Pour une histoire scolaire émancipatrice
À lire un extrait de : Laurence De Cock, Sur l’enseignement de l’histoire. Débats, programmes et pratiques du XIXe siècle à nos jours, Libertalia, 2018 p. 262-269.
« Pour une histoire scolaire émancipatrice[1] »
Une matière scolaire ne saurait s’émanciper seule à l’intérieur d’une institution qui s’y refuse. Ainsi, il va de soi que les propositions qui suivent attendent d’être articulées à un projet plus global de refondation de l’école et des autres disciplines scolaires. Je ne fais que poser quelques pavés sur un chemin encore peu carrossable. Les finalités identitaires et civiques de l’enseignement de l’histoire ont été déjà largement développées dans cet ouvrage. J’ai tenté de montrer qu’elles étaient incontournables, inhérentes à l’acte de fondation d’une histoire enseignée en prise avec un projet d’éducation nationale. L’idée d’une dépolitisation de l’histoire scolaire me semble donc très mal posée, de même que celle de sa neutralité. Je suggère donc de prendre acte du potentiel politique de l’enseignement de l’histoire non pas dans le sens d’un endoctrinement piloté des coulisses ministérielles mais en assumant et réhabilitant son potentiel mobilisateur dans l’accompagnement d’une responsabilité politique au présent et à l’avenir.
Une pédagogie émancipatrice de l’histoire aurait donc plusieurs règles et vertus. La première règle est ce qui la distingue justement d’une pédagogie partisane : le pédagogue ne s’autorise aucune emprise sur les appropriations et modes de pensée des élèves. Il transmet et construit du savoir historique sans préjuger des usages possibles que les élèves feront de ce savoir. Conscients tous les deux que le savoir historique permet de porter un regard critique sur le passé et le présent, l’élève doit se sentir libre de dérouler son analyse et le maître garant de cette liberté. C’est l’unique condition de l’absence d’endoctrinement et c’est ce qui protège de toute forme de prosélytisme, quel qu’il soit. La « neutralité » n’est donc pas le refus du politique mais la garantie de son fonctionnement au service de la démocratie. L’autre règle qui en découle est la nécessité de la conscientisation des rapports de domination, à la base de toute pédagogie critique. Ces dominations, qu’elles soient de genre, de classe, de race ou générationnelles, doivent être dévoilées – ce que Bourdieu et Passeron appellent « vendre la mèche » – afin de tendre vers leurs suppressions, conditions d’une véritable égalité (et fraternité).
La vertu d’une telle posture professionnelle est celle d’une contractualisation forte de la relation pédagogique fondée sur une confiance réciproque, proposition plus déterminante, me semble-t-il, que le désormais mot-valise « bienveillance ». En quoi un enseignement de l’histoire peut-il aider à un tel dessein ?
Il faut commencer par réaffirmer que l’enseignement de l’histoire est au service du raisonnement historique. Celui-ci est un mode de pensée qui ne se contente pas d’agréger, mémoriser puis restituer des connaissances du passé sous la forme d’un stock renouvelable et partagé, mais qui apprend à sélectionner, agencer, interroger ces savoirs dans le cadre d’une réflexion sur le passé mais aussi sur le présent. Le raisonnement historique assume donc que le passé est nécessairement « recomposé » par le biais d’une méthode scientifique (celle de l’historien); qu’il est circonscrit dans une historicité qui lui est propre, mais qu’il soulève des enjeux qui sont mobilisables au présent. Le va-et-vient passé/présent/avenir des savoirs va de soi dans une école qui, porteuse d’un projet de société, repose de toute façon sur un pari fait sur l’avenir. L’enseignement du raisonnement historique nécessite ainsi simultanément une bonne maîtrise de l’épistémologie disciplinaire et un outillage didactique.
Dans le raisonnement historique, la formulation des questions prend autant d’importance que la validité des réponses. Ce ne sont pas des « problématiques » accolées artificiellement à un début de séance comme pompe ou amorce de démonstration ; ce sont des questions qui bouclent une séquence au lieu de l’inaugurer. Le paradigme scolaire s’inverse : l’école ne fait plus que répondre aux questions, elle en construit. Ceci implique d’accepter que les réponses ne soient pas celles attendues et qu’aucune, dans les limites de la loi et de l’éthique, n’en soit a priori exclue. C’est à cette seule condition que l’esprit critique pourra se déployer dans une école qui ne sera plus un lieu de diffusion du savoir – au milieu d’autres – mais un lieu de construction, confrontation et surtout usage des savoirs.
Dès le plus jeune âge, les élèves acquièrent les automatismes pour interroger le passé. Ils sauront qu’on ne pose pas la question du pourquoi mais des pourquoi(s). Ils sont aussi nécessairement initiés à interroger la présence des acteurs (qui ?), protagonistes individuels et collectifs, ainsi que les variations d’échelles pour appréhender les faits (où ? comment ?). Ils n’oublieront pas non plus de mobiliser le masculin/féminin ; cherchant à comprendre comment le couple interagit dans la compréhension d’un événement ; quêtant notamment les absences féminines dans les narrations historiques pour pouvoir les interpréter.
Le premier cycle doit également clarifier la distinction entre l’histoire et la fiction. Sans opposer radicalement les deux termes, les élèves doivent saisir ce qui est vrai, ce qui a eu lieu, malgré les possibles diversités d’interprétations. Ils doivent apprendre à douter mais aussi à rechercher la conviction.
