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Le 25 octobre 2021, les militaires soudanais, dirigés par le général Abdel Fattah al-Burhan, ont arrêté les membres du gouvernement de transition et déclaré l’état d’urgence, initiant un coup d’État qui vise à réaffirmer leur domination sur le pays. Depuis lors, protestations de masse et grèves générales se sont succédées, des millions de personnes refusant le retour à la normale sous un régime militaire. Elles manifestent leur refus en érigeant des barricades, en s’organisant en comités de résistance, et en relançant la révolution soudanaise bloquée de 2018-19, dans des conditions d’une suspension quasi-totale de l’accès à internet.

Ces semaines de bataille intense entre la rue et l’armée font suite à deux années d’impasse contre-révolutionnaire – depuis que les représentants du soulèvement de 2018-2019 (qui a mis fin au règne de trente ans d’Omar el-Béchir) ont conclu, fin 2019, un fragile accord de partage du pouvoir avec l’armée. Il s’agissait d’une concession dangereuse qui a mis un terme au processus révolutionnaire et a préparé le terrain pour qu’un retour au pouvoir militaire devienne pratiquement inévitable. L’équilibre des forces apparait aujourd’hui indécis, avec, d’un côté, les militaires qui font face à de niveaux élevés de résistance et, de l’autre, une révolution qui n’est pas encore en mesure d’instaurer le gouvernement civil demandé par le peuple soudanais.

Dans ce texte, l’écrivain et universitaire soudanais Magdi El Gizouli, membre du Rift Valley Institute et auteur du blog stillsudan.blogspot.com analyse le contexte historique qui débouche moment actuel. Il décrit le Soudan d’aujourd’hui comme l’aboutissement d’une riche et longue histoire de lutte anti-impérialiste, ouvrière et d’opposition aux régimes successifs, combinée à une économie politique particulière créée en grande partie par les conditions de l’impérialisme.

Shireen Akram-Boshar

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L’aide étrangère, le coton et les syndicats dans le Soudan des années 1950

Certains qualifient ce qui s’est passé le 25 octobre de « tentative de coup d’État ». Mais il faut appeler un chat un chat. Il s’agissait (et il s’agit toujours) d’un coup d’État militaire, et non d’une « tentative » de coup d’État. L’une des raisons de cette confusion est probablement qu’il s’agit d’un coup d’État conçu et exécuté par les dirigeants de l’armée – en alliance avec leurs pairs dans le domaine civil : des diplômés universitaires et des cadres – plutôt que par une cohorte d’officiers petit-bourgeois mécontents, opérant au mépris de la hiérarchie. À cet égard, il relève de la première de ces deux catégories de coups d’État dans l’histoire moderne du Soudan, à savoir le coup initié par le commandant en chef de l’armée.

Pour bien comprendre ces développements, nous devons cependant faire un détour historique. Un parallèle apparaît ici avec le coup d’État de novembre 1958 du général Ibrahim Abboud, qui a pris le pouvoir à un moment de fracture au sein du bloc dirigeant. Abboud a été en fait invité par le premier ministre de l’époque, Abdallah Khalil, lui-même ancien officier, à prendre le pouvoir, à faire taire les partis politiques qui se chamaillaient et à imposer une direction unique au bloc dirigeant.

Abdallah Khalil avait lui-même pris le pouvoir en juin 1956, après l’effondrement du premier gouvernement du Soudan indépendant dirigé par Ismail Al-Azhari. À l’époque, les recettes budgétaires dépendaient d’un seul produit d’exportation, le coton, cultivé dans le vaste projet de Gezira, propriété de l’État, situé entre les deux branches du Nil. Les revenus du coton étaient menacés par le mouvement de plus en plus radical des métayers de Gezira, qui réclamaient une plus grande part des bénéfices et une refonte des relations de production. Un syndicat des métayers de Gezira voit le jour en 1953 avec l’aide du Front anti-impérialiste, d’orientation communiste, qui deviendra par la suite le Parti communiste soudanais. Des milliers de paysans de Gezira marchent jusqu’à la capitale Khartoum en décembre 1953 et occupent une place centrale de la ville pour exiger la reconnaissance de leur nouveau syndicat par le gouvernement autonome transitoire, encore placé sous le joug colonial britannique – une forme prémonitoire de mouvement Occupy dans ce Soudan lointain et poussiéreux.

