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Il y a 50 ans, le 27 juin 1973, commençait la dictature en Uruguay. Deux semaines plus tard, le Conseil représentatif de la CNT (Convention nationale des travailleurs) annonçait la fin – et l’échec – de la grève générale et le retour au travail de dizaines de milliers de salarié·es.

Ernesto Herrera, militant uruguayen et éditeur de Correspondencia de Prensa, nous livre ici une double lecture critique de ces évènements, où se croisent une lourde défaite stratégique pour les gauches et le monde du travail avec l’avènement d’un régime autoritaire contre-révolutionnaire, qui consolide le terrorisme d’Etat alors déjà présent dans plusieurs pays de l’Amérique du Sud.

***

Jeudi 12 juillet 1973 [deux semaines après le coup d’Etat]. Des dizaines de milliers de travailleurs reprennent le travail. Dans les usines, sur les chantiers, dans les ateliers, les banques, les abattoirs, les hôpitaux, les bureaux. La «normalité» du travail commence à se rétablir.

Dans beaucoup de ces lieux, dès leur arrivée, les travailleurs se trouvent face aux mêmes situations inquiétantes : affiches syndicales et panneaux de solidarité arrachés. Des vestiaires pleins d’absents, des casiers vides. Aucune trace d’organisation ou de lutte récente.

La veille, le Conseil représentatif de la CNT (Convention nationale des travailleurs-Convención Nacional de Trabajadores, créée en 1964), déjà interdite, décidait de suspendre la grève générale [décrétée face au coup d’Etat militaire du 27 juin 1973]: 22 syndicats pour, 2 contre, 4 abstentions. La résolution indiquait:

« Dans les circonstances actuelles, sa prolongation indéfinie ne ferait qu’épuiser nos forces et consolider celles de l’ennemi. Nous ne sortons pas vaincus ou humiliés de cette bataille. Au contraire, l’héroïsme déployé tout au long de son déroulement, notamment par les bastions les plus déterminés de la classe ouvrière (…) montre que la force des travailleurs, malgré les coups reçus, n’a pas été fondamentalement entamée »1.

A cette époque, des centaines de grévistes et de militants étaient déjà emprisonnés dans des casernes et dans le Cilindro Municipal de Montevideo, le plus grand stade de basket-ball du pays. Ceux qui avaient réussi à échapper à la traque répressive s’étaient réfugiés dans la clandestinité. Certains contraints de vagabonder, d’autres, hébergés par des amis, des parents, des centres paroissiaux. Tous cachés.

Contrairement aux dirigeants de la CNT, les hommes d’affaires ont compris la situation avec précision. Ils ont fait le calcul et sont passés à l’action, sans attendre. Grisés par la victoire du coup d’Etat, ils ont empêché tout effort de réorganisation syndicale à la base, interdisant même les badges distinctifs. Le mot «camarade» est devenu suspect pour les contremaîtres et les cadres. Il devait être prononcé à voix basse. Les « fauteur.euses de troubles » les plus en vue ont été licenciés presque immédiatement. C’était le test des patrons pour évaluer la capacité de réaction des travailleurs. Il n’y en a pas eu.

Les accords signés et les fonctions contractuelles ont été immédiatement ignorés. Les équipes de travail, les «bons» de quinzaine (avances sur salaire) et les congés annuels ont été «reprogrammés». Les heures supplémentaires ont été ramenées à une rémunération «simple». Le coût des vêtements de travail était désormais à la charge du travailleur. Toutes les conquêtes antérieures se voyaient piétinées.

Pas de place pour la confusion. C’étaient les premiers signes d’une défaite stratégique indéniable. La grève générale qui a fait face au coup d’État du 27 juin n’a pas pu empêcher la consolidation d’un régime « civico-militaire » qui allait balayer toutes les libertés démocratiques pendant plus d’une décennie.

Dans les jours et les semaines qui ont suivi la levée de la grève, la répression s’est accélérée. D’innombrables «listes noires» ont commencé à circuler. Les chambres de commerce et le ministère de l’Intérieur «fichaient» les militants. Ils étaient privés d’accès à l’emploi dans toutes les branches de l’économie. Des milliers d’entre eux ont été licenciés dans le secteur privé (et cela sans indemnités aucune). D’autres, sous le coup de mesures disciplinaires puis destitués, dans la fonction publique.

Il fallait se reconvertir pour survivre. Et beaucoup n’ont pas trouvé d’autre solution que la précarité de « la changa » [travail au noir] qui n’exigeait ni références professionnelles préalables, ni casier judiciaire vierge. Ils sont passés par différents «métiers». Ils ont ainsi improvisé un nouveau «savoir ouvrier» dans des conditions de surexploitation. Entre 1974 et 1981, les salaires ont baissé de 30%.

