Bordélisation ou barbarie
Ce qui aura lieu cette semaine : au moins deux journées de grève de masse consécutives.
Ce qui est à l’ordre du jour : une grève longue et qui vise à bloquer de multiples secteurs.
Ce qu’il faudra pour gagner : quelque chose en plus.
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Des enjeux décisifs
Car nous avons déjà connu la grève reconductible et bloquante sur plusieurs semaines, notamment dans les transports et les raffineries (comme par exemple contre une autre réforme des retraites, en octobre 2010) sans pour autant arracher une victoire. Rien ne permet d’affirmer que les grèves de l’hiver 2019-2020 auraient suffi à repousser le projet de réforme « par points » sans l’irruption de la pandémie dans la situation politique.
Et le gouvernement est déterminé à nous infliger une défaite retentissante et durable. L’enjeu : toujours plus de barbarie capitaliste, présentée comme le seul avenir possible, sous la menace de l’extrême droite. Celle-ci se pose en alternative sérieuse, rivalisant avec la gauche. Elle peut compter sur la respectabilité que lui accordent les « grands » médias tandis que, tout en maintenant son chantage à l’extrême droite, la Macronie continue de s’attaquer à la gauche, son seul réel adversaire.
Si la gauche a pu marquer des points dans le sillage de la dynamique électorale présidentielle et du mouvement social en cours, c’est pourtant l’extrême droite qui risque d’être la mieux placée pour se nourrir des mécontentements en cas de défaite sociale majeure. La situation est d’autant plus dangereuse, et nécessite une victoire.
Parce que l’enjeu est décisif et vaut une lutte dans la durée :
• pour des raisons sociales : cette mesure est une attaque contre nos conditions d’existence ;
• pour des raisons démocratiques : cette contre-réforme est rejetée par 80% de la population ;
• pour des raisons politiques : depuis des années, les conquêtes sociales et les services publics sont mis en cause au bulldozer. Si cette nouvelle attaque passe, ce sera un écrasement.
Des forces et des limites
Le mouvement démarré le 19 janvier 2023 et qui va sans doute franchir un seuil le 7 mars, comporte de nombreux points forts. Il a mobilisé des foules immenses dans les rues et dans la grève, dans les grands centres urbains mais aussi de nombreuses petites villes.
Il a mis en avant des revendications fortes comme la retraite à 60 ans maximum, qui va de fait au-delà du retrait du nouveau projet de casse des retraites pour s’attaquer aussi aux précédents. Il a permis de mobiliser à la fois pour des droits universels et pour une lutte spécifique contre les retraites de misère promises aux salarié‧es touché‧es par la précarité, le chômage, les bas salaires, la domination raciste et/ou patriarcale.
Et en faisant tout cela, le mouvement a quasiment fait l’unanimité dans la société. D’après les sondages, une majorité approuve le blocage du pays.
De plus, la grande place prise par les femmes et leurs revendications dans le mouvement a permis de convaincre l’intersyndicale nationale de mettre en avant le 8 mars comme deuxième journée consécutive de grève et de mobilisation interprofessionnelle : « Le 7 mars, mettons la France à l’arrêt, le 8 mars en grève féministe ! ».
Ce mouvement offre ainsi une nouvelle occasion de lancer le mot d’ordre de grève féministe qui n’a jusqu’ici pas autant porté ses fruits en France que dans d’autres pays. Il s’agit de rappeler les conséquences délétères de la contre-réforme des retraites pour les femmes, mais également d’articuler ce mouvement de grève aux autres revendications féministes : luttes contre le violences sexistes et sexuelles, y compris au travail, lutte pour les droits sexuels et reproductifs à travers le monde, etc.
Lier le 7 et le 8 mars dans le mouvement de grève reconductible, c’est aussi mettre en avant les deux aspects indissociables du travail des femmes : celui réalisé dans la sphère productive dite professionnelle, et celui réalisé de manière invisible dans la sphère reproductive dite domestique. C’est montrer que capitalisme et patriarcat sont profondément imbriqués, et que le travail reproductif est essentiel à la survie du capitalisme.
Des points faibles subsistent : limites de la mobilisation dans la jeunesse, dans les quartiers populaires, dans le secteur privé, et limites de l’auto-organisation du mouvement à la base, par exemple en assemblées générales capables de prendre des initiatives pour élargir et intensifier le mouvement.
Certes, le gouvernement est isolé. Ses mensonges ont été révélés au grand jour, au point que même certains médias habituellement à sa botte ont été contraints de les démonter. L’ampleur de la mobilisation l’a contraint à relâcher la pression policière sur les manifestations et les grèves (les interventions policières et l’autoritarisme dans les lycées et les universités continuent cependant de poser un puissant verrou contre une mobilisation large dans la jeunesse). Pourtant, en principe, il a les moyens constitutionnels d’imposer sa contre-réforme par un passage en vitesse et en force qui est déjà engagé.
Quelles suites ?
Tout n’est pas joué, mais pour faire céder le gouvernement il faudra le prendre en étau entre plusieurs formes de pression à un niveau élevé, qui le contraindront à revoir ses positions. La grève reconductible qui s’annonce est déjà un vrai succès. Elle sera indispensable, mais sans doute pas suffisante en soi. Saurons-nous donner à ce mouvement le supplément nécessaire qui conduirait au point de bascule ? Bordéliser la situation pour barrer la route à la barbarie capitaliste ?
La force de cette grève maintiendra-t-elle l’unité du large front syndical ? Obligera-t-elle le pouvoir à un recours à la force policière pour l’entraver, au risque de déclencher une escalade qui pourrait lui échapper ? De nouvelles formes d’auto-organisation s’inventeront-elles dans le feu de l’action, pour mieux renforcer le mouvement et augmenter son autonomie d’action ?
La conjugaison des mécontentements (retraites, inflation, chômage, environnement, logement, patriarcat, racisme, précarité étudiante, SNU…) entraînera-t-elle l’extension du mouvement dans des secteurs jusqu’ici relativement attentistes (entreprises privées, jeunesse scolarisée, quartiers populaires…), qui pourraient rendre la mobilisation plus coûteuse pour les classes dirigeantes, économiquement ou/et politiquement ? D’autres fronts « chauds » s’ouvriront-ils bientôt, comme par exemple avec la relance des luttes pour l’eau et contre les mégabassines (alors qu’on parle déjà de sécheresse en février) ?
La grève féministe du 8 mars sera-t-elle forte au point de tisser de nouvelles solidarités pour une grève vraiment générale, dans les secteurs très féminisés du travail public et privé, productif et reproductif, salarié et domestique ?
Le mouvement se donnera-t-il des tactiques diverses susceptibles de fragiliser la position de la macronie comme parti de l’ordre ? Assisterons-nous à une « giletjaunisation » de ses modalités d’action à une échelle de masse, qui rendrait la situation incontrôlable sans concessions du gouvernement ? À des occupations, comme dans les grands moments de grève généralisée, de 1936 à 1968?
Un tel contexte produira-t-il un effritement du bloc majoritaire au parlement, une pression électorale en faveur de l’opposition de gauche trop risquée pour Macron ?
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Il est trop tôt pour y répondre, mais ce sont quelques-unes des questions qui se posent en mars 2023 en France. Le droit à des retraites décentes est un grand enjeu, qui renvoie à beaucoup d’autres revendications. L’issue du mouvement aura aussi une grande portée politique, et marquera les années à venir. La victoire ou la défaite dépendra de la réalisation ou non de nouvelles possibilités de lutte. Le moment est historique.