L’étincelle radicale a jailli à Jouda, près de Kosti, sur le Nil blanc, en janvier 1956, quelques semaines après les célébrations de l’indépendance du Soudan. Les agriculteurs de la région du Nil blanc ont suivi l’exemple de syndicalisation des paysans de Gezira et formé leur propre syndicat au milieu de l’année 1955. Les travailleurs du coton du projet privé d’irrigation de Jouda se mirent en grève pour protester contre les retards dans la livraison de leurs maigres parts du produit du coton. Inquiet, l’État indépendant répondit par la violence meurtrière au défi lancé par les ouvriers en grève, qui menaçaient, par leur audace, de bouleverser le système d’exploitation sur lequel reposait l’existence même de cet État. Plus de 300 paysans ont été abattus dans les champs ou sont morts dans des cellules de détention surpeuplées et mal ventilées.

Les exportations de coton du Soudan ont été compromises par la fermeture du canal de Suez – une conséquence de la guerre tripartite britannique-française-israélienne menée contre l’Égypte après l’annonce de la nationalisation du canal par Nasser et qui a conduit à sa fermeture au trafic maritime d’octobre 1956 à mars 1957. Le Soudan produisit 441 000 balles de coton pendant la saison 1955-56, soit une augmentation de 9 % par rapport à la saison précédente. Les exportations se sont élevées à 559 000 balles en raison du report des stocks de la saison 1954-55, mais les expéditions vers l’Europe ont été interrompues à cause de la fermeture du canal. L’année 1957 a donc connu une forte baisse des recettes de l’exportation. Le prix du coton est passé de 0,77 $ (US) la livre en mars 1957, avant que la nouvelle récolte ne soit mise en vente, à 0,30 $ la livre en février 1959. Le volume des exportations chuta de 50 % en 1957 et la récolte de 1958 fut la plus faible jamais enregistrée.

Cela s’est immédiatement traduit par une crise budgétaire. Au cours des deux années 1957-58, le Soudan a enregistré un déficit commercial de 27,4 millions de livres soudanaises et un déficit de la balance courante de 34,3 millions de livres soudanaises. Une partie de la réponse à ces crises d’Abdallah Khalil a consisté à orienter fermement la politique étrangère du Soudan vers l’Occident capitaliste, y compris par des ouvertures à l’égard d’Israël. Khalil contacta le gouvernement américain en février 1957 pour demander une aide économique et un équipement militaire. Le Front anti-impérialiste communiste du Soudan, à l’extérieur du Parlement, et le Parti national unioniste (NUP), l’opposition parlementaire, lancèrent une campagne intense contre l’aide américaine proposée. Khalil finit par céder et demander aux dirigeants militaires de prendre les choses en main. Le premier ministre s’est ainsi félicité du coup d’État de novembre 1958, qui mit fin à la brève période parlementaire, et déclaré que si les dirigeants de l’armée n’étaient pas intervenus, le Soudan aurait été annexé par l’Égypte de Nasser.

Le général Ibrahim Abboud et sa junte mirent en œuvre le plan d’Abdallah Khalil pour obtenir l’aide américaine et négocient avec l’Égypte de Nasser une compensation financière pour la submersion des terres du saillant de Wadi Halfa par les eaux du lac du barrage d’Assouan. Grâce à ces apports, le Soudan a enregistré un excédent net de la balance des paiements de 22,5 millions de livres soudanaises sur la période 1959-62. La junte est parvenue à augmenter la production de coton par la répression de la main-d’œuvre et l’expansion horizontale du projet d’irrigation de Gezira – l’extension sud-ouest de Managil fut inaugurée en 1962 – faisant passer les exportations de 44,7 millions de livres soudanaises pendant l’année de crise 1958 à 68 millions en 1959, 64 millions en 1960, 61,3 millions de livres soudanaises en 1961 et 79,7 millions en 1962.

