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Le texte que nous republions est parmi les plus connus et traduits de Rossana Rossanda[1]. Il porte avec une intensité exceptionnelle la marque de son époque et l’acuité intellectuelle et politique de son autrice. Son écriture et sa parution (octobre 1969) est contemporaine à la fois du début du processus d’exclusion du groupe des animateurs d’Il Manifesto (l’exclusion elle-même fut prononcée en novembre) et de ce que l’on a appelé « l’automne chaud » italien, à savoir le point le plus haut atteint par la lutte ouvrière et populaire non seulement en Italie mais sans doute en Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale.

Les germes de cet « automne chaud » se trouvent dans le « mai rampant » au cours des trois années qui l’ont précédé et qui a entraîné dans une dynamique de mobilisation prolongée et ascendante la jeunesse lycéenne et, surtout, étudiante, ainsi que la classe ouvrière. La spécificité du mai italien, par rapport en particulier au 68 français, se trouve dans son étendue spatiale et temporelle et dans des formes beaucoup plus avancées de « rencontre » entre les secteurs ouvriers et étudiants. De là naît une dynamique de radicalisation explosive, qui bouscule l’ensemble des cadres établis (syndicaux et partidaires) dans lesquels se mène la lutte de classes[2].

Dans la continuité de l’intérêt que porte la gauche « ingraïenne » du Parti Communiste Italien aux mouvements sociaux, mais libéré des contraintes imposées par un débat strictement interne, Il Manifesto suit avec une extrême attention le cours impétueux des mobilisations. Dans un texte paru dans le premier numéro de la revue (juin 1969), intitulé avec prescience « Vers l’automne chaud »[3], Lucio Magri, la principale plume avec Rossanda, constate que « la classe ouvrière en est venue à poser presque spontanément le problème du pouvoir et du contrôle sur l’organisation du travail et la production », mettant ainsi « progressivement à jour… la valeur politique de la lutte »[4].

En même temps, tirant les leçons de l’échec du mai français, il met en garde contre les illusions de l’imminence d’une offensive révolutionnaire et souligne les limites dans l’action autonome de la classe ouvrière – limites que l’« automne chaud » imminent allait toutefois déplacer significativement en créant des structures durables de démocratie ouvrière et de jonction avec d’autres secteurs sociaux mobilisés (assemblées ouvrier.e.s-étudiant.e.s, comités de base, puis conseils ouvriers articulés aux structures syndicales). Refusant de céder au spontanéisme, Magri souligne la nécessité d’aboutir à ces « changements substantiels dans les rapports de pouvoir, politiques et sociaux » qui permettront à la classe ouvrière d’atteindre « un plus haut niveau de conscience et d’unité, un ensemble d’alliances où elle construira des formes d’organisation adéquates à l’affrontement »[5].

Le texte de Rossanda, écrit alors que la puissance des grèves ouvrières touche à son point d’incandescence, prolonge cette réflexion sur le plan théorique, en abordant la question du parti et son développement dans la tradition marxiste. Elle argumente de façon précise contre le « léninisme », ou du moins contre le léninisme codifié par la 3e Internationale et le modèle partidaire qu’elle imposa au mouvement communiste, et pour un retour à la conception du parti comme médiation immanente et expressive de la classe qui était celle de Marx, et que développèrent Rosa Luxemburg et le Gramsci « conseilliste » de l’Ordine Nuovo (1919-1921).

Seule une telle conception est en mesure, selon Rossanda, de restituer à la classe sa force subjective et de relancer une dialectique productive entre celle-ci et les institutions dont elle s’est dotée au cours de sa lutte. Le retour à Marx suggéré par le titre de l’article ne peut donc se comprendre comme un retour à une mythique origine mais comme l’effort continu d’intégration de l’expérience historique du mouvement ouvrier dans une théorie révolutionnaire elle-même contrainte à un nouveau commencement.

Dans sa conclusion, Rossanda résume ainsi sa méthode, qui ne fut pas seulement une démarche intellectuelle mais la pratique concrète, et même une « conduite de vie », à laquelle elle-même et le collectif militant d’Il Manifesto se sont astreints lors de ce point haut de la pensée-action révolutionnaire du 20e siècle :

« la seule théorie qui ait quelque sens est celle qui se forme à l’intérieur d’une praxis, d’un travail de l’histoire —, aucune solution ne peut lui être apportée si l’on ne part pas d’une analyse attentive des différentes contradictions de classe au sein de la société avancée, des formes concrètes de lutte, des besoins qu’aujourd’hui la crise du capitalisme préfigure. Nous voulons dire, en somme, qu’une théorie de l’organisation est étroitement liée à une hypothèse de la révolution et ne peut en être séparée ».

Stathis Kouvélakis.

Paris, octobre 2020.

***

On a souvent affirmé que l’on chercherait en vain chez Marx une théorie de la classe ou du Parti. C’est vrai ; à cela près que le problème de la classe est présent dans l’ensemble de ses analyses avec une épaisseur et une richesse qui permettent de reconstruire la théorie qu’elles impliquent tandis qu’il en va tout autrement pour le Parti. Non certes que le problème de « l’organisation » de la classe ait été ignoré par Marx. Il se le pose dès qu’il perd ses illusions — immédiatement après la Sainte Famille et l’Idéologie allemande — quant à l’efficacité d’une action exclusivement intellectuelle, séparée de l’action politique concrète à l’intérieur de la classe ouvrière[6] ; et il y réfléchit entre 1845 et 1848 lors de son passage dans les sociétés secrètes, de son travail dans les associations ouvrières allemandes et de sa rencontre avec le communiste utopiste Weitling. Aucun de ces contacts — exception faite, peut-être, des liens d’estime et parfois d’action de Marx avec Blanqui — ne fut marqué par une « adhésion » : Marx avait déjà une position théorique qui le séparait radicalement des sociétés secrètes aux programmes fumeux et qui le mit en opposition immédiate avec Weitling. La question, en fait, était pratique : il fallait chercher les ouvriers là où ils étaient, et le fait que les sociétés secrètes et leurs conspirations tendaient, durant ces années, à prendre un caractère prolétarien, ce fait était beaucoup plus important, pour Marx, qu’une querelle idéologique avec elles. Lorsque, en 1847, la Ligue des justes se dissout et devient la Ligue des communistes, Marx est chargé d’en préparer le Manifeste : tous les anciens thèmes, dus à Weitling, s’en trouvent éliminés. Il importe, en effet, à Marx — et cela explique la nature du Manifeste, qui dépasse l’objet qui lui avait été assigné — de rendre le prolétariat allemand immédiatement conscient non seulement de la possibilité, mais de la nécessité de son rôle historique — ce qui suppose évidemment le passage d’une conscience minoritaire et d’une activité clandestine à l’organisation au grand jour, ouverte à tous, aussi large que possible. L’accent est mis sur l’action, générale et organisée : ce n’est pas par hasard que la vieille devise de la Ligue des communistes, « Tous les hommes sont frères », devient : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».

