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Initialement publié en 1983 aux Rutgers University Press, puis en 1984 aux Pluto Press, l’ouvrage de Lise Vogel, Le marxisme et l’oppression des femmes. Vers une théorie unitaire passe d’abord relativement inaperçu. Ce n’est que dans les années 2000-2010, dans le contexte d’un regain d’intérêt universitaire et politique pour le marxisme, et de naissance d’une nouvelle vague du féminisme, que certaines féministes marxistes, comme Susan Ferguson et Tithi Bhattacharya, oeuvrent pour faire émerger un courant unifié autour de la théorie de la reproduction sociale (TRS). Dans ce cadre, l’ouvrage de Vogel est relu comme fondateur. Encore jamais traduit en français, il demeurait relativement inaccessible pour le public francophone : c’est à présent chose faite, puisqu’il est paru cet automne aux Éditions sociales.

Dans son ouvrage, Lise Vogel propose une théorie unitaire pour penser l’oppression des femmes, en repartant à la fois des élaborations marxistes sur la question, et du débat sur le travail domestique des années 1970 qui avait embrasé le mouvement féministe anglo-saxon. Elle offre ainsi un cadre théorique stimulant pour penser l’unité de la production et de la reproduction sous le capitalisme, et par-là l’unité des rapports sociaux de domination. L’extrait suivant est tiré du dernier chapitre de son ouvrage, le chapitre 10, « Par-delà le travail domestique », dans lequel elle aboutit à la formulation la plus définitive de son projet. Les deux apports les plus fondamentaux de Lise Vogel y sont ainsi développés : comment comprendre l’oppression des femmes sous le capitalisme, et la contradiction fondamentale au coeur de l’accumulation capitaliste.

Extrait

Le chapitre précédent a introduit certains concepts fondamentaux relatifs à la reproduction de la force de travail, qui se sont avérés utiles pour appréhender le problème de l’oppression des femmes dans les sociétés de classe. Cette question peut désormais être comprise dans le contexte de la reproduction sociale capitaliste. Dans les sociétés capitalistes, l’exploitation passe par l’appropriation de la survaleur, et le surtravail prend la forme de travail salarié. La force de travail prend quant à elle la forme particulière d’une marchandise achetée et vendue sur le marché. Cette marchandise possède, comme Marx l’a découvert, la propriété particulièrement utile d’être source de valeur. Bien qu’elle soit échangée sur le marché, ce n’est pas une marchandise comme les autres puisqu’elle n’est pas produite de façon capitaliste. Au contraire, la force de travail en tant que marchandise est continuellement créée par un certain processus de reproduction des porteurs et porteuses de la force de travail susceptible d’être exploitée. L’existence du capital est conditionnée par un tel processus. Selon les termes de Marx, le travailleur lui-même ne cesse de produire la richesse objective comme capital, comme puissance qui lui est étrangère, qui le domine et qui l’exploite, tandis que le capitaliste ne cesse pas davantage de produire la force de travail comme source de richesse subjective, abstraite, dissociée de ses propres moyens d’objectivation et de réalisation, n’existant que dans la corporéité du travailleur, en un mot, de produire le travailleur en tant que travailleur salarié. Cette reproduction ou perpétuation constante du travailleur est la condition sine qua non de la production capitaliste[1].

Ces déclarations fracassantes sont vraies en un sens large, mais elles n’apportent que peu de lumière sur le statut théorique de la reproduction de la force de travail dans la société capitaliste, et encore moins sur la manière dont elle a lieu.

La reproduction capitaliste exige que la force de travail soit disponible en tant que marchandise à acheter, en quantité et qualité adéquates, et à un prix approprié. Même s’ils le font de manière imparfaite, ces besoins façonnent les processus qui permettent aux porteurs et porteuses actuels de la force de travail de se maintenir, tandis que dans le même temps, la main-d’œuvre dans son ensemble est continuellement reconstituée pour répondre aux besoins futurs. La manière dont celles et ceux qui vendent leur force de travail vivent leur vie est, en principe, une question indifférente pour la classe capitaliste. C’est en revanche une préoccupation centrale pour les porteurs et porteuses de la force de travail. En ce sens, les circonstances dans lesquelles la reproduction de la force de travail a lieu, qui incluent la détermination de son prix, sont toujours un produit de la lutte des classes.