Les militaires sont ainsi constamment intervenus pour passer outre les conflits entre factions au sein du bloc dirigeant et pour protéger leurs intérêts pendant les périodes de restrictions budgétaires et de radicalisation populaire. Ces périodes se caractérisent par une exploitation accrue à l’intérieur du pays, associée à une politique étrangère extravertie, axée sur la gestion à court terme des problèmes budgétaires.

Le général Abdel Fattah Al-Burhan pourrait bien avoir en tête le précédent d’Abboud. Dans ses déclarations du 25 octobre, il a affirmé qu’il avait offert au premier ministre de transition Abdallah Hamdok l’opportunité de travailler avec lui et de faciliter une consolidation plus douce du nouveau pouvoir. Il était toutefois parfaitement conscient de l’existence d’un autre coup d’État initié par le chef de l’armée dans l’histoire moderne du Soudan, le coup d’État de palais du 6 avril 1985 par lequel le général Abd Al-Rahman Siwar Al-Dahab a renversé le général Gafaar Nimeiry, au pouvoir depuis 1969. Al-Burhan a mentionné ce précédent comme modèle pour poursuivre la « démocratisation ». Siwar Al-Dahab était le ministre de la défense de Nimeiry. Il a pourtant renversé une dictature qui a duré 16 ans, au plus fort du soulèvement populaire de mars-avril 1985, et s’est présenté comme président d’un conseil militaire de transition. Siwar Al-Dahab a supervisé une brève période de transition d’un an et a finalement remis le pouvoir au gouvernement élu du premier ministre Sadiq Al-Mahdi.

Au cours de cette brève transition, le conseil militaire dirigé par Al-Dahab a tout fait pour faire barrage aux demandes radicales du soulèvement populaire, notamment la recherche d’un règlement négocié de la guerre civile au Sud-Soudan, le rejet des mesures d’austérité imposées par le régime de Nimeiry, la dissolution de l’appareil de sécurité et des poursuites à l’encontre des piliers du régime. Mais Al-Dahab est entré dans les livres d’histoire comme un officier de l’armée bienveillant qui s’est rangé du côté de la volonté du peuple. Il a réussi à protéger les dirigeants du Front national islamique (FNI), auparavant alliés à Nimeiry, de la colère des acteurs du soulèvement de mars/avril. Par la suite, Al-Dahab est devenu, en 1987, président de l’Organisation de l’appel islamique, une branche humanitaire du FNI, tournée vers le prosélytisme, et a joué un rôle important dans la préparation du coup d’État du 30 juin 1989, orchestré par le FNI, qui a porté Omar Al-Bashir au pouvoir.

 

 

Les coups d’Etat comme restaurations contre-révolutionnaires

Le coup d’État de Siwar Al-Dahab a accordé aux militaires un droit de veto sur le processus décisionnel de la période de transition et a mis des freins considérables à l’élan déclenché par le soulèvement populaire de mars-avril de 1985. Un scénario similaire s’est déroulé en 2019. Les dirigeants militaires ont écarté Omar Al-Bashir le 11 avril 2019 sous la pression du mouvement de protestation dans le but de s’assurer un droit de veto sur la transition post-Bashir. Le coup d’État du 25 octobre d’Al-Burhan est la concrétisation du coup d’État du 11 avril 2019, partiellement bloqué, réalisé par les dirigeants du complexe militaro-sécuritaire qui s’est formé sous le régime d’Al-Bashir. Il aura fallu deux ans de cohabitation entre l’armée et la coalition des Forces de la liberté et du changement (FFC) pour en préciser la forme.

