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Au cours des deux derniers siècles, chaque moment révolutionnaire ou de grande conflictualité sociale a stimulé la réflexion politique autour des questions pédagogiques et des expériences de transformation radicale des modes d’éducation. La « séquence rouge » dans l’Italie des années 1960-70 ne fait pas exception, comme l’analyse ici Andrea Cavazzini en revenant sur une pluralité d’expériences souvent méconnues ou tombées dans l’oubli au terme de la terrible régression sociale, politique et intellectuelle qui a suivi.

Pour aller plus loin sur ces questions, voir notre dossier : « De l’École capitaliste à l’éducation émancipatrice ».

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La « séquence rouge » italienne représente un moment historique singulier en raison de sa capacité à exprimer sous une forme extrêmement intense les contradictions structurelles de la dernière tentative mondiale visant à donner un contenu politique immédiat à la perspective communiste. Suite à la crise, pour ne pas dire la défaite, de cette tentative, le capitalisme semble réussir à se présenter comme un horizon indépassable, non seulement dans les idéologèmes explicites, mais plus en profondeur, dans les racines inconscientes des subjectivités[1]. Dans la conjoncture italienne, l’enjeu consistant à garder ouverte la possibilité d’une histoire par-delà la logique de l’accumulation du capital s’est manifesté par un investissement très puissant des structures du quotidien vues comme le site où sont reproduites les subjectivations aliénées et aliénantes et où se joue par conséquent la rupture possible avec la reproduction de l’assujettissement idéologique.

Plusieurs courants et figures de la Nuova Sinistra (« Nouvelle Gauche ») italienne ont manifesté une conscience aiguë du fait que les rapports capitalistes étaient impossibles à déconstruire par de simples « mesures sociales ». En effet, l’essor italien et européen du Welfare State est apparu, tout au long des Trente glorieuses, comme l’extension du capitalisme avancé à toutes les sphères de l’existence, inaugurant la transformation du capitalisme libéral et de l’État de droit en ce que l’École de Francfort appelle la société « administrée » ou « unidimensionnelle ». D’où l’urgence d’inventer des nouvelles manières de faire, d’agir, de subvenir aux besoins et aux désirs, d’assurer la continuité de l’existence des individus et des communautés tout en préfigurant ou en amorçant, à même le quotidien, un dépassement de la reproduction du capital.

Un système éducatif cloisonné et hiérarchique

C’est dans ce contexte que s’inscrivent tout naturellement les expériences visant à transformer ou à réinventer les pratiques du système éducatif, qui commence à la fin des années 1950 à s’adapter à la société du plein emploi et de la consommation de masse. Ces expériences sont sensiblement plus variées que la plupart de leurs équivalents français à la même époque, et s’orientent dès le départ dans le sens d’une opposition radicale au paradigme de l’éducation étatisée, obligatoire et homogène qui constitue le paradigme napoléonien, puis républicain, de l’école française. La prise en charge massive et verticale des jeunes générations par l’État, l’approche paternaliste des inégalités sociales, l’idéologie de l’évaluation et du mérite qui fait des enseignants et des « opérateurs sociaux » les mieux intentionnés des agents de la discrimination et de la normalisation, sont vus, dès le début des années 1960, comme des dispositifs cruciaux dans la production d’homme-bras, d’hommes-chevaux ou d’hommes-déchets dans le capitalisme avancé.

La politisation de l’école et de l’université s’enracine d’abord dans les rapports sociaux férocement inégalitaires propres à la société italienne et dans leur reflet au sein des
institutions scolaires. Au 19ème siècle et jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, l’école et l’université italiennes n’arrivent pas, à la différence de l’école et de l’université françaises, à constituer un lien social relativement « autonome » vis-à-vis des rapports de classe et des inégalités immanentes à la société, moins encore à ouvrir des voies institutionnelles d’ascension sociale aux rejetons des classes moyennes. Après la guerre, l’organisation des études reste modelée en fonction de la division sociale en classes et en métiers. Dans les années 1950, l’école secondaire est divisée en trois orientations (orientation professionnelle, orientation commerciale et école secondaire). Pour passer du degré primaire au secondaire, un examen est requis, contrairement aux orientations professionnelle et commerciale, ce qui favorise les jeunes issus des classes bourgeoises. Sans la licence de l’école secondaire, il est impossible d’accéder au lycée, donc à l’université[2]. L’immobilisme de la société italienne devient pourtant difficilement compatible avec la « modernisation » capitaliste, rapide et sauvage, de la Péninsule entre la fin des années 1950 et le début de la décennie suivante, marquée par les premiers gouvernements de centre-gauche (démocrate-chrétiens et socialistes) :