Mais ce qui sépare Marx de Lénine (lequel, loin de compléter l’ébauche de Marx, s’est orienté dans une direction différente), c’est que l’organisation n’est jamais considérée par Marx que comme un moment essentiellement pratique, un instrument flexible et changeant, une expression du sujet réel de la révolution, le prolétariat. L’organisation l’exprime, elle ne le précède pas ; encore moins en prévoit-elle les objectifs et les actions. Ce qui avait éloigné Marx des conspirations, ce n’était pas seulement leur caractère restreint et secret, mais leur conviction qu’elles avaient de pouvoir diriger elles-mêmes le processus révolutionnaire pour le compte du prolétariat. « On comprend — écrit-il savoureusement — que ces conspirateurs ne se contentent pas d’organiser le prolétariat révolutionnaire. Leur occupation consiste à anticiper le développement du processus révolutionnaire, à le pousser à dessein vers la crise, à faire la révolution sur-le-champ, sans que les conditions de la révolution soient réalisées. L’unique condition est que l’insurrection soit suffisamment organisée. Ce sont les alchimistes de la révolution, et ils partagent avec les anciens alchimistes la confusion des idées. Obsédés par leurs anticipations, ils n’ont d’autre but que le prochain renversement du gouvernement existant et méprisent profondément l’activité de caractère plus théorique, qui consiste à expliquer aux travailleurs leurs intérêts de classe. Dans la mesure où le prolétariat de Paris avançait directement au premier plan comme parti, ces conspirateurs perdirent de leur influence ». Et Marx conclut : « L’histoire de la bombe de 1847 [ . . . ] dispersa finalement les plus opiniâtres et les plus récalcitrants des vieux conspirateurs et jeta leurs sections d’alors tout droit dans le mouvement prolétarien » [7]. C’est nous qui soulignons : entre prolétariat et parti du prolétariat, la relation est directe, les termes sont presque interchangeables : car entre l’être de la classe et son être politique, il n’y a qu’une différence pratique, en ce sens que le second est la forme contingente du premier. Marx, de plus, est convaincu que le prolétariat n’a pas besoin d’un mode spécifique et autonome d’organisation et d’expression, car il crée et détruit au fur et à mesure ses formes politiques, simples expressions pratiques, plus ou moins adéquates, d’une conscience qui ne fait qu’un avec la position objective au sein du rapport de production et avec la lutte. C’est ainsi qu’Engels pouvait écrire, en conclusion de sa Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes : « Aujourd’hui le prolétariat allemand n’a plus besoin d’organisation officielle, ni publique, ni secrète ; la liaison simple et allant de soi [sich von selbst verstehende] de camarades de classe partageant la même opinion, suffit, sans statuts, ni comité directeur, ni résolutions ou autres formes tangibles à ébranler tout le Reich allemand […]. Le mouvement international du prolétariat européen et américain est à présent devenu si puissant que non seulement sa première forme étroite — la Ligue secrète — mais même sa seconde forme, infiniment plus vaste et publique, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), lui est devenue une entrave ; et que le simple sentiment de solidarité, fondé sur la compréhension de l’identité de la situation de classe, est suffisant pour créer et maintenir entre les travailleurs de tous les pays et de toutes les langues, un seul et même grand parti du prolétariat »[8]. Ces propos sont de 1885. Mais les implications — bien plus riches que dans le texte d’Engels — qui sont à l’origine de ce mode d’auto-expression du prolétariat, sont sensibles surtout dans les textes où Marx décrit le déroulement de la lutte de classe. Qu’on se rappelle le célèbre passage du 18 Brumaire : « Mais la révolution va jusqu’ au fond des choses. Elle en est encore à traverser le purgatoire. Elle travaille avec méthode… D’abord elle a élaboré à la perfection le pouvoir parlementaire, pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce résultat, elle porte à la perfection le pouvoir exécutif, elle le réduit à son expression la plus pure, elle l’isole, le met devant elle comme l’obstacle unique, pour concentrer sur lui toutes ses forces de destruction. Et lorsque la révolution aura mené à terme cette seconde moitié de son travail préparatoire l’Europe bondira sur ses pieds et criera : Bien creusé, vieille taupe ! ».