Plusieurs caractéristiques de la reproduction de la force de travail et de l’oppression des femmes dans la société capitaliste découlent de la logique de l’accumulation capitaliste elle-même. La plus importante est peut-être la forme particulière que prend le travail nécessaire. Celui-ci en vient à se diviser en deux composantes. L’une, que nous pouvons appeler la composante sociale du travail nécessaire, est indissolublement liée au surtravail dans le processus de production capitaliste. Comme Marx l’a montré, la journée de travail d’un salarié ou d’une salariée sous le capitalisme comprend un certain temps pendant lequel il ou elle produit une valeur équivalente à la valeur des marchandises nécessaires à la reproduction de sa force de travail. C’est en cela que consiste son travail nécessaire, pour lequel il ou elle est payé. Pendant le reste de la journée de travail, le travailleur ou la travailleuse produit de la survaleur pour le capitaliste, valeur pour laquelle il ou elle n’est pas payé. Du point de vue du travailleur ou de la travailleuse, cependant, aucune distinction n’existe entre le temps de travail nécessaire et le temps de surtravail, de sorte que le salaire semble recouvrir les deux. Comme l’écrit Marx,

« la forme salaire efface donc toute trace de la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et travail non payé. La totalité du travail apparaît comme du travail payé[2] ».

Marx n’identifie pas la seconde composante du travail nécessaire dans la société capitaliste, celle que nous pouvons appeler la composante domestique du travail nécessaire – ou encore, le travail domestique. Ce dernier correspond à la part de travail nécessaire effectuée à l’extérieur de la sphère de la production capitaliste. Pour que la reproduction de la force de travail puisse avoir lieu, les composantes domestique et sociale du travail nécessaire sont toutes les deux requises. En d’autres termes, le salaire peut permettre au travailleur ou à la travailleuse d’acheter des marchandises, mais il faut en général effectuer un travail supplémentaire – le travail domestique – avant de pouvoir les consommer. En outre, de nombreux processus de travail liés au remplacement générationnel de la force de travail sont réalisés dans le cadre du travail domestique. Dans les sociétés capitalistes, la relation entre surtravail et travail nécessaire a donc deux aspects : d’un côté, dans le processus de travail capitaliste, la démarcation entre le surtravail et la composante sociale du travail nécessaire est occultée par le paiement du salaire ; de l’autre, la composante domestique du travail nécessaire se dissocie de la sphère du travail salarié où le surtravail est effectué.

À mesure que l’accumulation progresse, l’opposition entre le travail salarié et le travail domestique s’accentue. Le besoin impérieux qu’a le capitalisme d’accroître la survaleur le conduit à augmenter la productivité, notamment par l’industrialisation ; cela impose une séparation spatiale, temporelle et institutionnelle nette entre le travail domestique et le processus de production capitaliste. Les capitalistes doivent organiser la production de manière qu’une part de plus en plus importante de celle-ci soit sous leur contrôle direct, dans des ateliers et des usines où le travail salarié est effectué pendant une quantité de temps déterminée. Le travail salarié en vient à avoir un caractère complètement distinct de la vie du travailleur ou de la travailleuse en dehors du lieu de travail, y compris quand il ou elle se consacre à la composante domestique du travail nécessaire. En même temps, le salaire sert de médiation, à la fois pour l’entretien quotidien du travailleur ou de la travailleuse et pour le remplacement générationnel. Des contributions étatiques peuvent compléter ce salaire, voire parfois s’y substituer. En d’autres termes, la composante sociale du travail nécessaire accompli par le travailleur ou la travailleuse facilite indirectement la reproduction de la force de travail, en fournissant de l’argent qui doit ensuite être échangé pour acquérir des marchandises. Ces deux caractéristiques – la séparation entre travail salarié et travail domestique d’un côté, et le paiement des salaires de l’autre – se matérialisent dans le développement de lieux et d’unités sociales consacrés au travail domestique. Dans la plupart des sociétés capitalistes, c’est principalement au sein de foyers privés habités par les familles ouvrières que s’effectue le travail domestique, mais ce dernier peut aussi être accompli dans des camps de travail, des baraquements, des orphelinats, des hôpitaux, des prisons et d’autres institutions de ce type[3].