« Le processus de modernisation déclenché par le tumultueux développement industriel exigeait une force de travail plus flexible, plus cultivée et qualifiée, en particulier dans le secteur du tertiaire. La rencontre de ces facteurs donnera lieu au projet de l’« école secondaire unifiée », impliquant la disparition des deux autres orientations, et surtout celle de l’examen « à dés pipés » pour accéder à la scuola media, ce qui allait entraîner la possibilité d’un accès plus aisé aux échelons supérieurs pour les enfants issus des classes subalternes. »[3]

Cette généralisation du droit à la scolarisation allait permettre l’unité du monde étudiant dans la contestation des années 1960, et cela d’autant plus qu’une telle généralisation formelle de l’accès aux études coexistait avec la persistance de discriminations matérielles : à cause d’abord d’un corps enseignant conservateur ressenti comme méprisant face à l’accès des « masses » aux études, ainsi que d’inégalités sociales profondes opérant une sélection silencieuse et inavouée défavorisant systématiquement les étudiants d’origine prolétarienne ou populaire – mais aussi à cause des nouvelles générations d’enseignants, généralement issues de l’ascension sociale des classes moyennes et de l’accès des jeunes femmes à l’autonomie professionnelle et financière. Ces nouvelles couches enseignantes s’identifient profondément à leur rôle et à la mission de l’école publique, et peinent par conséquent à accepter l’incapacité des « pauvres » et des « défavorisés » de bénéficier pleinement des bienfaits de l’instruction pour tous.

L’expérience de l’école de Barbiana

C’est dans ce contexte que s’inscrit la publication d’un texte dont le retentissement fut énorme et qui a exercé une influence décisive sur la gauche critique de son époque : la Lettera a una professoressa[4] écrite par les élèves de l’école de Barbiana del Mugello sous la supervision du curé de Barbiana et « prieur » de l’école, Don Lorenzo Milani (1923-1967). Don Milani, issu d’une famille bourgeoise d’origine juive, riche et cultivée, avait été exilé par sa hiérarchie dans le village de montagne de Barbiana – quasiment dépourvu d’eau, d’électricité et de voies de communication – pour avoir ouvert à des jeunes communistes l’école du soir qu’il animait dans les faubourgs ouvriers autour de Florence. L’école organisée par Don Milani à Barbiana entre 1954 et 1967 était en réalité un lieu de vie, ouvert tous les jours de l’année, où les enfants et les adolescents de la communauté villageoise pouvaient venir étudier après avoir travaillé dans les champs. Les cours avaient lieu de 8 h à 19 h30, les sujets et les matières étaient choisis en commun entre le maître et les élèves, les plus âgés devenaient les maîtres des plus petits et toute la communauté pratiquait la discussion, l’étude et l’écriture collectives. Les évaluations étaient supprimées, ainsi que le sport, la récréation et le redoublement.

À l’époque, l’Italie était un pays largement rural, dont le développement industriel, au Nord, coexistait avec l’extrême misère des montagnes et des campagnes infertiles. Ainsi, le but de cet enseignement, centré essentiellement sur la langue italienne et les langues étrangères, était de donner aux jeunes d’origine paysanne et montagnarde les instruments culturels leur permettant de se défendre contre l’exploitation et le mépris et de revendiquer leur dignité. Il est significatif que de nombreux élèves de Barbiana deviendront des syndicalistes et des militants, souvent engagés dans les démarches de l’économie solidaire et du développement soutenable.

Dans la Lettera, l’illustration et la défense de l’expérience de Barbiana par les élèves devient un discours sur l’éducation et l’égalité dans les conditions du début des années 1960. Le texte s’adresse de façon très dure aux enseignants, jugés responsables de la reproduction des
différences de classe occultées par le « droit égal à l’instruction ». La « professoressa » (enseignante, institutrice ou maîtresse) que la Lettera vise n’est pas un avatar de la réaction ou de l’obscurantisme ; au contraire, elle incarne les nouvelles figures progressistes et bienveillantes de la fonction publique et de l’intervention sociale, complices involontaires mais aveugles de la transformation des « sous-développés » en déchets, responsables de leur propre subalternité :

« Telle a été notre première rencontre avec vous. Par les élèves que vous laissez de côté. Nous savons aussi qu’avec eux l’école devient plus compliquée. Parfois, on a la tentation de s’en débarrasser. Mais, si nous perdons ces enfants-là, l’école n’est plus l’école. Elle devient un hôpital qui soigne les sains et exclut les malades. Elle devient un instrument de différenciation de plus en plus irrémédiable. »[5]

L’école est critiquée en tant que lieu de la reproduction de l’individualisme et de la compétition que soutient l’idéologie du mérite et de l’ascension sociale à travers le diplôme :