Cet intermède fut le moment défensif de l’armée à l’égard du vaste mouvement révolutionnaire de 2018-19, jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de passer à l’offensive. En ce sens, le coup d’État du 25 octobre peut être qualifié de restauration. L’intermède a néanmoins été bénéfique du point de vue du bloc dirigeant. S’exprimant le jour du coup d’État, le général Al-Burhan a fait l’éloge du premier ministre Hamdok et s’est félicité des réalisations de leur partenariat. Al-Burhan a cité les « réformes économiques » menées par le gouvernement de Hamdok, un ensemble de mesures d’austérité sévères prescrites par le Fonds Monétaire International qui comprenait l’abolition des subventions aux carburants, la réduction sévère des subventions pour le blé, l’électricité et les médicaments, l’abolition des taux de change multiples pour le dollar américain et le flottement de la monnaie soudanaise.

En outre, le gouvernement de Hamdok est parvenu à normaliser les relations avec les États-Unis. Washington a rayé le Soudan de sa liste des États soutenant le terrorisme et a levé les sanctions à long terme en contrepartie de la réorientation de la politique étrangère du Soudan vers un alignement sur les régimes soutenus par les États-Unis au Moyen-Orient. Les militaires ont posé les fondements de ce pacte lorsqu’Al-Burhan a rencontré le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu en février 2020, initiant la normalisation des relations entre Khartoum et Tel-Aviv qui a abouti à la signature par le Soudan des accords d’Abraham parrainés par les États-Unis en janvier 2021. En contrepartie, les États-Unis ont fourni au Soudan une aide financière dont il avait un besoin urgent, un programme d’allégement de la dette dans le cadre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE), ainsi que des livraisons de blé pour nourrir les villes en manque de pain.

Lorsque Al-Bashir s’était lancé dans les mêmes mesures d’austérité que celles mises en place par le gouvernement de transition, il s’était heurté à une forte résistance dans les villes. En septembre 2013, il a demandé à la milice des Forces de soutien rapide (FSR) de tirer sur les manifestants dans les rues de Khartoum, puis de nouveau en 2018-19, lorsque le complexe militaro-sécuritaire-milicien a fini par le lâcher. De même, Al-Bashir a tenté de régler les choses avec les États-Unis, d’abord en offrant les services de ses forces de sécurité à la CIA, puis en mettant fin à ses liens avec l’Iran au profit d’une alliance avec l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis. Dans le but de satisfaire ses nouveaux créanciers, Al-Bashir a envoyé des troupes de l’armée du FSR au Yémen pour participer à une guerre aux côtés de l’Arabie saoudite. Les hauts responsables du Parti du Congrès National au pouvoir sous Al-Bashir ont même flirté avec l’idée de normaliser les liens avec Israël. Les tentatives d’Al-Bashir ne l’ont pourtant pas sauvé. L’autocrate vieillissant n’a pas pu se débarrasser du bagage du Mouvement islamique, et il a eu du mal à se dégager de son statut de paria. Malgré tous ses efforts, il n’a pas pu se transformer en un allié fiable dans le dispositif de sécurité régionale aligné sur les États-Unis.

Al-Burhan a également mentionné parmi les réalisations de Hamdok l’« Accord de Juba pour la paix au Soudan », une série d’accords sur le partage des richesses et du pouvoir signés en août 2020 entre le gouvernement et les principaux mouvements rebelles du Darfour : le Mouvement pour la Justice et l’Egalité, dirigé par Jibreel Ibrahim, et l’Armée/Mouvement de libération du Soudan, dirigé par Minni Minawi, ainsi qu’une faction de l’Armée/Mouvement de Libération du Peuple Soudanais (SPLA/M) dans le nord du Soudan, dirigée par Malik Agar et Yasir Arman, et plusieurs factions plus petites, dont une milice parrainée par l’armée. Ces membres du cabinet de Hamdok et les politiciens du FFC ont joué un rôle crucial dans la conclusion de ces accords. Al-Bashir avait déjà conclu et rompu plusieurs accords avec les mêmes groupes rebelles mais un processus de paix crédible était peu probable sous son autorité.