Dans les sociétés capitalistes, le poids de la composante domestique du travail nécessaire repose principalement sur les femmes, tandis que l’approvisionnement en marchandises tend à être princi- palement la responsabilité des hommes, qui peuvent s’en acquitter en participant au travail salarié. La différence de situation des femmes et des hommes par rapport au surtravail et aux deux composantes du travail nécessaire, différence qui s’accompagne généralement d’un système de domination masculine, trouve son origine dans les divisions du travail oppressives des sociétés de classe antérieures, dont nous avons hérité historiquement. Cette différence est ensuite renforcée par la forme particulière de séparation entre le travail domestique et le travail salarié qu’engendre le mode de production capitaliste. Le travail domestique s’effectue de plus en plus dans des unités sociales spécialisées, dont l’isolement dans l’espace et le temps par rapport au travail salarié est encore accentué par la domination masculine. Ces conditions confèrent au travail domestique son caractère spécifique.

La nature particulière du travail domestique dans la société industrielle capitaliste engendre concrètement, chez les femmes comme chez les hommes, un fort sentiment d’opposition entre leur vie privée et la sphère publique. La démarcation fortement institutionnalisée entre le travail domestique et le travail salarié constitue, dans un contexte de domination masculine, la base d’un ensemble de structures idéologiques puissantes, qui ensuite se renforcent et s’autonomisent. L’isolement des unités de travail domestique apparaît également comme une séparation naturelle des femmes par rapport aux hommes. Le confinement au sein d’un monde à l’écart de la production capitaliste semble être la situation séculaire et naturelle de la femme. Cette division en apparence universelle de la vie en deux sphères d’expérience s’incarne dans toute une série d’oppositions reliées les unes aux autres : privé et public, domestique et social, famille et travail, femmes et hommes. Enracinée dans les rouages économiques du mode de production capitaliste, et renforcée par un système de domination masculine, cette idéologie des sphères séparées a une force qu’il est extrêmement difficile de contrecarrer. Lorsque certaines catégories de travailleurs masculins touchent des salaires suffisants pour entretenir un ménage privé dont l’épouse ne travaille pas, cette idéologie prend une forme institutionnelle particulièrement tenace.

La course à l’accumulation entraîne des changements constants dans les sociétés capitalistes, y compris des changements dans la quantité et la nature de la composante domestique du travail nécessaire. Comme Marx l’a démontré, l’accumulation capitaliste dépend de la croissance du surtravail, approprié sous forme de survaleur absolue et relative[4]. Pour caractériser ces deux formes d’augmentation de la survaleur, il a pris l’exemple d’une société où la journée de travail normale serait de dix heures dans la production capitaliste, journée qui serait divisée en cinq heures de travail nécessaire et cinq heures de surtravail. Si les heures de travail sont étendues à, disons, douze heures, les capitalistes s’approprient deux heures de survaleur absolue pour chaque travailleur ou travailleuse. Si la quantité de travail nécessaire tombe à, disons, quatre heures, ils s’approprient une heure de survaleur relative pour chaque travailleur ou travailleuse. Bien que les deux processus contribuent à l’accumulation capitaliste, la survaleur relative joue généralement un rôle plus important, car la journée de travail normale d’un individu ne peut être étendue au-delà de certaines limites. Marx a analysé deux moyens principaux à la disposition des capitalistes pour produire de la survaleur relative : d’une part, l’introduction de machines, les progrès technologiques et autres phénomènes du même genre ; de l’autre, la réduction des coûts des moyens d’existence. Ensemble, a-t-il remarqué, ils favorisent la pénétration du capitalisme dans tous les secteurs de la vie sociale.

Le besoin qu’a le capital d’accroître la survaleur entraîne une contradiction entre le travail domestique et le travail salarié. En tant que composante du travail nécessaire, le travail domestique détourne potentiellement les travailleurs et travailleuses de la production de survaleur dans le cadre du travail salarié. Objectivement, il entre donc en concurrence avec la course à l’accumulation capitaliste. Si une personne s’occupe de son propre jardin, coupe son propre bois de chauffage, cuisine ses propres repas, et fait dix kilomètres à pied pour se rendre à son travail, il y a moins de temps et d’énergie disponibles pour le travail salarié que si elle achète de la nourriture dans un supermarché, vit dans un immeuble à chauffage central, mange au restaurant et prend les transports publics pour se rendre au travail. De même, si l’on subvient financièrement aux besoins d’une autre personne, par exemple une épouse, pour qu’elle s’occupe du travail domestique, cette personne est moins disponible pour participer au travail salarié, alors que dans le même temps notre propre salaire doit couvrir les coûts de ce qu’elle consomme. Dans la mesure où le travail domestique d’une société capitaliste a lieu au sein de foyers privés, la pression de l’accumulation capitaliste entraîne une diminution tendancielle de la quantité de travail effectuée dans chaque foyer. En d’autres termes, la composante domestique du travail nécessaire est sévèrement réduite. Parallèlement, un plus grand nombre de membres du ménage sont susceptibles d’entrer dans la vie active, ce qui augmente du même coup la quantité totale de travail salarié effectué par le ménage – ce phénomène est similaire à l’intensification du travail d’un individu. En un mot, la réduction du travail domestique peut créer à la fois de la survaleur relative et de la survaleur absolue.