« Même les buts de vos élèves restent un mystère. Tantôt il n’y en a aucun, tantôt il s’agit de buts mesquins. Jour après jour ils étudient pour le registre de classe, pour la note, pour le diplôme. Et c’est en étudiant de cette façon-là qu’ils se détournent des matières, pourtant si belles, qu’ils étudient. Langues, histoire, sciences, tout cela devient de la matière à notes et rien d’autre. Derrière ces papiers-là, il n’y a que l’intérêt individuel. Le diplôme, c’est du fric. Vous ne dites pas ça ouvertement. Mais finalement c’est là qu’on finit par en venir. Pour étudier de bon gré dans vos écoles il faudrait être des arrivistes déjà avant d’avoir 12 ans. A 12 ans les arrivistes sont très peu nombreux. C’est pourquoi la majorité de vos élèves déteste l’école. Votre invitation à la mesquinerie ne méritait pas d’autre réponse. »[6]

Un lien est établi avec les processus mondiaux de libération de populations immenses qui n’ont jamais eu le moindre pouvoir de déterminer leur propre existence ; l’égalité qu’il faut affirmer à Barbiana est la même que les masses gigantesques d’Asie, d’Afrique et d’Amérique imposent et revendiquent vis-à-vis du monde entier, c’est-à-dire le monde des anciens colonisateurs et des « pays développés » :

« En Afrique, en Asie, en Amérique latine, dans le Midi, à la montagne, même dans les grandes villes, il est des millions de jeunes gens qui attendent de devenir des égaux. Timides comme moi-même, imbéciles comme Sandro, paresseux comme Gianni. Ce qu’il y a de mieux dans l’humanité. »[7]

« Gianni » est le jeune issu des classes populaires que l’école a laissé tomber (qu’elle a voulu laisser tomber) ; il est l’opposé spéculaire de l’enfant issu de la bourgeoisie, « Pierino » lequel est également une figure de l’aliénation et de la déformation de tous les hommes dans les sociétés divisées en classes :

« La vraie culture, celle que nul homme n’a jamais possédée, consiste en deux choses : appartenir à la masse et avoir la parole. Une école qui sélectionne détruit la culture. Aux pauvres, elle vole les moyens de s’exprimer ; aux riches la connaissance des choses. Gianni est malheureux car il lui est difficile de s’exprimer, heureux car il appartient au « grand monde ». Frère de toute l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique Latine. Il connaît de l’intérieur les besoins des plus nombreux. Pierino est heureux, lui qui sait parler. Malheureux car il parle trop. Lui, qui n’a rien d’important à dire. Lui, qui ne répète que ce qu’il a lu dans les livres, écrits par un autre qui était identique à lui. Lui, enfermé dans un petit groupe, coupé de l’histoire et de la géographie. L’école de la sélection est un péché contre Dieu et les hommes. Mais Dieu défend ses pauvres. Vous voudriez les rendre muets et Dieu vous a rendus, vous, aveugles. »[8]

Elvio Fachinelli et le jardin d’enfants de la Porta Ticinese

Dès sa parution, la Lettera devient une référence exemplaire pour la gauche critique. Le livre est commenté et analysé dans les Quaderni Piacentini, le laboratoire culturel principal de la Nuova Sinistra, par trois maîtres à penser de l’époque : le poète et essayiste Franco Fortini, le psychiatre Elvio Fachinelli et le poète Giovanni Giudici. Fachinelli qualifie la Lettera de la manière suivante :

« Un texte chinois […] le premier texte chinois en Italie […]. « Tout le monde est également apte à toutes les matières » : voici à la fois un principe scientifique qui détruit la validité biologique des critères de différenciation qui divisent les hommes – et qui se fondent en réalité sur les différences socio-économiques – et le programme de Lénine : une cuisinière à la tête d’une nation […]. Mais c’est de la folie, diront Messieurs et Mesdames les Professeurs, ou alors une utopie. Justement. Il s’agit de quelque chose qui s’annonce depuis plusieurs horizons, de Berkeley jusqu’à Barbiana, de San Francisco et Chicago jusqu’à Canton. »[9]

La position de Fachinelli en 1967 est particulièrement significative, puisqu’il devient, après 1969 et la naissance des organisations extraparlementaires de la Nuova Sinistra issues de la rencontre entre ouvriers et mouvements étudiants, l’un des animateurs d’une autre expérience radicale dans le domaine de l’éducation : le « jardin d’enfants autogéré » de la Porta Ticinese à Milan.

