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Fabienne Lauret, L’envers de Flins. Une féministe révolutionnaire à l’atelier, Paris, Syllepse, 2018.

On pourra également lire ici un compte-rendu du livre

Usine cosmopolite

Vous avez dit intégration ?

La direction de Renault, soucieuse, pour un bon fonctionnement, d’un minimum d’insertion de ses employés étrangers, et aussi sur injonction de l’État, avait tout de même mis en place des cours d’alphabétisation. Mais en dehors des heures de travail et donc peu propices à l’assiduité.

Les niveaux d’apprentissage me semblaient très variables selon la nationalité (le français est aussi la langue de la colonisation), le niveau de scolarisation de départ ou même le caractère personnel sociable ou pas. J’ai connu des Maghrébins et des Africains apprenant très vite le français et d’autres, souvent isolés, ne sachant pas suivre une simple conversation au bout de vingt ans de présence en France. Je ne connais pas vraiment d’étude précise à ce sujet.

Il est certain que la participation à la vie syndicale, aux grèves, au cours desquelles les relations et les amitiés se nouent aussi avec les Français et les autres nationalités, a permis une insertion naturelle et solide. Nous avons vite été invités chez des copains délégués, surtout marocains mais aussi portugais, qui avaient déjà fait venir leur famille en France. Certains sont devenus des amis.

Un accueil toujours très chaleureux, généreux et simple, les petits plats dans les grands à chaque fois, les gâteaux faits maison, même pour un simple thé à la menthe ou un café. Découverte de la fameuse hospitalité orientale. Et pas question de refuser quoi que ce soit, même la tête de mouton grillée qui me dégoûtait ! Au début, surprise et gêne parfois de voir l’épouse et les filles manger à la cuisine, lorsque les invités sont dans le salon. Situation qui changera assez vite lorsque les femmes apprendront le français et qu’elles aussi auront des copines françaises. Ces coutumes de séparation des sexes, qui n’ont pas d’origine religieuse, ont pris du plomb dans l’aile avec le temps et le développement d’une plus grande autonomie des femmes. Je l’ai vérifié en allant au Maroc dans la famille de mon compagnon. Lui-même dit que ces traditions sont d’ailleurs moins fortes au pays.

 

La religion instrumentalisée

Dans l’usine, la question de la religion s’est longtemps limitée à l’obtention de pauses adaptées pour la rupture, le soir, du jeûne du Ramadan. Cela n’a posé de problème qu’aux quelques racistes extrémistes puisque ce temps supplémentaire s’ajoutait aux pauses habituelles et profitait à tous. Puis est venue la revendication de petites salles de prière, pour éviter la pratique de prières en bord de chaîne ou dans les ateliers, surtout pendant le Ramadan. Revendication qui fut satisfaite avec le soutien de la CFDT et de la CGT, au grand dam des autres syndicats qui y voyaient déjà une revendication communautaire, identitaire… Les mots terribles étaient déjà lâchés.

On les entendit même revenir en pire dans la bouche de membres du gouvernement de gauche de François Mitterrand entre 1981 et 1984 – jamais désavoués – lors des grèves successives majoritairement portées par les OS immigrés de l’automobile, dont ceux de Talbot à Poissy, de Renault à Flins, Sandouville et Billancourt, de Peugeot à Sochaux, de Citroën à Aulnay, Saint-Ouen et de Chausson à Genevilliers.

Impossible d’oublier les propos révoltants et indignes de Gaston Deferre, le ministre de l’intérieur, qui, interrogé sur les grèves de Renault-Flins sur Europe 1, affirme le 26 janvier 1983 qu’« il s’agit d’intégristes chiites. » Quand à Pierre Mauroy, le Premier ministre, il déclare le lendemain 27 janvier au journal Nord-Éclair :

Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés dont je ne méconnais pas les problèmes mais qui, il me faut bien le constater, sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises.

Jean Auroux, ministre des affaires sociales, renchérit : « Il y a à l’évidence une donnée religieuse et intégriste dans les conflits que nous avons rencontrés. »

Ignorance crasse de ce qu’était la classe ouvrière de l’automobile. Oui, des musulmans (en plus sunnites et non chiites !) et alors ? Mais avant tout des ouvriers surexploités. Cette immense humiliation laissera des traces[1]. Évidemment, nos syndicats locaux, engagés dans l’action, dénoncent ces délires. La CFDT écrit même avec ironie : « Nous sommes tous des chiites ! », comme le criaient les manifestants de 1968 : « Nous sommes tous des Juifs allemands » en riposte aux attaques du PCF contre Daniel Cohn-Bendit.

Le venin antimusulman était instillé. Par l’État de surcroît. On peut légitimement se poser la question de ses effets rampants et destructeurs dans le climat délétère d’aujourd’hui, faisant comme un écho nauséabond aux déclarations honteuses de 1983. Pas étonnant qu’ensuite se déchaînent les affrontements racistes et violents sur Talbot-Poissy pendant les mobilisations et les grèves contre la vague des milliers de licenciements économiques annoncés dès juillet 1983 et visant seulement les ouvriers de production. Des affrontements physiques dans l’usine, le 4 janvier 1984, sont relayés à la télé en salissant l’image des grévistes immigrés « lanceurs de boulons ». Le lendemain, les commandos de la Confédération des syndicats libres[2] haineuse et raciste vocifèrent : « Les Arabes au four, les Noirs à la Seine », portant l’ignominie à son comble. Le Parti des forces nouvelles, alors concurrent du Front national, ose même écrire :

Nous avons aidé les militants de la CSL de Poissy et de tout le groupe Peugeot […] à entreprendre une vaste opération de nettoyage à l’usine de Poissy […] Les Arabes et les Noirs encadrés par la CFDT entravaient la liberté du travail […] Après avoir épuré Talbot, nous allons épurer Poissy des fainéants, des émigrés et des casseurs[3].