Un moyen important de réduire le travail domestique est de socialiser les tâches. Les laveries automatiques, les magasins de prêt-à-porter et les chaînes de restauration rapide, par exemple, transfèrent les tâches du travail domestique vers le secteur à but lucratif, où ils offrent autant de nouvelles opportunités aux entrepreneurs capitalistes. L’éducation publique et la santé font de certains aspects du travail domestique la prérogative de l’État, tout en répartissant plus largement les coûts de la reproduction de la force de travail par le biais des cotisations et des impôts. Le travail domestique total d’une société peut également être réduit par le recours aux populations de certaines institutions (travail en prison et dans l’armée) et en important de la main-d’œuvre migrante venue de l’extérieur des frontières nationales. Avec le temps, la réduction tendancielle du travail domestique affecte de différentes manières les unités dans lesquelles il est effectué. Ces changements ont été souvent analysés par les chercheurs et chercheuses sous l’angle des transformations de la famille et de la relation entre le travail et la famille. Mais on connaît moins bien l’histoire des effets de cette tendance sur les lieux de reproduction de la force de travail qui ne sont pas fondés sur des rapports de parenté (prisons, centres d’hébergement, camps de travailleurs et travailleuses migrants).

La composante domestique du travail nécessaire ne peut pas être complètement socialisée dans la société capitaliste. Le principal obstacle est d’ordre économique, car les coûts sont extrêmement importants lorsqu’il s’agit d’élever des enfants ou d’entretenir un foyer[5]. Par exemple, on attend encore le développement de grands groupes rentables de crèches et garderies, et les services de ménage à domicile n’ont pas réussi à réduire les coûts à un niveau qui les rende accessibles aux ménages ouvriers. Les obstacles politiques et idéologiques à la socialisation du travail domestique jouent également un rôle. La socialisation du travail autrefois effectué à la maison peut être vécue comme une attaque contre les modes de vie en vigueur dans la classe ouvrière, comme lorsque l’introduction de l’enseignement public a rencontré l’opposition de certains militants ouvriers qui redoutaient un endoctrinement capitaliste. L’expansion récente des maisons de retraite a pu parfois être combattue parce qu’elle participerait d’un déclin général des valeurs familiales « traditionnelles ». Cependant, les familles ouvrières des sociétés capitalistes ont le plus souvent accueilli favorablement les progrès de la socialisation du travail domestique. Elles expriment ainsi leur satisfaction face au travail économisé et à la potentielle amélioration de leurs conditions de vie[6]. Un autre type d’obstacle politique à la socialisation du travail domestique existe dans le cas des travailleurs et travailleuses migrants logés dans des centres d’hébergement ou des camps de travail. De telles structures permettent de réduire le travail domestique et le coût du renouvellement de la main-d’œuvre ; mais, comme le montrent les récents événements en Afrique du Sud, elles représentent également une menace politique pour la classe dirigeante, dans la mesure où elles facilitent l’organisation des travailleurs et travailleuses. L’ultime obstacle à la socialisation du travail domestique vient directement de la biologie. Bien qu’il soit concevable de réduire au minimum le travail domestique par la socialisation de la plupart des tâches, le processus physiologique fondamental que représente le fait de porter des enfants continuera d’être l’apanage des femmes[7].