À propos de la fameuse frise chronologique : la représentation graphique et imagée du passé est certes fondamentale. Mais le passé n’est pas linéaire. À la fin du premier cycle, les élèves pourraient avoir du passé une représentation plus arborescente. Des codes couleurs insisteraient sur ses multiples dimensions. Les réflexions préalables sur les causes et les déroulés servent ensuite une mise en ordre, une « soif de datation » (Henri Moniot) qui s’impose par le raisonnement et ne lui est pas préalable. Les « repères » ne jouent leur rôle qu’à ce prix. En tant que dates « toujours déjà là », ils ne sont que « repères » pour l’évaluation de l’enseignant mais pas pour l’intelligibilité, par l’élève lui-même, de sa place dans les chaînes du temps. Au cours de sa scolarité, l’élève approfondit le raisonnement historique en densifiant la quantité et la complexité des savoirs. Il insiste particulièrement sur l’entrée dans l’histoire par l’écrit comme le montrent les travaux de Didier Cariou[2]. L’idée n’est plus de « raconter » mais de mettre en forme une réflexion raisonnée. Les consignes varient. Elles peuvent porter uniquement sur les causes ou les acteurs. Elles poussent les élèves à nuancer, énoncer ce que l’on sait, mais aussi ce que l’on ignore, et ce que l’on suppose. Elles ne brident pas les effets éventuels d’exaltation, de jugements ou qualification des faits (« c’est bien », « c’est mal ») mais elles travaillent très progressivement la distanciation de l’historien pour arriver à privilégier, à terme, la posture interprétative véritablement critique (les enjeux d’une question). Le cycle 4 est également le moment où commencent à être interrogées les conséquences d’un fait. Il me semble important de dissocier la trilogie cause-déroulé-conséquence qui renforce une forme de déterminisme. La conséquence peut être appréhendée sous l’angle de : « ce qui a eu lieu » mais aussi « ce qui aurait pu avoir lieu ».
Une histoire émancipatrice appelle par ailleurs d’en interroger les acteurs. Lorsqu’il ne s’agit pas des grands personnages, les acteurs de l’histoire scolaire restent étudiés sous l’angle d’une histoire culturelle ou d’une histoire des représentations purgée de sa dimension économique et sociale. Ainsi, le peuple de l’histoire scolaire est un « on » informel déterminé par la culture du moment. L’histoire culturelle, dans les programmes scolaires, fabrique un consensus apparent de soumission des peuples à l’air du temps. On l’aura compris, la grande absente dans l’écriture scolaire de l’histoire reste la dimension sociale, ou la place de l’« ordinaire ». Les différents débats actuels : « Où est l’histoire des femmes ? Où sont les minorités ? » ne formulent pas correctement la question car ce sont globalement les hommes et les femmes ordinaires du passé qui sont niés en tant qu’acteurs et groupes sociaux. Il faut donc inventer une autre grammaire qui assumerait le registre de l’identification inhérent à la transmission scolaire de l’histoire, mais qui la déplacerait vers l’ordinaire : les « vous et moi du passé » pourrait-on dire. Ce qui sous-entendrait notamment d’accorder une place aux enfants et aux adolescents dans les contenus d’enseignement.
Enfin, une histoire émancipatrice est par essence inclusive. Elle se soucie de rendre évidente la présence au monde à l’ensemble des élèves scolarisés en France, d’où qu’ils viennent, et quelle que soit leur couleur de peau. Cette légitimation passe par la reconnaissance urgente et obligatoire de l’ensemble des héritages constitutifs de la société française et tissés ensemble par le temps. L’histoire coloniale en est l’une des composantes essentielles. On proposera pour finir, inspirée aussi par tout le travail de Charles Heimberg cité plus haut, une liste de dix préceptes – à ne pas confondre avec des commandements – pouvant orienter une histoire scolaire émancipatrice :
1) dans le passé, rien n’est jamais joué d’avance : il s’agit donc d’insister sur l’éventail des possibles ;
2) tout événement passé a un « degré d’actualité » (Walter Benjamin). Il existe une proximité de l’apparente étrangeté ;
3) à l’inverse, ce qui apparaît comme familier peut se révéler d’une importante étrangeté ;
4) le passé est un processus et non un résultat ;
5) l’histoire a un caractère saccadé ; elle est « intempestive, ironique, saccadée, disruptive[3] » (Arlette Farge). Il n’y a pas de causalité linéaire ;
6) l’identification ne relève pas de l’héroïsation mais du groupe social ou groupe d’anonymes car l’enseignement de l’histoire porte un projet de justice, d’égalité et d’émancipation ;
7) l’enseignement de l’histoire n’est pas mis au service du pouvoir ;
8) l’enseignement de l’histoire n’a pas de vocation thaumaturgique ;
9) bien plus qu’un grand récit identitaire, l’enseignement de l’histoire construit des outils d’analyse et de compréhension ;
10) l’histoire scolaire promeut les questions sensibles comme des objets emblématiques des débats et des conflits qui sont au cœur de la démocratie.
Ces principes sont à envisager comme une boussole, ils aident à préparer des séquences, et ce, quels que soient les programmes. Ils permettent non seulement de faire vraiment de l’histoire en classe avec les élèves, mais aussi de dépasser la simple question de la critique des contenus. Enfin, ils laissent une marge de manœuvre et de renouvellement infinie ; condition, je crois, d’un maintien du plaisir pour le métier d’enseignant.
Notes
[1] De Cock Laurence, Sur l’enseignement de l’histoire. Débats, programmes et pratiques du XIXe siècle à nos jours, p. 262-269, Libertalia, 2018.
[2] Cariou Didier, Écrire l’histoire, Presses universitaires de Rennes, 2012.
[3] Farge Arlette in Laurentin Emmanuel (dir.), À quoi sert l’histoire aujourd’hui ?, Bayard, « La fabrique de l’histoire », 2010