L’ambiance sociale était devenue tellement invivable pour les immigrés à Talbot-Poissy, entre colère et désespoir, qu’on vit apparaître la revendication de demandes financées de retour au pays d’origine. Malgré leur gêne, CFDT et CGT négocieront ces demandes. Talbot-Poissy n’est qu’à quinze kilomètres de Flins, les deux sections syndicales CFDT appartiennent au même syndicat de la métallurgie, donc l’entraide est naturelle. Il en va de même pour la CGT. Des meetings de soutien ont lieu dans la ville, dont un sous tension et où la concurrence intersyndicale, quasi physique, entre la CGT et la CFDT laissera pendant un temps des traces bien dommageables. Par contre, la CSL a pris du plomb dans l’aile, elle n’est plus tendance pour la direction de PSA. La chape de plomb s’effrite sérieusement et FO, plus policée, prendra le relais en grande partie avec les mêmes.

 

L’antiracisme, un combat toujours renouvelé

Un espoir de changement viendra alors des jeunes. C’est l’arrivée de la formidable grande Marche pour l’égalité et contre le racisme (de Marseille le 15 octobre à Paris le 5 décembre 1983) dénonçant les trop nombreux crimes racistes et les violences policières qui ne cessaient depuis des années. Une marche pour le refus de la stigmatisation des « Beurs[4] ». On en parle évidemment à Renault-Flins, la CFDT relaie et soutient l’événement. Un groupe de la marche fait donc logiquement une ultime étape pour soutenir Talbot-Poissy en lutte, portant le lien entre générations, car très choqué du climat raciste exacerbé autour des ouvriers de Poissy. La rencontre fut chaleureuse et réconfortante. Mais elle ne compensa pas les graves conséquences de l’échec de la grève de 1983 sur l’ensemble des immigrés de l’automobile, qui intégrèrent amèrement le rejet notable et durable de l’immigration, surtout de confession musulmane.

En 2013, trente ans après, on a un peu reparlé de cette formidable marche : des livres et un film sont sortis. Lors d’un ciné-débat organisé par Attac-78-Nord autour du film La Marche, aux Mureaux, j’ai été assez stupéfaite de l’ignorance totale de ce fait historique fondamental auprès de la génération suivante, celle des « enfants » des marcheurs de 1983. Un loupé très dommageable dans le travail de transmission, pourtant indispensable pour avancer dans nos combats.

Nous voilà confrontés ces toutes dernières années à une nouvelle période extrêmement difficile, anxiogène et destructrice, dont les ressorts complexes nous dépassent. C’est la valse insupportable des amalgames, du confusionnisme entre terrorisme et religion, du rejet des étrangers, surtout musulmans[5], mais aussi des Rroms sur lesquels les préjugés sont poussés à l’extrême irrationnel.

Je n’ai évidemment pas de solution clé en mains. Sauf à continuer inlassablement les engagements quotidiens pour les droits humains et la liberté de circulation sur la Terre. Mais ce que je sais profondément, c’est qu’il faut éviter à tout prix tout ce qui alimente le racisme et la désignation de boucs émissaires. Sinon, échec assuré.

Je préfère largement puiser dans la richesse humaine du cosmopolitisme dont j’ai apprécié les bienfaits à l’usine et ailleurs. Quitte à choisir la contagion, je balaie la désespérance et j’opte pour le verre à moitié plein d’espoir. Mon côté tenace. Celui-là j’y tiens !

 

Notes

[1] Voir l’interview de six militants CFDT dans Que faire aujourd’hui ? ; Daniel Richter, « Comment les immigrés bougent à Flins », La Révolte des ouvriers de l’automobile, op. cit., p. 154-157.

[2] La Confédération des syndicalts libres (CSL) a remplacé la Confédération française du travail (CFT).

[3] Cité par Vincent Gay, De la Dignité à l’invisibilité. Les OS immigrés dans les grèves de Citroën et Talbot (1982-1984), École des hautes études en sciences sociales, master de sociologie, sous la dir. de Stéphane Beaud, 2011 ; et dans Daniel Richter, « “Hortefeux, acte 1”, Tabot-Poissy, du “printemps syndical” à l’affrontement racial (1982-1984) », Plein Droit, n° 76, mars 2008.

[4] Les organisateurs déçus (comme beaucoup dès le tournant austéritaire de 1983) de l’arrivée de la gauche au pouvoir, inquiets de la percée du Front national à Dreux, ne voient rien changer à la situation qu’ils dénoncent. Grâce au magnifique mouvement qu’ils ont engrangé, ils obtiendront la carte de séjour de dix ans pour tous les résidents. Mais ni le droit de vote promis pour les non-Européens, ni l’arrêt des contrôles au faciès et des violences policières et autres discriminations. Il y aura « en prime » la récupération politique du PS avec SOS-Racisme, qui entraîne encore défiance et une certaine dépolitisation pesant encore dans l’immigration de toutes générations.

[5] En particulier les femmes sur la question du voile.

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