 

Le modèle de la Commune

La révolution, dans ce contexte, n’est rien d’autre que le produit, tout à la fois d’une situation matérielle (l’affrontement des classes), de sa traduction politique (la crise des institutions au pouvoir) et de la formation d’une conscience. Cette idée de la révolution ne permet ni une interprétation de type mécaniste et évolutionniste, puisque la révolution a son moteur dans la violence irrépressible du prolétariat, ni l’assimilation de la révolution à un projet subjectif, à un dessein préexistant aux processus matériels en cours, à une conscience de l’histoire et de la classe antérieure à l’histoire et à la classe, et extérieure, séparée d’elles. La distinction que Marx établit entre être social et conscience établit également le lien profond entre ces deux moments. Dans le 18 Brumaire, c’est ce lien — qui n’a rien d’idyllique, mais est lui-même un laborieux enfantement du mouvement — qui explique comment, contrairement aux « éphémères » révolutions bourgeoises, « les révolutions prolétariennes… du XIXe siècle se critiquent continuellement elles-mêmes, interrompent à chaque instant leur propre cours ; reviennent sur ce qui semblait chose accomplie pour recommencer derechef, se moquent, impitoyablement et sans tolérer de demi-mesures, des faiblesses et des misères de leurs premières tentatives, semblent ne vouloir abattre leur adversaire que pour que celui-ci tire delà terre de nouvelles forces et se dresse de nouveau devant elles plus terrible encore, se replient continuellement, épouvantées par l’immensité de leurs tâches, jusqu’à ce que surgisse la situation qui rend impossible tout retour en arrière et que les circonstances mêmes crient : « Hic Rhodus, hic salta ! ». L’accent semble ici placé avec encore plus de force sur l’objectivité de l’affrontement qui pousse et force la conscience (« Hic Rhodus, hic salta ! ») et la volonté subjective de la classe, laquelle participe encore de l’inertie de ce qui est, bien qu’elle soit le moteur principal des changements futurs. Chez Marx, la fusion entre être social et conscience (question qui, nous le, verrons, sera à la base de la théorie léniniste du Parti) passe de toute évidence par la praxis. En d’autres termes, à la question de savoir « comment » la classe devient consciente de son être social objectif, la réponse est : « Par la pratique, dans le fait de lutter. » Lelio Basso[9] note avec acuité que la clé de cette question se trouve dans les Thèses sur Feuerbach, en particulier dans la troisième thèse : la conscience n’est pas le produit d’un « savoir », mais d’un « être en mouvement », d’un rapport actif avec la nature ou avec la société. Produite par le capitalisme, la classe ouvrière en reçoit sa conformation et ses dimensions, et, en même temps, sa condition d’aliénation ; c’est sa situation réelle qui l’amène à le nier. La lutte des classes a donc ses racines matérielles dans le mécanisme même du système ; et la révolution — c’est-à-dire le processus destiné à le dépasser — est une activité sociale qui forge, au fur et à mesure, les formes politiques dont la classe a besoin et qui en constituent l’organisation : le Parti. C’est pourquoi, chez Marx, si Parti et prolétariat apparaissent parfois interchangeables, c’est seulement dans le sens où le premier est la forme politique du second, où il en constitue le mode d’être transitoire — participant des imperfections historiques des institutions politiques concrètes — tandis que le prolétariat reste le sujet historique permanent, enraciné dans la matérialité du mécanisme capitaliste, les pieds sur la terre de la dialectique hégélienne renversée. Ce n’est pas par hasard qu’il est destiné à briser et à submerger les modes traditionnels de l’expression politique, y compris les siens propres, pour autant qu’ils sont autre chose que la gestion sociale immédiate ; et il y parvient, en fait, par cette unique forme de révolution et de société révolutionnaire que Marx ait illustrée : la Commune de 1871. En elle, la violence prolétarienne avait brisé non seulement le pouvoir bourgeois, mais ses structures (Lénine en déduira que le pouvoir prolétarien ne peut se servir de l’appareil de l’Etat bourgeois, mais doit le briser) ; la démocratie directe apparut donc non comme une forme primaire, mais comme la forme spécifique du pouvoir prolétarien. Dans le modèle de la Commune, révolution et société révolutionnaire préfiguraient donc non seulement le dépérissement de l’État, mais plus profondément la disparition progressive de la dimension politique comme dimension séparée de (et opposée à) l’être social, recomposé dans son unité. Pas plus que le prolétariat en lutte ne produit d’institution distincte de son être immédiat, pas plus il ne produit son état propre, distinct de l’être immédiat de la nouvelle société. Si donc on ne trouve pas chez Marx de théorie du Parti, c’est parce que, dans sa théorie de la révolution, il n’en existe ni la nécessité, ni la place.

 

L’horizon de Lénine

La question et la théorie du parti révolutionnaire ne surgissent qu’avec Lénine. Leur naissance porte une marque historique : l’époque tire à sa fin où Marx et Engels pouvaient prévoir une conflagration révolutionnaire relativement proche au cœur de l’Europe et une nouvelle phase s’ouvre dans laquelle la révolution semble avoir besoin d’une forte impulsion subjective qui, en quelque sorte, forceraitl’Histoire. Au tournant du siècle, l’horizon de Lénine est délimité par deux grands faits : tout d’abord, le capitalisme est entré dans la phase impérialiste, et sa crise se révèle plus complexe que prévu. La concentration monopoliste atteint des proportions gigantesques, cependant que les contradictions les plus explosives se déplacent : « Les formes, la succession, la physionomie de certaines crises s’étaient modifiées; mais les crises demeuraient partie intégrante inéluctable du régime capitaliste »[10]. La thèse sur l’inévitable effondrement du capitalisme survivra longtemps encore dans l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier ; mais Lénine déjà, tout au long de sa vie, dut faire face à une résistance accrue du système et à une initiative de la classe ouvrière bien inférieure à ce qu’on pouvait prévoir durant cette première grande phase révolutionnairequi alla de 1848 à la Commune de Paris[11].

De 1872 à 1904, c’est, au contraire, la longue phase « pacifique par l’absence de révolutions »[12] : phase qui se termine, par ce qui « sembl[e] un paradoxe »[13], avec la révolution de 1905 et avec le grand réveil asiatique. Le caractère excentrique de cette nouvelle poussée révolutionnaire ne tient pas à l’atténuation des contradictions de classe dans la citadelle du capitalisme ; il tient plutôt à ce que l’on nommerait aujourd’hui les mécanismes « d’intégration », en tête desquels la grande poussée révisionniste du bernsteinisme et l’opportunisme de l’Internationale qui ira jusqu’à la trahison de 1914.