De «nouvelles formes de rapports de travail» se sont imposées. Produits de «la baisse des salaires réels, de l’augmentation des heures de travail et de son intensité, ainsi que de la plus grande participation des femmes au marché du travail, avec des salaires moyens inférieurs. Tout cela a conduit à une augmentation substantielle de la plus-value absolue et relative. A cela s’est ajoutée une disqualification des connaissances des travailleurs du fait de l’exil forcé du secteur le plus qualifié de la main-d’œuvre»2.  

A la mi-1974, des milliers de travailleurs et leurs familles étaient partis pour un exil économique en Argentine, en Europe, au Canada, en Australie. Avec le désarroi dans leurs valises. Certains n’en sont jamais revenus. D’autres n’en sont revenus qu’en 1985, avec la « restauration démocratique ».

*

La levée de la grève signifiait la «reprise du travail» dans les conditions imposées par les putschistes. C’est la preuve catégorique que le rapport de force avait basculé en défaveur des salarié·e·s et de leurs organisations.

Avec l’arrêt de la grève, l’Etat et les fractions dominantes des classes possédantes reprenaient le contrôle de la « discipline sociale ». Sans qu’il ne soit nécessaire de revenir aux « traditions civiques», devenues obsolètes. La « vieille classe politique », usée, « inepte et corrompue », était écartée du pouvoir. Nul besoin d’artifices légalistes. Le format institutionnel du régime de domination était radicalement bouleversé. Et pas seulement en façade. La fable de l’« Uruguay libéral » égalitaire et tolérant, célèbre pour son modèle « exemplaire » de partitocratie, cédait la place à un ordre contre-révolutionnaire granitique. Atroce, obscurantiste.

Pionnier, notons-le, dans l’inauguration du cycle du terrorisme d’Etat dans le Cône Sud au cours des années 1970. Sans les bombardements et les fusillades massives dès le premier jour, comme ce fut le cas lors de l’assaut fasciste qui a renversé le gouvernement populaire de Salvador Allende, mais certainement avec le même instinct criminel. 

De ce côté-ci des Andes, «seulement deux morts» : Ramón Peré et Walter Medina, de jeunes étudiants abattus par la police alors qu’ils traçaient des slogans sur les murs pendant la grève générale. Même si la liste tristement célèbre des crimes contre l’humanité, avec des milliers de prisonniers politiques torturés, des centaines d’assassinats et de disparitions, s’étofferait par la suite, dans le cadre du sombre plan Condor [coordination répressive établie formellement en novembre 1975, sous la présidence de Pinochet, avec l’appui des Etats-Unis], qui opérait en Argentine, au Chili, au Paraguay et en Uruguay.

La machine totalitaire visait les organisations syndicales et étudiantes, le Frente Amplio et toutes les forces de gauche, la liberté de la presse, la créativité culturelle. C’étaient les principaux ennemis, des cibles stratégiques à détruire. C’est ce qu’enseignaient les manuels de contre-insurrection de la «Doctrine de sécurité nationale» inspirée par Washington.

Dans ce cadre de terreur implacable, toute expression de résistance était passible d’une longue peine pour le crime de «sédition», dictée par une justice militaire qui fournissait à la fois juges, procureurs et «avocats commis d’office» (civils et militaires) qui faisaient mine de défendre les accusés.

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En 1964, le mouvement syndical uruguayen avait décidé d’une grève générale en cas de coup d’Etat. La mesure a été ratifiée par la CNT en 1967, peu après sa fondation [en 1964]. Elle ajouterait «avec occupation», pour concentrer les forces sur les lieux de travail et «éviter la dispersion». La résistance passerait par des «méthodes pacifiques».

Aucun des innombrables reportages photographiques de l’époque ne montre de policiers ou de soldats blessés ou attaqués au cours de la grève. Une preuve incontournable que la résistance n’a jamais dépassé les indications de la CNT, hégémonisée par le Parti communiste [dirigé par Rodney Arismendi].

Les propositions d’utiliser des méthodes de résistance plus combatives avaient été étouffées au nom de l’«unité» du mouvement ouvrier. Les initiatives isolées d’exercice du droit légitime d’autodéfense ne s’inscrivaient pas dans l’orientation stratégique de la grève. Elles étaient critiquées dans les assemblées de militants où l’on débattait des alternatives: sortir du confinement des occupations, qui permettait de concentrer la répression; porter le conflit dans la rue par des manifestations massives qui stimuleraient dans la société la perception d’une sorte de «double pouvoir»; donner à la grève générale la perspective de renverser la dictature.