La tendance à la réduction du travail domestique dans la société capitaliste n’est, bien sûr, qu’une tendance générale. Les formes concrètes que prend le travail domestique découlent et dépendent de l’histoire de chaque société, et du conflit de classe qui la traverse. C’est dans ce contexte que doivent être analysés des phénomènes tels que le salaire familial, l’entrée des femmes dans la main-d’œuvre, la discrimination qu’elles subissent sur le marché du travail, l’instauration d’une législation protectrice comme les lois sur le travail des enfants. De façon générale, la quantité et la forme spécifiques du travail domestique effectué dans une société donnée résultent, à plusieurs niveaux, de la lutte des classes. En vérité, le travail domestique joue un rôle particulièrement contradictoire dans la reproduction sociale capitaliste. D’un côté, il constitue une condition essentielle du capitalisme : pour que la production capitaliste puisse avoir lieu, il faut qu’il y ait de la force de travail disponible, et pour qu’il y ait de la force de travail disponible, il faut que du travail domestique soit effectué. De l’autre côté, le travail domestique entrave la course capitaliste au profit, car il vient aussi limiter la disponibilité de la force de travail. Du point de vue du capital, le travail domestique est à la fois un élément indispensable et un obstacle à l’accumulation. Sur le long terme, la classe capitaliste cherche à stabiliser la reproduction de la force de travail à un faible coût et avec un minimum de travail domestique. En même temps, la classe ouvrière, qu’elle soit rassemblée en une force unie ou fragmentée en secteurs concurrents, s’efforce de conquérir les conditions les plus favorables pour son propre renouvellement, ce qui peut inclure un certain niveau et un certain type de travail domestique.

[…]

Ce chapitre a proposé un cadre théorique pour analyser l’oppression des femmes dans le contexte de la reproduction sociale capitaliste. La position particulière des femmes dans la société capitaliste présente deux aspects fondamentaux. Tout d’abord, comme dans toutes les sociétés de classe, les femmes et les hommes se trouvent dans une situation différente en ce qui concerne les aspects matériels essentiels de la reproduction sociale. En second lieu, les femmes, comme de nombreux autres groupes dans la société capitaliste, ne disposent pas de l’ensemble des droits démocratiques.

Le positionnement différencié des femmes et des hommes dans la reproduction sociale varie selon la classe. Les femmes de la classe ouvrière sont en charge d’une part considérablement plus grande de la composante domestique du travail nécessaire, c’est-à-dire les tâches quotidiennes liées à l’entretien et au remplacement de la force de travail. Réciproquement, les hommes de la classe ouvrière sont en charge d’une part considérablement plus grande de la composante sociale du travail nécessaire, c’est-à-dire le travail qui leur permet l’achat de moyens de subsistance sous la forme de marchandises. Ils ne peuvent espérer s’acquitter de cette responsabilité qu’en devenant salariés. Les femmes de la classe capitaliste sont généralement en charge d’une part considérablement plus grande des processus assurant le remplacement générationnel au sein de cette classe, tandis que les hommes sont généralement en charge d’une part considérablement plus grande des processus assurant l’accumulation capitaliste. (On ne tentera pas ici d’analyser quelles femmes précisément appartiennent ou non à la classe ouvrière dans la société capitaliste contemporaine. Cette question relève d’une enquête marxiste sur la structure contemporaine des classes, ce qui est un sujet largement débattu et traité de manière encore confuse. Tant que ce problème ne sera pas résolu, le mouvement de libération des femmes manquera d’un cadre théorique absolument nécessaire.)