 

L’économie politique du gouvernement de transition

La période de transition a commencé par un pacte faustien entre les dirigeants du complexe militaro-sécuritaire soudanais et les politiciens du FFC, l’alliance de partis politiques et d’associations professionnelles qui a été propulsée au premier plan par l’élan révolutionnaire du mouvement de 2018-19. Les accords de Juba ont introduit une troisième partie à ce qui était initialement conçu comme un arrangement bilatéral. On pourrait dire que le coup d’État d’Al-Burhan a remplacé les politiciens du FFC par les partenaires des accords de Juba. L’animosité entre les deux parties, les politiciens du FFC et les anciens rebelles, s’était longuement manifestée dans les rues de Khartoum avant le coup d’État sous la forme de rassemblements et de contre-rassemblements, et dans la presse écrite et en ligne sous la forme d’une confrontation médiatique acrimonieuse.

La fracture fondamentale entre les politiciens du FFC et les chefs rebelles recoupe dans une large mesure les lignes de division habituelles au Soudan : la périphérie contre le centre, les zones rurales contre les zones urbaines, les arabophones des berges du Nil contre les « gharaba » (soudanais de l’ouest), Khartoum contre le reste du pays. En effet, les politiciens du FFC et les chefs rebelles appartiennent à deux réseaux sociaux et politiques distincts et concurrents. Le premier couvre le monde social de Khartoum, cosmopolite et universitaire, et de la diaspora anglophone, dotée de diplômes universitaires et d’expérience sur le marché du travail international, tandis que le second s’étend dans l’arrière-pays soudanais ravagé par le conflit, où les armes sont devenues des moyens de production.

La base matérielle de la contradiction dialectique entre le Soudan urbain et le Soudan rural peut être mieux comprise à partir des registres des exportations et des importations du Soudan. Un coup d’œil rapide à la balance du commerce extérieur permettrait de clarifier une grande partie de la mystification idéologique concernant la « période de transition » et le « partenariat civil-militaire » applaudi par les puissances mondiales. Au cours des six premiers mois de 2021, la valeur des exportations totales du Soudan s’élevait à 2,5 milliards de dollars US, contre une facture d’importation de 4,1 milliards de dollars US. Ce déficit béant est une caractéristique permanente de l’économie soudanaise dans la plus grande partie de son histoire récente. Il a été partiellement comblé pendant le boom pétrolier qui a duré une dizaine d’années, de 1998 à 2011. Mais avec la sécession du Sud-Soudan en 2011, le gouvernement soudanais a perdu 75 % de ses recettes en devises.

Aujourd’hui, pour acquérir des devises et financer ses importations, le Soudan dépend d’un ensemble de produits primaires destinés à l’exportation. Entre janvier et juin 2021, il a exporté de l’arachide pour une valeur de 406 millions de dollars US, du bétail pour une valeur de 319 millions de dollars US, du sésame pour une valeur de 301 millions de dollars US, de l’or pour une valeur de 1 milliard de dollars US et du coton pour une valeur qui ne dépasse pas les 92 millions de dollars US.

La plus grande partie de l’arachide et du sésame sont cultivés dans le secteur traditionnel pluvial de l’économie qui occupe la plus grande partie des agriculteurs dans les plaines des régions occidentales du Kordofan et du Darfour. Le bétail est également concentré au Kordofan et au Darfour, sous la garde des populations pastorales transhumantes. La commercialisation de ces systèmes de subsistance est un processus d’extraction violent et sanglant qui a englouti des millions de personnes dans les périphéries du pays et a recréé leurs relations de manière contradictoire, au-delà des conflits communautaires souvent évoqués entre agriculteurs et éleveurs, en les liant intimement aux vicissitudes des marchés d’exportation.

Dans l’ensemble, la production agricole et l’élevage sont devenus des entreprises militarisées dans un environnement d’insécurité rurale. La milice, le FSR et les armées rebelles, ainsi que l’armée gouvernementale, fonctionnent en partie comme des agences de police privatisées qui protègent et exploitent ces systèmes, notamment en garantissant les crédits et en faisant respecter les contrats commerciaux. L’extraction des surplus des périphéries soudanaises repose sur l’expansion de la production horizontale plutôt que sur l’amélioration de la productivité des cultures, chroniquement faible. Il repose aussi, et surtout, sur la dépossession des terres et sur la capture et l’hyper-exploitation d’une main-d’œuvre agricole appauvrie et de plus en plus féminisée, elle-même issue de communautés dévastées par le conflit et qui survit avec des salaires quotidiens qui atteignent à peine 1 dollar US. En conséquence, beaucoup d’entre eux peuvent à peine se permettre d’acheter le sorgho et le millet qu’ils et elles produisent eux-mêmes pour les entrepreneurs capitalistes et les propriétaires terriens absents, et sont donc cycliquement contraints à subir la faim et à se dépouiller de leurs maigres biens.