D’où deux grandes questions qui marqueront les révolutions du XXe siècle et qui seront caractéristiques du léninisme :

1. Le système capitaliste et impérialiste a été mis en déroute dans des régions qui, selon le schéma marxien, n’étaient pas « mûres » pour le communisme. Les implications « théoriques » de ce fait furent, dans une certaine mesure, désamorcées par la thèse selon laquelle les pays « retardataires » doivent obligatoirement passer par l’étape de la révolution démocratique avant de parvenir à la révolution socialiste. Cette thèse prévalut jusqu’au moment où, dans les années cinquante, les communistes chinois et certains courants révolutionnaires du Tiers monde proposèrent la théorie des « zones de tempête révolutionnaire ». Qu’il suffise, à propos d’un problème aussi complexe, de souligner que ces mouvements ou ces révolutions n’eurent pas toujours le prolétariat pour protagoniste.

2. Dans ce contexte, le problème de l’organisation politique ne se pose plus en termes de formation spontanée, dans le feu de l’affrontement, d’une avant-garde de la classe. L’affrontement doit être préparé : plus la société manque de maturité, plus il importe qu’une avant-garde provoque le télescopage entre conditions objectives, intolérabilité de l’exploitation et explosion du conflit, en donnant à l’exploité et à l’opprimé la conscience de sa condition réelle, en l’arrachant à l’ignorance et à la résignation, en lui indiquant la possibilité d’une révolte, une méthode et une stratégie, en en faisant un révolutionnaire. Une avant-garde de cette nature peut être extérieure à la masse qu’elle est appelée à former ; c’est en tant qu’avant-garde externe qu’elle a appris, pour ensuite la transmettre, la pédagogie de la lutte. Ainsi, le parti révolutionnaire est, paradoxalement, porteur de l’analyse et de l’idéal de Marx et étranger au processus lutte-conscience tel que Marx l’avait ébauché. C’est toujours à travers cette forme d’organisation que s’est exprimée l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier, sous peine de devoir renvoyer la révolution au moment hypothétique où les conditions seraient « mûres » ; même en Europe, où pourtant les conditions objectives cadraient mieux avec l’hypothèse de Marx, la crise de la social-démocratie et l’incapacité d’opposer à celle-ci un modèle non léniniste — seuls Gramsci et Rosa Luxemburg s’y essayèrent — rendirent impossible la fidélité pratique au modèle marxien.

 

« Que faire ?»

A cette conception du Parti, Lénine a donné un fondement théorique dans Que faire ? Il est impossible de lire ce texte sans tenir compte de la polémique contre l’évolutionnisme et l’économisme, contre les travestissements idéologiques de l’opportunisme de la Deuxième Internationale : mais il est également impossible de ne pas voir combien ce texte, qui se veut pourtant une stricte exégèse marxienne, constitue en fait une révision radicale du rapport classe-parti, classe-conscience de classe. Sur ce point, on le sait, Lénine jugea « profondément justes » les idées de Kautsky, lequel polémiquait contre ceux pour qui le « développement économique et lutte de classe ne créent pas seulement les conditions de la production socialiste, mais engendrent aussi directement la conscience de sa nécessité… La conscience socialiste serait, en conséquence, le résultat nécessaire, direct, de la lutte de classe prolétarienne. Et cela est complètement faux. Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de classe du prolétariat ; autant que cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la misère masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors (von aussen hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwüchsig). (…) la tâche de la social-démocratie est d’introduire dans le prolétariat (…) la conscience de sa situation et la conscience de sa mission  »[14]. L’on sait que Lénine surenchérit sur ce point de vue, en ajoutant que la lutte ouvrière par elle-même ne peut jamais aller au-delà de la simple revendication économique (en vertu de quoi la spontanéité dont se réclamait la Rabotchaia Mysl ne constituait pas autre chose que l’alibi idéologique, d’un choix objectivement trade-unioniste, non révolutionnaire) et serait donc, par nature, incapable de saisir les liens entre condition d’exploitation et structure politique de l’État bourgeois, liens qui expliquent également les contradictions politiques entre l’autocratie et les autres couches.

L’objectif de Lénine est, à l’époque, de dégager la social-démocratie de « l’économisme », de lancer le prolétariat dans la lutte contre l’autocratie, de créer un instrument d’organisation approprié. Il ne s’enlise donc pas dans une discussion philosophique, mais se borne à dénoncer et à illustrer l’insurmontable péché originel de l’instinct de classe, en fournissant au passage une reconstruction curieusement idéaliste de la naissance du marxisme en tant que produit de la culture et de rien d’autre[15]. Il en résulte une soudaine coupure entre l’être social matériel (la classe, le prolétariat) et la lutte politique pour le socialisme (projet exprimé par la culture, théorie généreuse de l’émancipation de l’homme dans les temps modernes) ; d’où la justification de l’avant- garde, porteuse du projet politique, séparée de la classe et extérieure à elle. La dialectique marxienne, où le sujet est le prolétariat et l’objet la société produite par le rapport de production capitaliste, se déplace vers une dialectique entre classe et avant-garde, ou la première a l’opacité d’une « donnée objective », la seconde, le Parti étant le sujet, siège de « l’initiative révolutionnaire ».

Quelles que soient les conséquences politiques de cette façon de poser le problème, son caractère idéaliste est évident. S’il est vrai qu’il faut se garder d’une interprétation « mécaniste » de la pensée de Marx, il reste à voir comment on peut se vouloir marxiste et soutenir que la conscience a une origine autre que l’être social « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais au contraire leur être social qui détermine la conscience »[16] — ; et si le passage de l’être à la conscience dans le prolétariat présente une difficulté théorique, ce problème devient franchement insoluble si, au risque de retomber dans l’hégélianisme, on fait dériver la conscience de la conscience, — pis : si l’on ne craint pas de faire de la conscience du prolétariat un produit de la conscience des intellectuels miraculeusement dégagés de leur être social et abstraits de leur classe.