Cette expérience autogestionnaire s’est déroulée entre 1970 et 1973 et a concerné environ 18 enfants entre 2 et 5 ans. Elle est issue des « cours alternatifs » (controcorsi) en sciences de l’éducation organisés par le mouvement étudiant à l’université de Milan et de l’initiative commune des parents, des étudiants et des intervenants sociaux. Le projet s’inspirait des pratiques pédagogiques antiautoritaires qui caractérisaient la contestation étudiante, notamment aux États-Unis et en Allemagne. Sa fin prématurée fut provoquée par les plaintes des voisins, gênés par le bruit incessant des enfants… 

Lorsqu’il s’engage dans cette expérience, Elvio Fachinelli (1928-1989) est déjà connu comme traducteur et commentateur de Freud, mais aussi comme critique de la sclérose des institutions psychanalytiques[10], comme figure du marxisme critique et comme analyste, dans tous les sens du terme, des mouvements étudiants qu’il essayera d’interpréter dans un article retentissant paru dans les Quaderni piacentini[11]. Le point de départ de son analyse est le refus des
lectures psychologisantes des mouvements de la jeunesse, dont les milieux psychanalytiques sont coutumiers, et donc de la tentation d’interpréter la révolte à partir des généralités habituelles sur le complexe d’Œdipe :

« L’expérience était en train de nous montrer que le conflit avec la figure paternelle ne revêtait chez nos analysants qu’un rôle secondaire, alors que [les cibles des appels à en finir avec la répression] étaient tous ces personnages qui avaient commencé à montrer leur essentielle vacuité autoritaire. »[12] 

Fachinelli reconnaît dans les révoltes étudiantes une tendance qui sera étudiée également par Jacques Lacan dans les séminaires XVI et XVII[13], et qui vise moins les figures verticales de l’autorité personnelle et transcendante que celles, anonymes mais omniprésentes, d’un pouvoir bienveillant et « systémique » de régulation totale. Ce glissement implique, pour l’analyste italien, qui travaille ici à partir des idées de Mélanie Klein, le passage d’une position du sujet organisée autour du rapport à l’autorité paternelle, à une position dont le noyau est l’angoisse vis-à-vis de la toute-puissance bienveillante de la mère. La société du Welfare – Lacan dirait : du « service des biens » – fournit de la nourriture, de la protection et de la sécurité, mais elle impose au sujet une condition de dépendance totale :

« L’étape la plus avancée de la société industrielle tend à être vécue par l’individu comme une répétition de la relation la plus « naturelle », la plus « biologique », parmi celles qui ont lieu au sein de la famille [la relation à la mère. A. C.]. Dans son propre discours idéologique, cette société tend à avoir recours d’une manière de plus en plus massive à des métaphores biologiques, cybernético-biologiques, et à se présenter comme un ensemble de systèmes dont la régulation est toujours-déjà calculable à l’avance. »[14]

C’est à partir de ces positions que Fachinelli produit en 1971 une analyse de l’expérience du jardin d’enfants autogéré en s’efforçant de déconstruire non seulement les idéologies les plus immédiates de l’antiautoritarisme, mais aussi celle qui assigne aux pouvoirs publics une fonction salvifique de prise en charge totale des besoins individuels et collectifs.

Dans des textes parus dans la revue L’erba voglio, elle-même issue de l’expérience de la Porta Ticinese, ensuite dans un bilan rétrospectif publié en 1974, Fachinelli analyse les prémisses et les impasses de cette initiative. D’abord, c’est la pénurie chronique, dans la métropole capitaliste-avancée que Milan incarne, de locaux pour accueillir les enfants de l’école maternelle, ce qui finit évidemment par peser en particulier sur les familles les moins fortunées, dont de nombreuses familles d’immigrés méridionaux. La gauche gouvernementale et le PCI, voulant sauvegarder le mythe social-démocrate de la « modernité » milanaise, finissent par s’adapter à cette pénurie, en optant pour accueillir en priorité les enfants les plus « défavorisés » :

« C’est là qu’on constate l’absurdité des buts réformistes proposés depuis des années dans le domaine des écoles maternelles : entasser 30 ou 40 ou 50 enfants dans une pièce […] veut dire, certes, soulager quelques milliers de femmes surmenées et fournir néanmoins une éducation. Mais il s’agit d’une éducation au disciplinement des masses et à la perte de l’identité personnelle […]. Les jardins d’enfants, nés dans une société qui désintègre la famille nucléaire, en envoyant les adultes vers le travail aliéné et les vieux vers les maisons de retraite, risquent de devenir le premier ghetto de masse pour les membres les moins « fortunés » des jeunes générations. La demande générale et unanime « Davantage de crèches ! » s’avère ainsi être l’élément idéologique permettant de rendre acceptable, dès l’enfance, la logique d’une ville et d’une société qui excluent et qui massifient. »[15] 

En 1974, Fachinelli oppose cette prise en charge aliénante des enfants à la pratique autogestionnaire :