Pour échapper à ce régime de travail écrasant, certain.e.s migrent vers les villes en tant que colporteurs, travailleu.se.r.s occasionnell.e.s et petits commerçants tandis que veaucoup d’autres, sont recrutés par les milices et les groupes rebelles. Plus récemment, on observe l’exode de la main-d’œuvre masculine vers les sites d’exploitation artisanale de l’or aux frontières des aires aurifères du Soudan. Des millions de ces mineurs artisanaux fournissent au Soudan environ la moitié de ses recettes en devises étrangères.

Entre les producteurs soudanais – les cultivateurs de sésame et d’arachide, les cueilleurs de gomme arabique, les éleveurs et les mineurs d’or artisanaux – et les marchés d’exportation se trouvent des chaînes de racketteurs et d’escrocs : miliciens, officiers de l’armée, créanciers, marchands, cambistes, banquiers, financiers, PDG de sociétés d’exportation, ainsi que des experts de la Banque mondiale et du FMI et leurs informateurs autochtones. Pendant une bonne partie de l’histoire du Soudan après l’indépendance, ce système d’exploitation a été partiellement conçu et maintenu par des moyens idéologiques, notamment la racialisation des différences ethniques, l’autorité séculaire des figures de proue communales et le pouvoir religieux des cheikhs soufis et des patriciens de haut rang qui détenaient une part considérable du capital marchand et étaient en mesure de rivaliser avec l’élite urbaine des fonctionnaires et des officiers de l’armée pour le pouvoir.

 

Les germes d’une alternative au régime militaire

L’érosion du système politique qui gouvernait le Soudan rural par la guerre a abouti à une situation où des acteurs ambitieux, comme le leader du RSF Mohamed Hamdan Daglo ou les chefs des groupes rebelles JEM et SLA/M Gibreel Ibrahim et Mini Minawi, sont à la tête de puissantes forces de combat qui leur permettent de s’emparer d’une part du surplus. Ces liens d’exploitation militarisée s’étendent évidemment aux marchés d’exportation du Soudan, source de ses recettes d’exportation, en premier lieu les pays arabes du Golfe. Entre janvier et juin 2021, le Soudan a exporté des produits de base d’une valeur de 1,1 milliard de dollars américains vers les Émirats Arabes Unis (le principal marché pour l’or soudanais), 299 millions de dollars américains vers l’Égypte, 207 millions de dollars américains vers l’Arabie saoudite et 497 millions de dollars américains vers la Chine. En comparaison, les exportations vers les États-Unis et les principales puissances occidentales ne représentent qu’un maigre montant de 65 millions de dollars US.

Le conflit autour du pouvoir central à Khartoum se résume à des luttes intestines au sein du bloc au pouvoir pour savoir qui contrôle ces revenus et la façon dont ils sont dépensés. Au cours des six premiers mois de l’année 2021, le Soudan a importé des denrées alimentaires pour une valeur de 953 millions de dollars américains, dont 239 millions de dollars américains pour le blé et la farine de blé, la base de l’alimentation des villes, 246 millions de dollars américains pour le sucre et 294 millions de dollars américains pour d’autres denrées alimentaires. La facture des importations de produits manufacturés s’est élevée à 821 millions de dollars US, celle des produits pétroliers à 215 millions de dollars US et celle des machines et équipements à 851 millions de dollars US. Une ventilation plus poussée de ces chiffres révèle la forte tendance urbaine de la consommation. Au cours du premier semestre 2021, le Soudan a importé des produits chimiques, des parfums et des cosmétiques pour une valeur de 39 millions de dollars US, contre 43 millions de dollars US pour les engrais. Dans la catégorie des produits manufacturés, le fer et l’acier destinés à la construction urbaine sont en tête de liste avec 178 millions de dollars US, suivis des plastiques manufacturés avec 104 millions de dollars US. De même, la catégorie des machines et équipements comprenait les appareils électriques pour 203 millions de dollars US, contre 186 millions de dollars US pour les tracteurs. En d’autres termes, les producteurs ruraux soudanais suent et saignent dans un système militarisé d’extraction des surplus pour soutenir la voracité de la consommation urbaine.