Mais ce ne fut pas le cas. Ces objectifs ne faisaient partie des possibilités ni pour la CNT, ni pour le Frente Amplio. Ces structures ont continué à jouer tous leurs atouts sur une alliance illusoire avec les secteurs « constitutionnalistes » des Forces armées. Lesquels, d’ailleurs, s’ils existaient, n’avaient aucun pouvoir de commandement sur les troupes, ni aucune puissance de feu. Les unités militaires les plus importantes étaient résolument pro-coup d’Etat.

Dans ce contexte, le seul arsenal des grévistes consistait en leur propre conviction, l’encouragement de la population des quartiers, le soutien des étudiants et l’immanquable chant de l’hymne national au moment où les travailleurs étaient expulsés des usines occupées.

En revanche, les photographies montrent bien la fureur répressive dans des dizaines d’usines, à la raffinerie de La Teja (à Montevideo), au Frigorífico Nacional [qui contrôle l’industrie et le commerce de la viande], et dans tant d’autres lieux occupés. Des travailleurs battus, blessés, ensanglantés, gazés, menottés et frappés à terre. Obligés d’effacer avec leur langue les murs et les affiches sur lesquels on pouvait lire des slogans contre le coup d’Etat.

Des armes de guerre contre des tracts imprimés sur des presses artisanales. Des quartiers ouvriers envahis, militarisés, pour désarticuler la large solidarité populaire avec les grévistes. Un combat formidable, héroïque, inégal, durant lequel les travailleurs ont fait preuve d’une volonté constante de lutte et de sacrifice:

« Sans direction ni directives claires, ils ont résisté de pied ferme aux expulsions et à la répression pour réoccuper les lieux dès le départ des militaires (…) ils sont venus, comme à Alpargatas (secteur textile), occuper et réoccuper l’usine jusqu’à 8 fois, pour finir par poursuivre l’occupation de Cervecerías del Uruguay (secteur de la boisson) lorsque l’armée s’est installée dans l’usine »3.

Depuis février 1973, on savait que le coup d’Etat était « imminent ». Cependant, la CNT n’a pas fait un pas dans la préparation de cet affrontement décisif. Pas d’organisation centralisée. Pas la moindre recommandation défensive. Pas de «caisse de grève». Chaque syndicat, chaque comité de base, les grévistes dans leur ensemble, devaient répondre avec ce qu’ils avaient sous la main.

Ils l’ont fait, suivant avec discipline les quelques directives de la centrale syndicale. 1) Occuper et ne pas résister en cas d’expulsion; 2) Réoccuper si les conditions le permettent; 3) Pas d’étrangers au lieu occupé, à l’exception d’autres travailleurs expulsés; 4) S’appuyer sur la solidarité du quartier, en menant des activités avec les voisins, les petits commerçants et les vendeurs des marchés.

Mais l’ampleur de la grève générale s’est affaiblie petit à petit. Le cinquième jour, les transports urbains et suburbains, dirigés par des syndicalistes du Parti communiste, faisaient défection. Dès lors, les grandes zones commerciales ont repris leur activité. De même en dehors de la capitale. L’atmosphère de confrontation des débuts s’estompait peu à peu.

Lors de réunions successives avec les dirigeants de la CNT (au cours de la grève elle-même), les commandants militaires avaient déjà rejeté les revendications qui résumaient le «programme» de la grève « pour le redressement du pays ». Pleine application des droits syndicaux et politiques; liberté d’expression; mesures « d’assainissement économique » telles que la nationalisation du système bancaire, du commerce extérieur et de l’industrie de transformation de la viande; récupération du « pouvoir d’achat » des salaires et des pensions; contrôle des prix subventionnant les produits de consommation populaires.

Pas une seule allusion à Juan María Bordaberry (Parti Colorado, président constitutionnel de mars 1972 au 27 juin 1973, puis président « de facto » du 27 juin 1973 au 12 juin 1976), le Président de la République, qui avait accepté le « co-gouvernement » avec les Forces armées en février 1973, en créant le Conseil de sécurité nationale (COSENA-Consejo de Seguridad Nacional), véritable organe du pouvoir d’Etat depuis lors. Rien non plus quant à sa démission, ni quant à l’exigence de convoquer de nouvelles élections, en les anticipant, sans attendre 1976.

A cet égard, la direction de la CNT a maintenu pendant toute la durée de la grève sa cohérence irresponsable. Pariant jusqu’au dernier moment sur l’illusoire « contre-coup » de l’aile « progressiste » des Forces armées.