Alors que seules certaines femmes effectuent le travail domestique dans la société capitaliste – à savoir les femmes de la classe ouvrière, dont les efforts entretiennent et renouvellent une force de travail exploitable –, toutes les femmes souffrent des inégalités sous le capitalisme, du moins en théorie. Cette inégalité constitue une caractéristique spécifique de l’oppression des femmes dans la société capitaliste par opposition aux autres sociétés de classe. Les normes discriminatoires qui survivent des sociétés de classe antérieures au capitalisme sont complétées et renforcées par de nouveaux mécanismes de discrimination politique bourgeoise. L’oppression des femmes et les inégalités qu’elles subissent prennent appui tant sur le système juridique que sur tout un ensemble de pratiques sociales informelles. Dans le même temps, le capitalisme promet l’égalité à chacun et chacune, et là où il manque à sa promesse, comme dans le cas des femmes, l’inégalité se fait fortement sentir. Comme d’autres groupes qui se voient refuser l’égalité des droits, les femmes luttent pour l’obtenir. Dans le passé, le mouvement féministe se concentrait sur les inégalités flagrantes au sein de la société civile, notamment celles inscrites dans les codes juridiques. Aujourd’hui, dans les pays capitalistes avancés, la lutte pour l’égalité se poursuit et touche des domaines dont les féministes du XIXe siècle n’avaient jamais rêvé. Les femmes se battent pour l’égalité des droits dans « la sphère privée », autrefois considérée comme échappant largement au périmètre de l’action légale et sociale. Elles se concentrent par exemple sur l’égalité au sein du foyer, la liberté sexuelle et le droit d’avoir ou non des enfants. Dans le domaine du travail rémunéré, les femmes ne se contentent pas de revendiquer l’égalité salariale et l’égalité face aux opportunités de carrière : elles exigent d’avoir accès à un travail aussi valorisé que celui des hommes et pour un même salaire. En un mot, les récentes revendications d’égalité posent souvent la question du sens de l’égalité formelle dans une société fondée sur une inégalité réelle. Les pays capitalistes avancés sont devenus, en outre, les premières sociétés de classe dans lesquelles les différences entre les femmes et les hommes semblent parfois l’emporter sur les différences entre les classes. Dans ces pays, l’expansion des classes moyennes et le développement d’un style de vie consumériste homogène s’accompagne d’une ligne de démarcation encore profonde entre la « sphère féminine » du travail domestique et la « sphère masculine » du travail salarié. Ce contexte explique que le manque d’égalité par rapport aux hommes puisse sembler être le facteur social le plus important dans la vie de nombreuses femmes. Il est bien trop facile de négliger la distinction fondamentale entre la classe ouvrière et les autres pans de la société. Les féministes socialistes insistent sur le fait que Jacqueline Kennedy Onassis n’est en aucune façon une sœur – mais d’autres distinctions ont tendance à être oubliées.

Bref, la singularité de l’oppression des femmes dans les sociétés capitalistes est due au caractère double de la position spécifique des femmes par rapport au travail domestique d’un côté, et par rapport à l’égalité des droits de l’autre. Dans le même temps, le statut particulier des femmes constitue un obstacle à certaines tendances inhérentes à l’accumulation capitaliste : les difficultés que rencontrent les femmes pour intégrer la main-d’œuvre et leur isolement dans l’espace privé du foyer entravent les tendances à la réduction du travail domestique et à la pleine disponibilité de la force de travail. Au fil du temps, la plupart des sociétés capitalistes sont en fait marquées par l’atténuation de l’isolement des femmes ainsi que par leur présence croissante au sein du salariat. Tant que se maintient un statut spécifique pour les femmes, il autorise des discriminations envers elles, ce qui peut jouer en faveur du capital. Par exemple, les salaires pour les emplois « féminins » restent notoirement bas. Dans la sphère politique, le déni des droits des femmes entre de plus en plus en contradiction avec la tendance à élargir le champ de l’égalité dans les pays capitalistes avancés. Au cours du xxe siècle, les entraves à l’égalité entre hommes et femmes se sont considérablement réduites, révélant une tension sous-jacente entre égalité formelle et égalité réelle. Pour de nombreuses femmes, comme pour la plupart des membres d’autres groupes opprimés dans la société capitaliste, l’égalité bourgeoise se présente désormais de façon tout à fait distincte de la libération que permettrait une société juste.

Notes

[1] Karl Marx, Le Capital, livre 1 [1867], trad. révisée Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Les éditions sociales, 2016, p. 553-554 ; on trouve des déclarations semblables p. 551, 555, 556, et 560, ainsi que dans Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Les éditions sociales, 2018, p. 419-420, 635-636, 673. Selon la célèbre remarque de Marx, le travailleur « s’appartient à lui-même et accomplit des fonctions vitales hors du processus de production », et pour cet accomplissement « le capitaliste peut faire confiance à l’instinct de conservation et à l’instinct sexuel des travailleurs » (Karl Marx, Le Capital, livre 1, op. cit., p. 554-555). Cette remarque reconnaît implicitement dans la reproduction de la force de travail un processus qui doit rester extérieur à la production marchande capitaliste. L’expression malheureuse qu’il emploie – assez légitimement critiquée par les féministes – semble écarter tout examen théorique du processus en question. Cependant, cette formulation recouvre au fond une intuition théorique essentielle. Molyneux soutient que « le travail domestique, en tant qu’il est un travail individuel privatisé et non soumis à la loi de la valeur, se tient en dehors de la théorie du mode de production capitaliste », mais elle ne nie pas qu’il soit important de développer une analyse marxiste du travail domestique dans la société capitaliste (Maxine Molyneux, « Beyond the Domestic Labour Debate », New Left Review, n° 116, 1979, p. 20).

