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Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, Paris, Éditions Amsterdam, 2021.

Extrait de l’avant-propos

Au mois de juillet 2020 est paru, sur un site d’extrême droite nommé Riposte laïque, un appel au pogrom et à l’assassinat politique qui m’a interpellé. Le texte, inattaquable en justice parce que courageusement signé sous pseudonyme (Jean d’Acre) et publié sur un site domicilié en Suisse, appelait explicitement à « l’action directe » en vue de la « disparition définitive du sol français » des « allogènes », « immigrés », et autres « remplaçants » ; il appelait à le faire d’urgence, sous peine de subir un « génocide » des Blancs ; il appelait enfin à utiliser « tous les moyens », et notamment à faire couler « le sang des agresseurs, gauchistes, universitaires, minorités et autres malfaisants ». Si cette prose d’une violence extrême, mais aussi d’une extrême banalité dans ce genre de publications, a attiré mon attention, c’était pour une double raison : d’abord parce qu’elle me visait personnellement, et me désignait même comme cible, nommément, ensuite parce que le crime qui me valait cette condamnation à mort était une offense faite à « l’Histoire », à certaines de ses figures (l’esclavagiste Colbert, notamment) et enfin à des statues.

L’article de ce courageux anonyme réagissait en effet à une tribune publiée sur Bibliobs, et reprise dans ce livre[1], consacrée à la controverse sur les statues de Colbert, et plus largement sur les lieux de mémoire célébrant des esclavagistes ou des colonialistes. Mon parti pris en faveur du déboulonnage de ces statues était interprété comme une déclaration de guerre d’extermination contre « la France », justifiant donc l’autodéfense par « tous les moyens », y compris les plus sanglants :

« Par sa radicalité, Pierre Tevanian vient d’adresser une véritable déclaration de guerre aux Français habitants historiques de ce pays qu’il faut prendre comme telle. Il est l’agresseur. Comme le Français de souche est l’agressé, ce dernier est en légitime défense, tout lui est permis désormais. »

On ne saurait mieux illustrer la puissance des contentieux mémoriels : une violence symbolique contre des statues de pierre peut être vécue comme une menace physique radicale, extrême, mortelle, contre les vivants – et en tout cas elle peut justifier une réponse sur le terrain de la violence physique la plus déchaînée : « La France est maintenant en état de guerre avec des troupes ennemies localisées jusque dans les universités et dans les rédactions de certains journaux, avec au premier rang des assaillants à déboulonner ce philosophe.

« Ils ont toutefois oublié que la Marseillaise est encore avec nous, donc contre eux et leurs semblables, qui autorise tout citoyen qui se sait français jusqu’au fond de l’âme à lever son bras vengeur sans faille en cas d’attaque de l’ennemi sur son sol sacré. Tout patriote serait maintenant fondé à entrer en résistance, monsieur Tevanian et ses troupes ont déclaré leur intention de s’emparer du pays, puis probablement violer et égorger vos filles et vos compagnes et exécuter les mâles.

« Puisque Pierre Tevanian prend le parti de vouloir faire en France “de l’histoire à coup de marteau” en voulant réécrire l’Histoire, il serait logique de relever son défi en faisant de la migration–remigration à coups de marteau également puisque le pouvoir politique en est incapable. Il serait alors temps de déboulonner et démolir les figures ennemies de notre patrie en suivant au rasoir les préconisations et recommandations de Pierre Tevanian, ceci dans le cadre de la prévention du génocide du Blanc de France programmé tant qu’il en est encore temps.

« Il doit être dit que nous n’accepterons ni le sort des Arméniens, ni le sort des Juifs, les strophes “aux armes citoyens” et “leur sang impur abreuve nos sillons” doivent résonner dans toutes les villes et villages, le sang des agresseurs, gauchistes, universitaires, minorités et autres malfaisants. Puisque cette déclaration de guerre nous met en situation de réelle légitime défense, leur haine à notre encontre va obliger à faire sonner le tocsin de leur disparition définitive du sol de France. »

Que le sort d’une statue inanimée, qui n’est que le symbole d’une personne déjà morte, donc elle aussi inanimée, ayant vécu il y a plusieurs siècles, puisse être identifié purement et simplement à celui d’une nation vivante, et pris à cœur personnellement par des individus de chair et de sang, comme s’il en allait de leur propre survie, voilà qui nous montre la porosité extrême des frontières entre violence symbolique et violence physique, d’une part, entre passé et présent, d’autre part. Et ce qui vaut pour des fascistes vaut, cela va de soi, pour des démocrates, même si les fonctionnements ne sont pas les mêmes. Ce qui vaut pour les suprémacistes vaut également pour leurs victimes : les torts subis dans le passé ne passent pas avec le temps qui passe, mais se transforment en traumas, en rancœurs, en colères, en mille autres choses encore qui en font des torts toujours présents, actuels, réels et non « seulement symboliques ». Il faut se rendre à l’évidence : dominants comme dominé·e·s, nous vivons au passé en même temps qu’au présent, avec des morts comme avec des vivants. Le passé n’en finit pas de ne pas passer, et les morts s’invitent chez les vivants, pour le meilleur comme pour le pire.