 

La tentative de Rosa Luxemburg

La tentative théorique et politique de Rosa Luxemburg vise, elle aussi, à résoudre le problème posé par le retard révolutionnaire du prolétariat européen par rapport aux prévisions de Marx ; mais la solution, cette fois, est recherchée selon la conception marxienne de la conscience de classe et non selon la thèse léninienne sur l’avant-garde externe. Ce qui valut à Rosa Luxemburg d’être accusée de « spontanéisme », forme idéologique non de l’opportunisme (comme dans le cas de la droite économiste russe), mais de l’« aventurisme de gauche ». En réalité, Rosa Luxemburg ne soutint à aucun moment que les masses pouvaient se passer d’une avant-garde organisée qui, pour elle, s’identifiait au Parti ; encore que celui-ci ne tirât pas sa nécessité de l’absence d’une dimension politique de la lutte ouvrière en tant que telle, mais de l’atomisation objective des luttes, que seule une stratégie unifiante pouvait surmonter. Ce sont, en somme, les besoins directement politiques de la classe qui en exigent l’unification stratégique. Rosa Luxemburg nie résolument que la théorie de la lutte de classe puisse naître indépendamment de celle-ci : « La lutte de classes du prolétariat est plus ancienne que la social-démocratie ; c’est un produit élémentaire de la société de classes qui se déchaîne avec l’avènement du capitalisme en Europe. Ce n’est pas la socialdémocratie qui a poussé le prolétariat moderne à la lutte de classes, c’est au contraire le prolétariat qui a suscité la socialdémocratie afin qu’elle coordonne la lutte des fractions diverses, dans l’espace et dans le temps, de la lutte de classes et qu’elle fasse prendre conscience à tous du but à atteindre. »[17]. « L’histoire de toutes les révolutions précédentes nous montre que les larges mouvements populaires, loin d’être un produit arbitraire et conscient des soi-disant « chefs » ou des « partis », comme se le figurent le policier et l’historien bourgeois officiel, sont plutôt des phénomènes sociaux élémentaires, produits par une force naturelle ayant sa source dans le caractère de classe de la société moderne. Le développement de la social-démocratie n’a rien changé à cet état de choses, et son rôle ne consiste d’ailleurs pas à prescrire des lois à l’évolution historique de la lutte de classes, mais, au contraire, à se mettre au service de ces lois, à les plier ainsi sous sa volonté. »[18]. Le lien profond entre spontanéité et organisation réside donc dans les lois du développement historique de la lutte de classe, c’est-à-dire dans sa base matérielle — laquelle ne peut être assimilée à la conscience de soi immédiate de la masse (qui, « comme Thalassa la mer éternelle, [la psyché des masses renferme toujours en elle toutes les possibilités latentes…. La masse est toujours ce qu’elle doit être, selon les circonstances, et elle est toujours sur le point de devenir tout à fait autre de ce qu’elle paraît »[19] ) , ni considérée comme un pur produit de la culture, de cette « idéologie du socialisme », indépendante du développement historique matériel que Lénine opposait, dans Que faire ?, à « l’idéologie bourgeoise».

La position de Rosa Luxemburg fut condamnée par l’Internationale en un moment où elle avait déjà été condamnée par l’échec de la révolution allemande et européenne, c’est-à-dire de la seule révolution par rapport à laquelle elle était historiquement plausible. Cette condamnation fut lourde de conséquences organisationnelles, car la théorie enveloppe toujours un noyau pratique : la question de la direction. Quand, en effet, le sujet se trouve reporté à l’intérieur de la classe (quelle que soit la complexité de la dialectique entre être et conscience), l’organisation politique, le Parti, en apparaît comme le simple instrument, toujours justiciable d’une vérification : quand, en revanche, le sujet s’incarne dans l’avant-garde politique externe, celle-ci porte en soi un principe de légitimité et d’autorégulation et elle demande à la classe de s’y soumettre. Lénine eut une conscience extrêmement nette de ce problème et de fait — une fois gagnée la bataille contre la droite et créé le parti révolutionnaire — sa conception initiale de la « conscience induite » se trouva contredite par la thèse « tout le pouvoir aux soviets », expression directe de la classe douée de toute évidence de conscience au point de pouvoir diriger la nouvelle société. Nous disons « contredite » non seulement parce que, dans la pratique, le rapport soviets-parti trouva un bref et fragile équilibre, mais parce que celui-ci révèle, chez Lénine, un saut entre la théorie de la prise du pouvoir et la théorie de la révolution, en ce sens que la première aurait pour sujet l’avant-garde politique, la seconde la classe. La différence des contextes explique le caractère partiel des positions, montre la complexité de rapport entre la classe et son organisation, et la rapidité avec laquelle l’accent se déplace de l’une vers l’autre dans le déroulement historique concret.

 