Le lundi 9 juillet 1973, « à cinq heures du soir », dans le centre de Montevideo, quelques 30 000 personnes défiaient les chars de l’armée et les « guanacos », canons à eau de la police, avec des pierres et quelques cocktails Molotov improvisés. Des centaines de manifestants se faisaient tirer dessus, autant étaient arrêtés, dont le général (r) Líber Seregni, président du Frente Amplio [depuis sa création en février 1971]. C’était le seul appel à une manifestation de masse lancé par la CNT en deux semaines. Une démonstration de force tardive. Entre-temps, la grève avait perdu beaucoup de force.

Il a fallu des décennies à certains des principaux dirigeants de la CNT et du Parti communiste [ici est cité Vladimir Turiansky, élu député du Frente Amplio en 1972 et membre du Parti communiste depuis 1940] de ces années-là pour démonter le « bilan » présenté par la centrale syndicale dans la résolution du 11 juillet, lorsque la grève a été levée. Le récit changeait le tableau historique:

« (…) La grève générale s’est développée de manière très isolée de la société dans son ensemble, avec beaucoup de sympathie populaire, mais sans que les forces politiques et sociales ne s’y associent d’une manière ou d’une autre. Elle n’est pas devenue une grève civique, une grève nationale (…) C’était une grève de résistance, qui a résisté tant qu’elle a pu. Elle a été utile, elle a certainement été utile. Je n’ai jamais dit que nous avions gagné. Ils nous ont vaincus et massacrés, mais d’une certaine manière, la grève a isolé la dictature sur le plan social »4.

Bien que ce discours ne comprenne aucune autocritique sur le cumul de désinformation et de désorganisation de la CNT pendant la grève, ni sur la stratégie adoptée, il était plus proche de la réalité de ce qui s’était passé.

L’autre conclusion est une vieille vérité. La dictature uruguayenne est née « orpheline » d’une base sociale active en sa faveur. Une différence qui mérite d’être soulignée par rapport aux coups d’Etat du Chili (septembre 1973) et de l’Argentine (mars 1976). Mais le coût politique et économique, social et humain, payé par la classe ouvrière a été très similaire. Tragique.

*

Quelques mois plus tôt, le 9 février (alors que le coup d’Etat était déjà en gestation), les Forces armées avaient publié les « Communiqués 4 et 7 ». Ils avaient été accueillis avec enthousiasme par le Parti communiste qui proposait – par l’intermédiaire de son principal théoricien, Rodney Arismendi – le front uni « entre le bleu de travail, la soutane et l’uniforme ».

La même position avait été adoptée par d’autres forces du Frente Amplio et par la direction de la CNT. Ils étaient d’accord sur le diagnostic : la déclaration militaire exprimait des «objectifs programmatiques communs» et l’existence d’un courant de pensée nationaliste « péruvianiste »5 au sein de l’appareil militaire. Il fallait la soutenir. Parce qu’elle confirmait à nouveau que le dilemme clé continuait d’être entre «l’oligarchie ou le peuple», et que les Forces armées faisaient, dans cette logique, partie du peuple et n’étaient pas simplement le bras armé de l’oligarchie.

Quelque temps plus tard, les militaires eux-mêmes reconnaîtraient que les communiqués avaient servi à «neutraliser» la gauche face à la perspective de l’instauration d’une dictature. Et autre chose encore: que certaines des questions économiques soulevées dans les communiqués avaient été le résultat de négociations avec les dirigeants du Movimiento de Liberación Nacional-Tupamaros-MLN (dont la plupart étaient déjà en prison) au sein du Bataillon Florida6.

Le 27 juin 1973, la « crise nationale » qui durait depuis longtemps prenait fin. L’impasse du régime de domination se débloquait. Le Parlement, caisse de résonance du fractionnement des «partis traditionnels», est dissous. La « solution autoritaire » avait la voie libre.

Même si sa genèse remonte à loin. Sous les gouvernements Colorado de Jorge Pacheco Areco [décembre 1967-mars 1972] et Juan María Bordaberry, la répression dominait l’agenda politique : « medidas prontas de seguridad » (mesures d’urgences)7 pour écraser les grèves, militarisation des fonctionnaires, assassinats d’étudiants, torture des prisonniers politiques (pour la plupart issus de la gauche « guérilleriste »), escadrons de la mort, illégalisation des partis de gauche, fermeture de médias.

Avec la défaite stratégique de juin-juillet, le cycle de montée en puissance des luttes ouvrières et populaires, qui avait atteint son apogée dans les années 1968-1972, se refermait. Le processus d’« accumulation des forces » du mouvement populaire était bloqué. Les organisations à « vocation révolutionnaire », détruites.