« D’une part, nous avons affaire à une intervention verticale qui uniformise et stabilise les enfants, pour qu’ils soient « calmes », « immobiles », tels que toute maîtresse d’école primaire portant à bout de bras une quarantaine d’enfants en a rêvé au moins une fois dans sa vie […]. A cela s’oppose la tentative de renverser la pyramide, de faire surgir depuis la base la décision et la relation. C’est le problème, en dernière instance, de l’autonomie (de masse ou prolétarienne) ».[16]

Mais l’analyse de Fachinelli déconstruit immédiatement, sinon l’idée de l’autonomie, du moins les mythologies antiautoritaires qui empêchent l’autonomie elle-même de devenir tout ce qu’elle pourrait être :

« Si une telle autonomie est vue comme déjà donnée et achevée d’emblée – ce que l’on tend à faire au départ, au moment où il y a à la fois rupture avec le comportement figé et appropriation de la décision et de l’action – tout semble se réduire à une lutte contre le monde extérieur où les positions respectives s’opposent d’une manière simple et évidente […]. La contrainte et la domination, que l’on attribue exclusivement aux autres, se reconstituent très rapidement au sein de ce que l’on fait en tant que comportements et rôles déjà inscrits, déjà intériorisés. À ce moment-là, la tentation la plus banale, que justifie la crainte de voir s’effondrer les mobiles du choix initial en faveur de la rupture, semble consister dans le déni de ce que la plupart des gens voient néanmoins très clairement. »[17]

Les contradictions de l’autonomie

Avant de voir d’une manière plus précise ce que Fachinelli entend par reconstitution de la domination au sein de la pratique autogestionnaire avec les enfants, il conviendra de souligner le fait que ces analyses, certes inscrites dans une expérience très située et singulière, suggèrent néanmoins des indications politiques beaucoup plus générales :

« Si l’on veut échapper à cette tentation, il ne reste que continuer le travail en vue de l’autonomie, à travers toutes les inerties et les oppositions, internes et externes, de n’importe quelle amplitude, telles qu’on ne pouvait les imaginer initialement (on pourrait voir en cela le sens le plus profond et le plus universel de l’idée de « révolution culturelle » chez Mao). »[18]

Quelles sont donc les « inerties » et les « oppositions » qui entravent le déploiement de l’autonomie ? Fachinelli en a déjà indiqué l’un des aspects, à savoir la tendance, chez les sujets qui désirent l’autonomie et œuvrent à son avènement, à voir celle-ci comme naturellement donnée et disponible. Ainsi, Fachinelli se penche sur les effets, aussi spectaculaires qu’inattendus, de la suppression de la présence des adultes aux côtés des enfants dans les pratiques quotidiennes du jardin autogéré. Une telle suppression découle de la manière la plus immédiate des présupposés libertaires et antiautoritaires des mouvements étudiants internationaux, mais son application en situation ne semble pas obtenir les effets escomptés. Car, les enfants profitent de l’absence des adultes pour instaurer entre eux des rapports de domination « en cascade » extraordinairement brutaux, rappelant les dynamiques mafieuses et fascistes :

« Depuis notre expérience, basée sur des enfants entre deux ans et demi et cinq ans, cette société fasciste nous a semblé être le résultat immédiat d’une position « antiautoritaire » entendue, d’une manière idéologique et naïve, comme l’abolition tendanciellement complète de la figure et de la position de l’adulte par rapport à l’enfant […]. Or, en supprimant la figure de l’adulte, abstraitement considérée comme « autoritaire », on constate la formation d’une hiérarchie rigide, fondée sur la force et sur la brutalité, qui structure les rapports entre les enfants. »[19]

Cette tendance apparaît d’ailleurs d’une manière particulièrement forte chez des enfants issus de familles de travailleurs immigrés méridionaux : les enfants les plus brutaux et dominants semblent reproduire en quelque sorte la terreur que font régner chez eux leurs pères ouvriers ou maçons.

Pourtant, si Fachinelli critique le mythe d’une tendance spontanée vers l’émancipation chez les dominés, ce n’est pas pour se complaire dans le regard désabusé ou mélancolique jeté sur la reproduction de l’oppression par les opprimés eux-mêmes. L’analyse se concentre sur les bifurcations des conduites et des désirs, sur l’ambivalence des gestes des enfants et donc sur la difficulté qu’ils représentent pour ceux qui souhaitent les interpréter et les accompagner vers la conquête d’une plus grande autonomie. Ainsi, l’émergence d’un comportement « fasciste » à partir de l’absence des adultes trouve son complément dans des conduites qui expriment une demande des enfants adressée aux adultes, et donc aussi une insatisfaction foncière à l’égard de la « libération » de leurs pulsions de domination.