L’itinéraire de Gramsci

Dans la pensée de Gramsci, la polarité est évidente. Tout le Gramsci des « conseils de fabrique », soviétiste, antijacobin, a un accent luxemburguien, au point qu’il voit dans le réseau des conseils, siège de l’autogouvernement des producteurs, l’organisation politique dans son intégralité, la réalité italienne de l’Internationale communiste[20]. Cette position-limite doit sans doute être restituée dans le débat au sein du Parti socialiste ; mais il est certain que l’expérience turinoise de Gramsci est toute fondée sur l’hypothèse de la croissance de la classe comme sujet politique direct, le Parti — comme cela est affirmé dans le fameux passage sur la révolution russe — n’étant qu’un repère idéologique, un centre d’élaboration cohérente, une avant-garde intellectuelle et morale, un instrument, mais non le seul, de l’expression politique. Celle-ci n’a pas besoin de médiations ; déjà se forme dans les conseils, dans la prise de conscience par elle-même je la classe comme alternative révolutionnaire, une nouvelle société in fieri [en devenir]. Dix ans après, dans les notes sur Machiavel, l’accent se déplace : il se porte sur l’avant-garde, le prince, seul à même d’interpréter la réalité en libérant les potentialités encore imprécises. Sans son intervention, la réalité ne parvient pas à prendre forme, à devenir reconnaissable. L’autonomie du moment politique, qui est précisément la « découverte » de Machiavel, quand elle est acceptée comme un principe valant également pour le parti révolutionnaire, détache explicitement celui-ci de sa base matérielle et bloque (dans un sens inverse à celui de la « démocratie directe ») la dialectique entre classe et conscience. Il n’est donc pas étonnant que Gramsci ait été exploité aussi bien par les partisans de la ligne des conseils ouvriers, qui réapparut après 1956, que par ceux qui cherchaient chez lui une justification théorique de la suprématie non seulement du Parti, mais des groupes dirigeants[21]. La vérité de Gramsci est dans son itinéraire, écho théorique de la crise des révolutions des années vingt, réflexion sur la complexité du rapport entre spontanéité et organisation dans la tourmente d’une histoire concrète, dans une période où l’échec du mouvement semble ne laisser d’autre espoir que la référence internationale à l’Union soviétique et le maintien à tout prix d’une avant-garde, même restreinte, dans chaque pays. Mais cette vérité se trouve aussi dans la conscience toujours vive qu’avait Gramsci de la complexité du tissu social et de ses formes d’expression, de la nécessité, par conséquent, pour n’importe quelle organisation — qu’elle soit « directe » ou « verticale » — de se présenter comme la synthèse d’un processus comportant nombre de niveaux et de médiations.

C’est une vérité qui ne lève pas l’opposition politique entre, les deux conceptions, mais les colore d’une préoccupation commune au point que — même s’il n’a pas été frappé d’anathème comme Rosa Luxemburg — Gramsci reste toujours suspect d’hérésie dans le mouvement communiste.

Celui-ci, après Lénine, ne discutera plus la question du rapport parti-classe, sinon d’une façon extrêmement partielle et indirecte, pour exhorter à « une meilleure liaison du Parti avec les masses ». La question est donc ramenée à celle du rapport démocratique, de la fonctionnalité de l’avant-garde et de ses canaux de communication, du degré de réceptivité. Dans ses secteurs les plus avancés, comme dans le Parti communiste italien, le mouvement communiste, s’inspirant de Gramsci, est devenu une institution complexe et riche de possibilités, non seulement dans sa vie intérieure mais aussi par l’interprétation de la réalité nationale qu’offre un instrument politique de mieux en mieux ajusté. Pourtant, l’effort, ici encore, porte uniquement sur la fonctionnalité de l’instrument, de l’institution, et rien de plus.

Même le dramatique débat sur le stalinisme dans les sociétés socialistes d’Europe ne dépasse en général pas ce niveau purement politique. C’est pourquoi, là où le débat a lieu, il oscille entre le sectarisme et la déviation de droite ; la défense d’un monolithisme de fait ou la proposition d’un pluripartisme, même à l’intérieur de la société socialiste. Un seul pays socialiste, la Chine, a déplacé au cours de sa révolution — et surtout de la tumultueuse « révolution culturelle » — les termes théoriques de la question parti-masse en préconisant le recours permanent à la masse, la référence permanente à l’objectivité non seulement de ses besoins, mais de ses formes les plus immédiates de conscience (« le paysan pauvre », le plus déshérité, devenant l’axe de la construction du mouvement partout où arrivent l’Armée rouge et ses propagandistes) : c’est à ces critères que doit se mesurer la justesse du processus politique et que doit se subordonner l’organisation. Toutefois, cette insistance sur la matérialité de la condition est elle-même garantie par le caractère charismatique de la « pensée juste » de Mao, levain de la prise de conscience, garante du processus subjectif. Cette dualité renferme une tension explosive qui, de temps à autre, fait voler en éclats les formes concrètes de l’organisation politique ou de l’administration de l’Etat, mais pour en reproduire aussitôt une autre, tout aussi rigidement centralisée, avec ses formes spécifiques et extérieures à la masse. Plus que d’une dialectique, nous croyons qu’il convient de parler d’une antinomie non résolue, maintenue vivante comme système pratique, empirique, de correction réciproque ; peut-être s’agit-il du seul système qui, dans une situation d’immaturité des forces productives et, en partie, sociales, permette au rapport classe-parti de ne pas se figer en une structure hiérarchisée à laquelle le porterait l’immensité des problèmes à résoudre. La question théorique reste ainsi non résolue ; mais du moins reste-t-elle posée et vivante en Chine, alors que dans les autres sociétés socialistes elle s’est figée dans le ressassement d’un schéma léniniste revu et appauvri par l’expérience stalinienne.

La discussion est restée ouverte, dans des groupes marginaux seulement, jusqu’à ces dernières années. Mais là où elle a été menée — en Italie dans le débat sur les conseils[22], en France dans la polémique contre Sartre ouverte en 1952 par Merleau-Ponty et Claude Lefort, puis poursuivie dans la revue Socialisme ou Barbarie —, elle a fait apparaître une insuffisance fondamentale. Cette insuffisance était bien moins théorique que politique : car c’est la dimension politique qui donne leur force aux argumentations théoriques de Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, Gramsci. Ces discussions sur la théorie du Parti ont toujours eu, en Europe, depuis les années vingt, une marque de « gauche » ; elles ont toujours renvoyé à la constatation du retard du mouvement révolutionnaire en Occident. Mais toutes aussi ont cherché la solution dans le « retour aux sources », marxiennes ou gramsciennes, pour retrouver un rapport « pur », à l’intérieur du mécanisme d’exploitation, entre la classe et son expression politique.