C’est à plusieurs de ces allers–retours entre passé et présent qu’est consacré ce livre. Un célèbre humoriste qui multiplie les mauvaises blagues sur la Shoah ; des activistes qui le soutiennent en invoquant le passé colonial et esclavagiste ; des candidats à la présidentielle qui tiennent à faire connaître leur jugement sur le passé colonial de la France (« crime contre l’humanité » pour certains, « partage culturel » dont il faut être « fier » pour d’autres[2]) ; des sans–papiers ou des musulmans qui se comparent aux Juif·ve·s de l’entre–deux guerres pour alerter sur leur oppression, et des campagnes de presse qui se déchaînent contre de telles analogies ; des statues de Colbert déboulonnées, dégradées ou simplement contestées ; des ministres et des éditorialistes qui appellent sans cesse à « retrouver » un âge d’or républicain, laïque, scolaire, qui se situerait il y a plus d’un siècle : ce sont toutes ces « guerres des mémoires », et quelques autres qui ont scandé la dernière décennie, que racontent les treize chapitres de ce livre – avec un souci constant : penser leur légitimité politique. Il ne s’agit pas de « politiser la question mémorielle », ni de « l’articuler à la question sociale », mais de la penser plus simplement, directement, littéralement, comme une question en elle–même sociale et politique, à part entière et de longue date.

Les politiques de la mémoire n’ont en effet rien d’une mode récente, quoi que puissent dire et répéter nombre d’observateurs, désolés la plupart du temps. Mémoire et politique n’ont attendu ni les « lois mémorielles » sur l’esclavage ou le génocide des Arménien·ne·s, ni le célèbre discours de Jacques Chirac sur la rafle du Vel d’Hiv, et pas davantage les réflexions de Pierre Nora, Paul Ricœur ou Eric Hobsbawm, ni auparavant celles de Nietzsche ou de Maurice Halbwachs[3], pour entretenir des relations étroites et permanentes. On peut même dire en un sens qu’il n’y a pas de mémoire sans politique, ni de politique sans mémoire. Il n’est en effet pas de mémoire qui ne soit prise d’emblée dans le politique, pour la simple raison qu’une mémoire est toujours singulière et que les singularités sont toutes, fût–ce à leur corps défendant, prises dans des rapports de pouvoir – nommés par exemple racisme, sexisme ou lutte de classe – qui convertissent les différences en inégalités, et suscitent par là–même de la résistance, de la révolte, de la conflictualité. Pour le dire autrement, si l’on admet que se souvenir, et donner forme sensible à son souvenir, est un besoin humain élémentaire et vital, et si l’on admet par ailleurs que toute communauté se fonde et se maintient en bonne partie par la production et la diffusion d’une mémoire commune, si l’on admet enfin que l’histoire de toute société n’est que l’histoire des luttes de classes, il -s’ensuit que lesdites luttes de classes prennent nécessairement la forme, entre mille autres formes, d’une lutte des mémoires. Moyennant quoi, même lorsqu’une mémoire ne se donne pas expressément un fondement, une vocation ou une dimension politique, c’est de toute façon la politique qui vient à elle, par exemple en l’étouffant et en lui imposant d’avoir à se battre pour simplement exister.

Quant à la réciproque, elle est plus évidente encore : on peut dire sans exagérer qu’au–delà des questions politiques spécifiques dont au sens strict l’enjeu est mémoriel, c’est toute politique qui est mémorielle. Il n’y a de politique que « de la mémoire », au sens où toute politique est le produit d’une mémoire : il n’est pas de politique qui ne soit enracinée dans le souvenir – plus ou moins fidèle, plus ou moins réécrit – d’un épisode passé. Les guerres d’aujourd’hui sont faites des rancœurs d’hier – aussi bien les guerres militaires que la guerre civile ou que les divers avatars de ce qu’on nomme la guerre sociale. Si toute revendication politique vise par définition des temps à venir, plus ou moins proches, où elle doit obtenir satisfaction, elle s’enracine pourtant, avant tout, dans un passé, heureux ou malheureux : des torts à réparer, ou un âge d’or à faire revivre. Soit la mémoire du pire, qui génère la révolte et le « plus jamais ça », soit celle du meilleur, qui – comme a pu le formuler Nietzsche – suscite le vœu de « l’éternel retour[4] », et constitue la matière première de tous les idéaux et de toutes les utopies. Il en va en somme des rêves diurnes de la politique comme des rêves nocturnes, tels que Freud les a analysés : ils font signe vers l’avenir, mais tirent leur puissance d’une expérience passée, qu’ils font « revenir » sous une forme transfigurée, voire inversée, afin d’actualiser des possibles qui ne l’ont pas été, ou pas assez[5]. Pour parler comme Ernst Bloch, c’est dans des nostalgies et des ressentiments que se manifestent, se forment et se transforment la « conscience anti-cipante » et le « principe -espérance » :

« Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles–mêmes, de l’avenir non advenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à bien devient visible dans l’avenir[6]. »

Notes

[1]. Voir infra, chap. 10.

[2]. Il s’agit, respectivement, de Philippe Poutou et de François Fillon – le candidat Macron ayant soutenu, pour sa part, les deux thèses « en même temps » – ou plus précisément : à quelques jours d’intervalle.

[3]. P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, nouv. éd., Paris, Gallimard, 1997 ; Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2003 ; E. Hobsbawm et T. Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, trad. fr. Ch. Vivier, Paris, Amsterdam, 2006 ; Friedrich Nietzsche, Seconde considération intempestive. De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, trad. fr. H. Albert, Paris, Garnier–Flammarion, 1998 ; Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire et La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1994 et 1997.

[4]. Sur l’éternel retour chez Nietzsche, voir Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1989 ; Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 2005. Sur l’enracinement de l’idéal dans l’anamnèse des meilleurs moments passés, voir Friedrich Nietzsche, Schopenhauer éducateur, trad. fr. H. Albert, Wikisource, § 1. Sur le lien entre offense, ressentiment, révolte et mémoire, voir Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, trad. fr. I. Hildenbrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, 1985.

[5]. Voir Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Le Seuil, 2010.

[6]. Ernst Bloch, Le Principe espérance, trad. fr. F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, t. I. Voir aussi, du même auteur, L’Esprit de l’utopie, trad. fr. A.-M. Lang et C. Piron–Audard, Paris, Gallimard, 1977.

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