Fachinelli décrit longuement des scènes où les enfants jettent par terre des peaux de banane en criant « Merde ! », dans une sorte de rite collectif orgiastique ; les goûters et les jouets sont aussi qualifiés de « merde », et rapidement tous les objets et les personnes adultes sont associés à des termes et à des images excrémentiels, en même temps que le sol et les tables se remplissent de fragments de jouets cassés et de nourriture :

« Les enfants réagissent devant la disparition de la figure de l’adulte par la mise en scène d’une « fête de la merde » : une sorte d’orgie excrémentielle où ce qu’on leur donne est utilisé-rejeté en tant que merde. En même temps, cette merde est jetée, violemment bien que sous une forme ludique, contre des adultes insatisfaisants […]. L’attitude destructrice des enfants à l’égard de ces « dons » est la démonstration de leur insignifiance, du fait qu’ils ne sont pas vraiment des dons, des opérateurs d’un échange réel avec les adultes. »[20]             

Autrement dit, l’explosion destructrice et excrémentielle vise des objets représentant l’insatisfaction à l’égard d’adultes qui, tout en se refusant en tant que présences, se manifestent uniquement en tant que fournisseurs de « choses », de simples biens de consommation, voire de marchandises, en tant que telles incapables de soutenir la relation manquante avec les sujets réels. Mais il y a davantage : lorsqu’un enfant l’invite à rester avec lui, et que son refus déclenche immédiatement un acte de destruction et des chants scatologiques collectifs, Fachinelli remarque que les enfants ne demandent pas simplement la présence de l’adulte, mais également que cette présence soit, pour celui-ci également, une source de plaisir[21]. La question qui s’ouvre par-là est donc celle de la « bonne » présence des adultes aux côtés des enfants, étant donné le caractère illusoire d’une autonomie qui se ferait par l’absence abrupte et par sa substitution avec des biens matériels :

« Le problème est […] celui d’un bon rapport entre l’adulte et l’enfant, le problème de l’usage qu’ils peuvent faire l’un de l’autre en visant un apprentissage, un jeu et une transformation réciproques. »[22]

Il s’agit, pour Fachinelli, de conjurer partout des effets de répétition qui empêchent l’autonomie d’advenir comme quelque chose de nouveau et d’inédit. Les enfants s’engouffrent dans des rapports d’oppression lorsque rien ni personne ne vient à la place de ce qu’ils connaissent depuis leur vie familiale et sociale ; les parents reçoivent de l’institution scolaire la confirmation de l’idée qu’un enfant souhaitable est un enfant docile et normalisé, et les éducateurs qui constatent la brutalité de certains rapports au sein des familles s’enferment dans le fantasme, qui peut s’enraciner dans leur propre enfance malheureuse, d’une méchanceté essentielle et nécessaire de la présence adulte :

« D’où la tendance à assumer une attitude de reproche à l’égard des parents réels des enfants réels, que l’on ressent comme ses propres parents – et le danger évident de la fermeture et de la stérilisation de l’expérience. »[23]

Ainsi, la capacité de déverrouiller les conduites et les investissements dans la sphère de l’éducation, donc entre les adultes et les enfants, devient le signe ou l’anticipation d’une capacité plus générale – dont les mouvements sociaux et les expérimentations émancipatrices doivent se faire les porteurs – d’ouvrir la possibilité de nouvelles formes de relation entre les êtres, de nouvelles manières non normalisées d’être-au-monde :

« Récemment, un représentant légitime de l’éducation à Milan m’a lancé pendant un entretien : « Mais alors, selon vous, il faudrait construire les maisons différemment, il faudrait changer la forme des villes ! ». Eh bien, je crois que tel est véritablement l’enjeu de notre action. »[24]

La réouverture indéfinie du processus de transformation des sujets pris dans une relation est la condition nécessaire pour que cette relation devienne réellement libératrice. Selon Fachinelli, c’est une telle condition que les tentatives organisationnelles issues du mouvement étudiant n’ont pas été en mesure d’assurer :

« Leur recherche a déclenché des processus d’une grande fécondité, mais qui étaient aussi très angoissants, et qui ont impulsé une tendance à refermer trop rapidement le vide, par le biais des anciennes formes organisationnelles : les groupes, les partis, la clôture contre la mise-en-commun, la sectarisation poussée jusqu’aux horreurs et aux terreurs des années 1970. »[25]

La fin de la « séquence rouge »

Les années 1970 représentent le moment où les pratiques politiques de la « séquence rouge » italienne acquièrent une dimension relativement de masse dans la société, mais aussi celui où elles rencontrent des limites internes et externes qui finiront par étouffer toute tentative de rupture avec la reproduction des rapports capitalistes. L’affrontement armé avec le pouvoir d’État, l’incapacité à briser l’hégémonie du Parti communiste sur les classes laborieuses, la sclérose idéologique, l’usage capitaliste de la crise économique pour saper les bases du contre-pouvoir ouvrier ainsi que toute revendication concernant le travail et la richesse : tout cela, à quoi il faut ajouter la crise du mouvement communiste international, mène, vers la fin de la décennie 1970, à la fermeture de la séquence dans son ensemble. Les expériences faites dans le domaine de l’éducation sont elles aussi frappées par la clôture des perspectives ouvertes dans les années 1960.