Une focalisation exclusive sur la distinction habituelle en sciences politiques entre le « mauvais régime militaire » et la « bonne gouvernance civile » ne peux qu’oblitérer cette relation pourtant évidente entre la dévastation de la vie rurale et les demandes axées sur la consommation des villes. La révolution de 2018-19 et les développements ultérieurs, jusqu’au coup d’État du 25 octobre et ses suites, révèlent ces fractures dans la composition du corps social et politique. La direction principalement petite bourgeoise du mouvement de protestation qui a tenu tête à Al-Bashir et qui défie maintenant Al-Burhan, c’est-à-dire les politiciens du FFC, s’est jusqu’à présent montrée incapable de proposer une plateforme qui lie les luttes urbaines encadrées autour de l’opposition de la dictature et de la démocratie ou du régime militaire et civil, avec le sort des producteurs ruraux du Soudan. L’offensive déclenchée par les figures de proue du complexe militaro-sécuritaire, les Al-Burhan et compagnie, s’appuie sur le fait que ces politiciens ne sont pas conscients des mécanismes qui soutiennent l’hégémonie du bloc au pouvoir et s’avèrent incapables de le diriger et de promouvoir ses intérêts.

Renverser ce système est un défi de taille, mais la praxis de la révolution de 2018-19 a doté aux perdants des secteurs urbains et ruraux des comités de résistance, à savoir d’un noyau d’organisation qui contourne la haute politique des politiciens du FFC et qui pourrait dans l’avenir défier le système militarisé d’exploitation dans les campagnes grâce à une organisation démocratique populaire. Les comités de résistance ont vu le jour au cours des manifestations de septembre 2013 contre les mesures d’austérité d’Al-Bashir en tant que cellules de mobilisation au niveau des quartiers à Khartoum. Ils ont évolué avec l’expérience de la révolution de 2018-19 pour devenir des unités efficaces de politisation, de mobilisation et d’action, ouvertes d’accès et organisées horizontalement à Khartoum ainsi que dans de nombreuses petites villes du Soudan.

La résilience du mouvement de protestation pendant la marée haute de la révolution 2018-19 qui se poursuit aujourd’hui dans l’opposition courageuse et tenace au coup d’État du 25 octobre d’Al-Burhan puise largement ses forces dans le caractère molaire des comités de résistance. Leur impact est tel que même Al-Burhan a été obligé de monter en épingle quelques prétendus leaders de ces comités, extraits des recoins obscurs de la scène politique et des médias sociaux soudanais, et de les installer en tant public docile dans une salle spacieuse du quartier général de l’armée tandis qu’il commençait à discourir sur les perspectives d’une transition vers la démocratie par des moyens militaires. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui des milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes ont été entraînés dans la vie politique. Ils et elles sont, pour la plupart, libéré.e.s des chaînes de l’ancien régime soudanais des notables patriciens, des officiers militaires intrigants et des politiciens de campus. C’est dans leurs rangs que se trouve la base d’une véritable alternative au régime actuel.

 

7 novembre 2021. 

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Shireen Akram-Boshar a sollicité et contribué à cet article initialement publié sur le site de la revue étatsunienne Spectre. Elle est une militante socialiste et autrice qui travaille sur la révolution et l’anti-impérialisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Traduction par Stathis Kouvélakis.

Photo : Osama Elfaki / Wikimedia Commons.

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