Toutes les positions qui, contre l’appauvrissement des forces institutionnelles du Parti ou du syndicat, affirmaient durant cette période la priorité de la classe comme sujet politique (qu’elles acceptassent ou niassent la nécessité d’une organisation) ont prêté le flanc à la critique que Lénine adressait à « l’économisme » de son temps : elles réduisaient la classe ou le rapport d’exploitation à la relation capital-travail et faisaient bon marché de toutes les implications politiques, nationales et internationales de la lutte de classe, implications que savaient assumer, au contraire, les organisations institutionnalisées de la classe ouvrière. Une relecture du débat sur les conseils ouvriers révèle le manque d’historicité, la fragmentation de la proposition politique, un côté curieusement « insurrectionnel » là où il aurait fallu retrouver Marx dans son intégralité. On constatait ainsi qu’il était impossible de définir une position de classe cohérente à moins d’embrasser l’organisation totale du capital comme système total des rapports sociaux. Ainsi, dans la discussion de Socialisme ou Barbarie, ce n’est pas un hasard si Lefort qui pourtant critiquait, avec quelques bonnes raisons, la réduction par Sartre de la classe au Parti — trouve sans importance que la classe ouvrière française manifeste ou non contre le général Ridgway : cela n’était pas son affaire. Le fait que le mouvement ouvrier du XXe siècle se soit exprimé soit par la social-démocratie, soit par le léninisme (ou sa version stalinienne) ; l’existence de l’Union soviétique et les rapports de force que cela entraîne à l’échelle mondiale ; la répétition de révolutions ou de crises révolutionnaires dans des régions « retardataires » où la révolution, quand elle ne s’organise pas dans des partis communistes, se donne des structures plus centralisées et hiérarchisées encore (toujours justifiées par l’immaturité objective et par la prégnance subjective de la révolution) — tout cela est laissé de côté et condamne ce débat à une fondamentale stérilité.

Le mouvement communiste, en comparaison, a la partie belle : il lui suffit de rappeler son insertion effective dans l’histoire réelle. Il est vrai qu’il a souvent eu tendance à en tirer sa justification et à se dispenser de tout réexamen critique ; il est vrai aussi que l’institution — une institution faite du militantisme et du sacrifice de milliers d’hommes, devenue la protagoniste du XXe siècle — est souvent tentée de prendre pour but sa propre conservation, plutôt que de vérifier, de façon permanente, la justesse de sa ligne politique. Mais au langage des faits, et quand ceux-ci prennent une telle dimension, seuls les faits peuvent répondre. Sur le terrain pratique et théorique, la nature des partis communistes ne pouvait être mise en question par une réflexion sur la classe, et encore moins par une réflexion viciée par les insuffisances que nous avons indiquées. Elle ne peut être mise en question que par un changement profond des rapports réels, qui soudain pose à l’avant-garde le problème de savoir non pas si elle est en règle avec la théorie, mais si elle est, oui ou non, à la hauteur des potentialités du mouvement, si elle le précède ou si elle le suit. Élaboré dans la première moitié du XXe siècle comme instrument d’une révolution située en marge du capitalisme avancé, le schéma léniniste du rapport entre Parti et classe ne revient sur le tapis que pour autant que l’on se pose à nouveau le problème de la révolution dans les sociétés avancées.

La solution, ou du moins l’hypothèse de travail que nous retenons, ressort de la conversation avec Sartre reproduite ci-après. Elle demande une recherche collective et une discussion avec l’ensemble du mouvement ; ce n’est pas un hasard si on la retrouve à tous les niveaux, tant à l’intérieur des partis communistes, là où ceux-ci sont le plus ouverts et réceptifs à l’inquiétude provoquée par l’apparition de nouvelles formes de lutte, que dans les groupes qui, formés au cours de ces dernières années, ont rapidement dépassé une vision élémentaire de la spontanéité.

Nous voulons, en conclusion, souligner encore deux points : le premier, c’est que si la question classe-parti n’a de valeur théorique qu’à condition d’être politiquement mûre — ce qui est une autre façon de dire que la seule théorie qui ait quelque sens est celle qui se forme à l’intérieur d’une praxis, d’un travail de l’histoire —, aucune solution ne peut lui être apportée si l’on ne part pas d’une analyse attentive des différentes contradictions de classe au sein de la société avancée, des formes concrètes de lutte, des besoins qu’aujourd’hui la crise du capitalisme préfigure. Nous voulons dire, en somme, qu’une théorie de l’organisation est étroitement liée à une hypothèse de la révolution et ne peut en être séparée. Le second point, c’est que la tension qui s’exerce sur les institutions historiques de la classe, partis et syndicats, ne vient pas seulement de leurs limites subjectives. Elle vient de l’accroissement d’une dimension politique toujours plus étroitement liée à l’être social, toujours plus jalousement interne à sa prise de conscience, toujours moins délégable. En somme, la distance entre avant-garde et classe, qui fut à l’origine du parti de Lénine, se rétrécit à vue d’œil : l’hypothèse de Marx revit dans les mouvements de mai en France, dans les soubresauts qui parcourent les sociétés et qui tendent à échapper à l’encadrement, si élastique et attentif soit-il, d’une formation purement politique. C’est de cette constatation que peut maintenant repartir le Problème de l’organisation. De Marx, nous sommes en train de revenir à Marx.

 

Photo d’illustration : De gauche à droite : Lucio Magri, Rossana Rossanda, Eliseo Milani et Luciana Castellina dans une réunion de rédaction d’Il Manifesto.

 

Notes

[1] Cet article de Rossana Rossanda est paru en France, de même que l’entretien avec Sartre qui lui fait suite, dans les Temps modernes, n° 282, janvier 1970. L’entretien de Sartre avec Rossana Rossanda a été d’abord publié sous le titre « Classe e partito. Il rischio della spontaneità, la logica dell’istituzione », dans Il Manifesto, n° 4, septembre 1969, puis repris sous le titre « Masses, spontanéité, parti » dans Situations VIII. Autour de 68, Paris, Gallimard, 1972, p. 262-290. Il est disponible en ligne sur le site de nos camarades d’Acta. Outre cette première traduction française dans les Temps modernes, citons une version anglaise : « Class and Party », Socialist Register, 1970, p. 217-231 ; et une version espagnole, qui inclut également l’entretien de Rossanda et Magri avec Sartre : De Marx a Marx. Masas, espontaneidad, partido, Barcelone, Anagrama, 1975.