Ainsi, une dernière expérience pratique et réflexive, qui, contrairement à Barbiana et à la Porta Ticinese, n’a presque pas laissé de trace dans la mémoire militante ni dans les reconstructions historiques, semble se dérouler dans une dimension totalement solitaire et prendre la forme d’un témoignage désabusé plutôt que d’un compte-rendu d’expériences vivantes. En 1978, le maître d’école Alfredo Rasori (1932-2007) publie Piano di lavoro di un maestro (Plan de travail d’un maître d’école), tiré de son travail d’instituteur dans un village de la haute colline dans la province de Parme : vaste zone de sous-développement, frappée à mort par l’exode rural, au cœur de l’« Emilie rouge », l’archipel de régions et de mairies administrées par le Parti communiste et dont la croissance économique et l’efficacité dans les services publics sont censés légitimer l’accès du PC aux responsabilités institutionnelles et gouvernementales. Rasori n’exprime plus ni une prophétie égalitaire s’adressant aux consciences ni une créativité contre-institutionnelle soutenue par des mouvements oppositionnels : son texte, qui contient de nombreuses références à la littérature marxiste critique et au maoïsme, vise surtout à démystifier les idéologies technocratiques et paternalistes du progressisme de la gauche historique, qui remplace la lutte pour l’émancipation par une prise en charge normalisatrice de la souffrance et de l’« arriération » des défavorisés. Il voit dans l’approche de l’éducation par la gauche institutionnelle le produit d’une idéologie lénifiante qui finit par être solidaire de la gestion totale de la vie par l’État capitaliste :

« Au fur et à mesure que le monde est rendu plus étroit et moins problématique, la connaissance et le développement s’amoindrissent. Sensations et perceptions limitées, contradictions entre des intelligences étriquées […]. Ne pas faire une école visqueuse, mollassonne, sucrée, douceâtre, d’où on aurait supprimé ce qu’on ne peut supprimer, c’est-à-dire la lutte, le négatif. »[26]     

Dans les aphorismes qui composent le livre, Rasori insiste sur la réduction de l’enfant à un être aseptisé, irréel, étranger au conflit, à la lutte et au désir :

« Contre l’enfant-prototype imposé par la culture pédagogique et l’industrie culturelle : sans problèmes. Sans différences entre les classes, la classe qui unifie toute chose suivant sa propre mesure est la petite bourgeoisie pseudo-cultivée. Avec un quotidien banal. Sans amitiés brûlantes. Sans histoire. Bourré de confort, d’aides à la didactique. Qui parle comme Mickey. Sans contradictions. Sans dialectique. Gros, ennuyé, ennuyeux, pleurnichard, visqueux, hystérique, querelleur […]. Ecologiste, animaliste. Pour pisser, il a besoin que l’animateur lui dise « pssss ! ». Face à cet enfant, il faut garder une conscience claire de la dignité et de la grandeur de l’enfance, et non de sa triste débilité, alimentée par des techniques idéologiques miséreuses et misérables. »[27]

L’idéologie pédagogique veut croire et faire croire que l’éducation est un remède universel, que l’« enfant pauvre » pourra être sauvé de la déchéance sociale grâce au rôle salvifique de l’enseignant[28] et des techniques pédagogiques visant le « soutien », le « rattrapage », la « remédiation »[29]… Au contraire, la grandeur et le tragique de l’enfance, en particulier de l’enfance que les destinées sociales confrontent à la dureté de la vie, ne sont prises au sérieux qu’en laissant à l’existence des enfants et à la relation pédagogique cette dimension d’indétermination qui permet l’éclosion d’un rapport actif au réel :

« Tout comme la rencontre avec une personne peut changer deux destinées, cela peut se passer aussi lorsqu’un maître rencontre certains enfants. Ne persécute pas l’amitié qui naît à l’école, celle qui permet de comprendre immédiatement […]. Elle ne s’inscrit pas dans la dynamique du groupe ou de la classe. Quoi que l’on dise, tout le monde ne peut tisser des liens d’amitié avec tout le monde dans une classe […]. Avoir une vision combative du monde, le sentiment politique, idéologique et humain de la vie qui change et qui est changée. C’est ainsi que l’on peut aider les enfants à élargir sans confusion leurs horizons : famille, village, cité […]. S’habituer et habituer à la complexité de la vie, à l’oscillation des rapports […]. N’oublie jamais l’importance gênante du négatif. Sans lui, le positif ne saurait vivre. »[30]

