux cas, et dans le droit fil de son analyse antérieure, c’est non pas la réalisation d’un programme social prédéfini qui l’intéresse, mais la construction de la mobilisation politique révolutionnaire et la façon dont elle peut se traduire dans des mesures sociales affrontant la logique capitaliste, enclenchant un processus de transformation révolutionnaire, nécessairement long et heurté.
Dans ces brouillons, hostile à toute simplification et à toute conception déductive de la stratégie, Marx n’épouse aucune des analyses des courants issus du populisme russe, qu’il s’agisse de la fétichisation des formes précapitalistes ou de l’apologie du stade capitaliste. Se gardant de prédire quoi que ce soit, il envisage que la commune rurale russe puisse, à certaines conditions, se « dégager de ses caractères primitifs » et « se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale », et cela tout en condamnant clairement son caractère patriarcal. Il précise :
« c’est justement grâce à la contemporanéité de la production capitaliste qu’elle s’en peut approprier tous les acquêts positifs et sans passer par ses péripéties terribles, affreuses. La Russie ne vit pas isolée du monde moderne ; elle n’est pas non plus la proie d’un conquérant étranger à l’instar des Indes Orientales »[12].
Il s’agit donc de faire évoluer la forme communale tout en la conservant, initiant son dépassement, au sens complexe du terme allemand d’Aufhebung qui penche ici davantage vers l’idée de « transformation » que vers celle d’« abolition ». Mais cette option est avant tout une hypothèse politique, subordonnée au déclenchement d’un processus révolutionnaire. Et, dans sa préface de 1882 pour l’édition russe du Manifeste, Marx ajoute une nouvelle condition, promise à une longue controverse, la conjonction entre révolution russe et révolution prolétarienne mondiale :
« si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que donc toutes deux se complètent, l’actuelle propriété commune du sol en Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste »[13].
Un tel raisonnement relève de la critique de l’économie politique en ce qu’elle est, précisément, politique : si l’on considère que la logique de fond qui a engendré le capitalisme est, non pas l’expansion du marché, mais « la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production », et plus précisément encore « l’expropriation des cultivateurs », et que le communisme vise la réappropriation par les individus de leurs propres forces sociales, alors des formes sociales antérieures à cette séparation et localement persistantes après elle peuvent offrir des points d’appui à une révolution tendanciellement mondiale, mais qui se construira dans des conditions nécessairement nationales.
Cette réflexion historique du Marx de la maturité sur les causes de la naissance du capitalisme et celles de sa possible disparition reste donc inséparable du projet révolutionnaire de son abolition et d’une réflexion stratégique sur les conditions concrètes permettant de l’envisager. Marx souligne qu’en tant que forme sociale fondée sur le partage et l’égalité, sur la propriété commune et la propriété individuelle-personnelle, la commune russe se distingue des communautés plus « archaïques » : le communisme marxien n’est pas un collectivisme, mais un certain type de socialisation des moyens de production.
Au plan stratégique, la question de la propriété reste donc cruciale à ses yeux, à condition de la considérer non comme forme strictement juridique, mais comme levier politique et comme gradient du développement individuel : une telle réflexion en termes de formes et de dynamiques contradictoires, enracinées dans des conditions toujours concrètes et impliquant la conscience croissante à mesure des acteurs de la transformation politique et sociale, conserve une grande actualité, à la condition de n’y chercher aucune recette toute prête. Aux yeux de Marx, c’est la volonté individuelle et collective de réappropriation qui est le moteur de toute révolution, sachant qu’il lui reste à se doter des formes politiques organisées de son émancipation. Au 21e siècle cette question reste à l’évidence devant nous, par-delà la perspective étroitement juridique des communs.
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Illustration : WorldTraveller101 / Wikimedia Commons.
Notes
[1] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, trad. fr. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000, p. 17.
[2] Ibid., p. 467.
[3] Ibid., p. 20.
[4] Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, trad. fr. E. Boyer, Paris, Gallimard, 2013, p. 209.
[5] Ibid., p. 210.
[6] Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. fr. E. Bottigelli, Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 87.
[7] Ibid., p. 86.
[8] Karl Marx, Le Capital, livre 1, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, 1993, p. 856.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 857.
[12] Karl Marx, Projet de réponse à Véra Zassoulitch, < https://www.marxists.org/francais/marx/works/1881/03/km18810300.htm >
[13] Karl Marx, Friedrich Engels, « Préface à l’édition russe de 1882 », Manifeste du parti communiste, trad. G. Cornillet, Editions sociales, Paris, 1986, p. 115.