[2] Pour une analyse d’ensemble des luttes ouvrières de la période, la principale référence dans la bibliographie française reste l’ouvrage de Dominique Grisoni et Hugues Portelli, Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Paris, Aubier-Montaigne, 1976. Cf. également l’ouvrage injustement méconnu d’Yves Benot, L’autre Italie (1968-1976). Problèmes de la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1977 ainsi que, pour une analyse du point de vue de l’« autonomie », la sixième partie (« 1969 : l’automne chaud », p. 271-332) de l’ouvrage collectif dirigé par Nanni Balestrini et Primo Moroni, La horde d’or. Italie 1968-1977, Paris, Editions de l’éclat, 2017. Pour une synthèse de qualité en langue anglaise cf. Robert Lumley, States of Emergency: Cultures of Revolt in Italy from 1968 to 1978, Londres, Verso, 1990, 3e Partie : « The Workers Movement », p. 167-270.

[3] Lucio Magri, « Vers l’automne chaud », in Il Manifesto. Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne, Paris, Seuil, 1971, p. 87-99.

[4] Ibid., p. 92-93.

[5] Ibid., p. 93 et 94.

[6]          « Nous n’avions nulle intention de confier à de gros volumes ces nouveaux résultats scientifiques pour les souffler à l’oreille du seul monde ‘savant’. Au contraire. Tous deux, nous étions engagés dans le mouvement politique (…) », écrira par la suite Engels en se référant à cette période (Friedrich Engels, Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes [1885], in Karl Marx, Œuvres, t. IV, Politique, Paris, Gallimard / La Pléiade, 1994, p. 1112).

[7] Karl Marx, « Compte-rendu des ouvrages Les Conspirateurs, par Auguste Chenu, et La naissance de la République en février 1848, par Lucien de la Hodde », Neue Rheinische Zeitung. Politisch-Ökonomische Revue [1850], in Karl Marx, Œuvres, t. IV, La Pléiade, op. cit., p. 364.

[8] Friedrich Engels, Contribution à l’histoire de la Ligue des communistes, op. cit., p. 1122 [traduction modifiée].

[9] Cf. l’introduction de Lelio Basso aux Ecrits politiques de Rosa Luxemburg, Editori Riuniti, 1967, p. 107.

[10] Lénine, « Marxisme et Révisionnisme » [1908], Œuvres complètes, t. 15, disponible sur

marxists.org/francais/lenin/works/1908/04/vil19080403.htm.

[11] Cf. Lénine, « Les Destinées historiques de la doctrine de Karl Marx » [1913], Œuvres complètes, t. 18, disponible sur marxists.org/francais/lenin/works/1913/03/vil19130301.htm.

[12] Ibid.

[13] Cf. Lénine, « L’Europe arriérée et l’Asie avancée », Œuvres complètes [1913], t. 19, disponible sur marxists.org/francais/lenin/works/1913/05/vil19130518.htm.

[14]          Ce passage de Kautsky est cité in extenso, avec une note de Lénine dans Que faire ? [1902], Œuvres complètes, t. 5, chap. II. b. « Le culte du spontané. La Rabotchaïa Mysl », disponible sur marxists.org/francais/lenin/works/1902/02/19020200h.htm.

[15]          « En Russie également, la doctrine théorique de la social-démocratie naquit de façon tout à fait indépendante du développement spontané du mouvement ; elle naquit comme résultat naturel et inévitable du développement de la pensée chez les intellectuels socialistes révolutionnaires. » Ibid. C’est nous qui soulignons.

[16] Karl Marx, « Préface » à la Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Editions sociales, 1977, p. 3.

[17]          Rosa Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (brochure de Junius) [1915], chap. « La fin de la lutte de classes », disponible sur marxists.org/francais/luxembur/junius/rljff.html.

[18]          Rosa Luxemburg, Réponse au camarade Emile Vandervelde [1902], disponible sur marxists.org/francais/luxembur/works/1902/rl19020514.htm.

[19]          Lettre à Malhilde Wurm, 16 février 1917, in Rosa la vie. Lettres de Rosa Luxemburg, Paris, Les Editions de l’Atelier/Les Editions Ouvrières, 2009, p. 103.

[20]          Sur ce point, voir surtout les textes de l’Ordine Nuovo, Einaudi, 1954. Sur la nature de la révolution, voir en particulier « Le parti et la révolution » [27 décembre 1919], p. 67-68 [traduction française : Antonio Gramsci, Ecrits politiques, t. 1. 1914-1920, Paris, Gallimard, 1974, [p. 293-298].

[21]        Voir surtout l’article d’Alessandro Natta et Giancarlo Pajetta dans le n° 5-6 de Critica Marxista de 1963, p. 113, où la responsabilité primaire » du groupe dirigeant est déduite de la thèse de Gramsci (Notes sur Machiavel) d’une différence dans la participation politique (« l’élément diffus, fait d’hommes communs, moyens… l’élément de cohésion…, un groupe de capitaines, énergiques, d’accord entre eux… un élément moyen qui articule le premier avec le second élément »).

[22] L’élaboration la plus intéressante est celle de Raniero Panzieri et Lucio Libertini, en 1958 et 1959, sous le titre « Tesi sul controllo operaio » et « Tesi sul partito di classe » [textes repris dans l’ouvrage Il dibattito sul controllo operaio. Rivista Mondo Operaio (dicembre 1957-marzo 1959, Textes introduits par Matteo Gaddi et Luigi Vinci, Milan, Punto Rosso, 2019].

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