Un appel à la reconnaissance de la « puissance du négatif » qui ne s’articule plus à une communication publique, à une solidarité virtuelle déjà pressentie, moins encore à des tentatives systématiques d’organiser les contradictions, mais qui reste une injonction individuelle adressée à un destinataire inconnu, peut-être à la fatigue et à la solitude de l’auteur lui-même. Si le texte d’Alfredo Rasori s’inscrit par sa thématique dans les orientations qu’incarnent la Lettera a una professoressa et le jardin d’enfants autogéré de Milan, le discours qu’il développe semble témoigner d’une incertitude radicale quant à toute conduite pratique qui dépasserait l’effort individuel. C’est sans doute pourquoi ce discours parle à notre condition présente.

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Ce texte reprend une intervention dans le séminaire « Éducation et émancipation », animé par Luc Vincenti, le 7 décembre 2022, à l’université Paul-Valéry de Montpellier.

Andrea Cavazzini dirige les Cahiers du Groupe de Recherches Matérialistes, qui mènent depuis une douzaine d’années un travail de fond sur l’héritage de la « séquence rouge » italienne et du courant opéraïste. Il est par ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’enquête ouvrière et sur la philosophie des sciences.

Les intertitres sont de Contretemps.

Notes

[1] Telle est la lecture que donne de cette séquence Mark Fisher dans ses dernières leçons, Désirs postcapitalistes, Paris, Audimat, 2022.

[2] Voir à ce sujet le monumental récit-archive de la séquence rouge et des mouvements qui l’ont marquée réalisé par Nanni Balestrini et Primo Moroni, L’orda d’oro, Milan, Feltrinelli, 1997, p. 171. Traduction française collective, Paris, L’Eclat, 2017 (tous les textes italiens cités dans cette contribution sont traduits directement de l’original. A. C.)

[3] Ibid., p. 172.

[4] Il en existe deux éditions françaises, Lettre à une maîtresse d’école, traduction de Michel Thurlotte, Paris, Éditions Mercure de France, 1968 et Lettre à une enseignante, traduction de Susanna Spero, Marseille, Agone, 2022, et une traduction hors commerce réalisée par le collectif de Pédagogie Nomade, Limerlé (Gouvy), 2010.

[5] Lettera a una professoressa, Florence, Libreria editrice fiorentina, 1966, p. 20.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 80.

[8] Ibid., p. 105-106.

[9] Elvio Fachinelli, dans E. Fachinelli, F. Fortini, G. Giudici, « Tre interventi sul libro di don Milani », Quaderni Piacentini, 30, 1967, repris dans Goffredo Fofi et Vittorio Giacopini (éd.), Prima e dopo il ’68. Antologia dei Quaderni Piacentini, Rome, minimumfax, 2008, p. 66 et 72.

[10] Selon Lacan, « Fachinelli est la première personne qui m’a lu en Italie et à qui ça a fait quelque chose » (Lacan in Italia. 1953-1978, la Salamandra, Milan, 1978, p. 105)

[11] Elvio Fachinelli, « Il desiderio dissidente », in Quaderni Piacentini, 33, février 1968, repris dans E. Fachinelli, Intorno al ’68. Un’antologia di testi (édité par M. Conci et F. Marchioro), Massari, Rome, 1998.

[12] E. Fachinelli, « La protesta sul lettino. Entretien avec F. Oldrini » (1988), in Intorno al ’68, op. cit., p. 195-196.

[13] Jacques Lacan, Le séminaire XVI (1968-1969). D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006 et Le Séminaire XVII (1969-1970). L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.

[14] E. Fachinelli, « Il desiderio dissidente » (1968), in Intorno al ’68, op. cit., p. 79-80.

[15] E. Fachinelli, « Scassabambini » (1971), in Il bambino dalle uova d’oro, Milan, Feltrinelli, 1974, p. 179.

[16] E. Fachinelli, « Masse a tre anni », in Il bambino dalle uova d’oro, op. cit., p. 179-180.  

[17] Ibid., p. 180.

[18] Ibid.

[19] E. Fachinelli, « Elvio cacato » (1971), in Il bambino dalle uova d’oro, op. cit., p. 172. 

[20] Ibid., p. 173.

[21] Ibid., p. 174.

[22] Ibid., p. 175.

[23] Ibid., p. 176.

[24] Ibid., p. 175-176.

[25] E. Fachinelli, « La protesta sul lettino », in Intorno al ’68, cit. p. 198.

[26] Alfredo Rasori, Piano di lavoro di un maestro, Parme, Pratiche, 1978, p. 45.

[27] Ibid., p. 58.

[28] Ibid., p. 68.

[29] Ibid., p. 70.

[30] Ibid., p. 64-65.

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