[2] Karl Marx, Le Capital, livre 1, op. cit., p. 521.

[3] Les unités au sein desquelles s’effectue le travail nécessaire dans sa composante domestique peuvent être analysées dans le cadre de ce qu’on a appelé la double « séparation » du producteur direct, qui n’est ni propriétaire ni simplement en possession des moyens et des conditions de la production capitaliste. La rémunération salariale et l’isolement du lieu du travail domestique incarnent cette double séparation. Les travailleurs et travailleuses salariés ne peuvent pas s’approprier la survaleur (en être propriétaires). Ils et elles ne peuvent pas non plus activer le processus concret de travail (en avoir la possession). En ce sens, la rémunération salariale correspond au fait que le travailleur ou la travailleuse ne sont propriétaires d’aucun bien, à l’exception de leur propre force de travail, tandis que la séparation spatiale, temporelle et institutionnelle entre le lieu du travail domestique et celui du travail salarié reflète l’impossibilité pour le travailleur ou la travailleuse de faire fonctionner les instruments du travail social. En résumé, les porteurs et porteuses de la force de travail n’ont ni la propriété ni la possession des moyens et des conditions de production. De ce point de vue, les unités au sein desquelles s’accomplit le travail domestique constituent un sous-ensemble particulier au sein des unités sociales de la société capitaliste. Elles sont la figure concrète que prend, au sein de la classe ouvrière, le rapport entre cette non-propriété des moyens et des conditions de production d’une part, et cette non-possession des mêmes moyens et conditions d’autre part. Notons que Poulantzas décrit l’entreprise comme « la figure concrète du rapport entre une propriété économique et une possession appartenant, toutes deux, au capital » (Nicos Poulantzas, Les Classes sociales dans le capitalisme aujourdhui, Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 133). Voir aussi Louis Althusser et al., Lire Le Capital [1965], Paris, PUF, 2014 et Charles Bettelheim, Calcul économique et formes de propriété, Paris, François Maspero, 1970. Puisque ces unités sociales incarnent une relation déterminée aux moyens et conditions de production, on ne saurait les considérer comme des enclaves privées qui se développeraient de façon plus ou moins séparée des processus de production capitalistes. En vérité, la forme, la composition et la structure interne de cet ensemble particulier d’unités sociales dans lesquelles se déploie le travail domestique sont directement affectées par le cours de l’accumulation capitaliste. En un certain sens, les unités sociales consacrées à la composante domestique du travail nécessaire sont le pendant des entreprises capitalistes. De ce point de vue, l’examen de Bettelheim concernant le « déplacement des limites » de l’entreprise qui accompagne la montée du capitalisme monopolistique nous invite à concevoir de façon similaire l’évolution des foyers familiaux dans la société capitaliste. Par exemple, la disparition de certaines fonctions auparavant assumées au sein du foyer privé et le développement de la consommation collective expriment de façon analogue certains déplacements des limites. Il faut souligner qu’en considérant les unités du travail domestique comme le pendant de celles de la production capitaliste, on ne veut pas dire qu’il y ait entre elles un pur parallélisme.

[4] Karl Marx, Le Capital, livre 1, op. cit., chapitres X et XIV.

[5] Voir Emily Blumenfeld et Susan Mann, « Domestic Labour and the Reproduction of Labour Power: Towards an Analysis of Women, the Family, and Class », in Bonnie Fox (dir.), Hidden in the Household, op. cit. ; Nancy Holmstrom, « “Women’s Work”, The Family, and Capitalism », Science and Society, n° 45, 1981, p. 186-211.

[6] Le potentiel émancipateur inhérent à la socialisation du travail domestique était particulièrement évident au XIXe et au début du XXe siècle : voir Dolores Hayden, The Grand Domestic Revolution, Cambridge, M.I.T. Press, 1981.

[7] Au nom de leur désir d’égalité et d’émancipation, les féministes ont parfois voulu réduire à néant le rôle de la biologie. Par exemple, Firestone milite pour « la libération des femmes, par tous les moyens existants, de la tyrannie de leur fonction biologique reproductrice », y compris par la reproduction artificielle extra-utérine (Shulamith Firestone, La Dialectique du sexe [1970], trad. Sylvia Gleadow, Paris, Stock, 1972, p. 262). Pour un examen du caractère contradictoire et anti-matérialiste de telles positions, voir Janet Sayers, Biological Politics, Londres, Tavistock Publications, 1982.

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