Les débats sur le programme de « réformes structurelles », le rôle de la grève générale, les «voies d’accès au pouvoir» et l’« armement de l’avant-garde » ont disparu. Dans le mouvement syndical, la force des courants «lutte des classes et combattifs» qui, dans les « années dures », disputaient des espaces d’influence à l’hégémonie « réformiste » n’a pas non plus été retrouvée. Les méthodes de « lutte politique armée » du MLN et d’autres groupes inspirés par le guévarisme avaient été vaincues, bien avant le coup d’Etat.

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D’une certaine manière, le fil de la mémoire historique a été rompu. Même si des commémorations rituelles continuent d’évoquer, légitimement, cette grève glorieuse ». Un demi-siècle plus tard, la classe ouvrière est très différente, et pas seulement pour des raisons générationnelles.

La « conscience de classe » a cédé la place à l’« identité nationale » dans une société où les principaux acteurs politiques, de tous les partis du système, se reconnaissent comme « adversaires mais pas ennemis ». Le Frente Amplio s’est recyclé dans le « camp progressiste » et a gouverné pendant 15 ans. Le « changement possible » a gardé sous clé toute idée d’horizon anticapitaliste. Désormais, la lutte des classes peut avoir lieu, sans antagonismes radicaux, dans le cadre d’une « coexistence démocratique » indissoluble respectant à la lettre le rite du « Nunca Más » («Plus jamais ça»).

Le mardi 27 juin 2023, le PIT-CNT (Plenario intersindical de trabajadores – Convención nacional de trabajadores, institué en 1984) a appelé à une «Grève générale partielle» entre 9h et 13h, et à une marche partant de la raffinerie d’ANCAP (entreprise pétrolière publique) jusqu’au siège de la Federación del Vidrio (Fédération du Verre), lieu où en 1973 la CNT a décidé de commencer la Grève générale, dans l’emblématique quartier ouvrier de La Teja. En hommage aux combattant.e.s du coup d’Etat. Plusieurs centaines de manifestant.e.s ont répondu à l’appel.

Pendant ce temps, comme lors de toutes les «grèves générales partielles» décrétées par l’appareil syndical, l’essentiel des salariés, plus de 60%, s’est rendu au travail. Ils ont respecté leurs horaires quotidiens. En d’autres termes, ils n’ont pas pris les quatre heures d’interruption prévues pour se souvenir. Les syndicats des transports n’ont pas organisé l’arrêt du travail, même si, cette fois, ils ont «adhéré» à l’appel.

Quoi qu’il en soit, une grande partie des travailleurs a suivi avec attention l’intense couverture médiatique des commémorations. Emouvantes, pour beaucoup d’entre elles. Au milieu, bien sûr, de la précarité du travail, des salaires dégradés et de la pauvreté massive imposée par les formes « modernes » de l’exploitation capitaliste. Qui ne considèrent pas comme productif le temps perdu à cultiver la mémoire de formidables expériences de luttes collectives. Par ailleurs, non reproductibles. 

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Source : https://correspondenciadeprensa.com/?p=35660  

Traduction de l’espagnol (Uruguay) A L’Encontre – révision et correction Lauriane Bouvet pour Contretemps.

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références

références
1 “La CNT de febrero a junio de 1973”. Documentos del PIT-CNT.
2 La Dictadura Financiera. Livre écrit par Juan Berterretche et Aldo Gili, sous les pseudonymes de Juan Robles et Jorge Vedia. Editorial LETRO, Montevideo, 1983.
3 15 días que conmovieron al Uruguay. Essai écrit par Pablo Ramírez, pseudonyme de Jorge Guidobono, publié dans la Revista de América, abril-mayo de 1974, Buenos Aires.
4 Entretien avec Vladimir Turiansky dans le livre de Alfonso Lessa, El “pecado original”. La izquierda y el golpe militar de febrero de 1973. Editorial Sudamericana, Montevideo, 2012.
5 En référence au régime militaire présidé par le général Juan Velasco Alvarado [octobre 1968-août 1975] au Pérou, et caractérisé comme nationaliste et progressiste.
6 Négociations menées alors que la structure militaire du MLN avait déjà été démantelée par la répression. Elles ont été suspendues par les militaires qui exigeaient une reddition politique «inconditionnelle» de la part des guérilleros.
7 Les « medidas prontas de seguridad » sont des pouvoirs d’urgence prévus par la Constitution, permettant à l’exécutif de suspendre temporairement certaines garanties dans des cas graves et imprévus d’agression extérieure ou de troubles intérieurs.