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À l’occasion du mois des fiertés, et alors que l’extrême droite est aux portes du pouvoir et représente une menace effroyable pour les droits des personnes LGBTQIA+, nous avons souhaité donner la parole aux auteurices d’Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, paru aux éditions Le Cavalier Bleu en 2022.

Aurélie Dianara s’est entretenue avec Aurore Turbiau, Manon Berthier et Alexandre Antolin qui ont répondu à ses questions au nom du collectif des cinq auteurices de l’ouvrage, dont 80% des recettes sont reversées à l’association LIG (Lesbiennes d’intérêt général).

Contretemps : Dans votre introduction, vous posez d’emblée que « la littérature lesbienne est un objet fuyant. Sa définition et ses contours sont difficiles à cerner ». Mais vous notez aussi « la formation d’un véritable réseau intertextuel, d’un mouvement culturel d’ampleur qui se construit au fil des décennies », depuis le début du XXe siècle. Comment définir alors la littérature, ou les littératures lesbiennes ? Comment cerner ce réseau intertextuel ?

Par réseau intertextuel, on entend les relations qu’entretiennent un certain nombre d’auteurices, soit à travers des contacts directs (en salons, en contextes militants, par correspondances, etc.), soit à travers des citations ou systèmes d’allusions au sein des textes. Du côté des contacts directs, le salon de Natalie Barney, par exemple, a constitué au début du XXe siècle un lieu de sociabilité et de reconnaissance lesbienne particulièrement important, dont on retrouve ensuite les traces dans les textes. Du côté des liens intertextuels à strictement parler, on remarque que certaines auteurices ont particulièrement œuvré à faire reconnaître une sorte de vaste héritage littéraire lesbien, par exemple Hélène de Monferrand à la fin du XXe siècle : dans ses livres, elle cite Renée Vivien, Natalie Barney, Jeanne Galzy, etc. de telle manière qu’on comprend qu’il y a mise en évidence d’une histoire littéraire à part entière, qui se forme au sein des textes et se transmet au fil des générations.

Globalement, on peut définir les littératures lesbiennes, par exemple, selon des critères thématiques (si une œuvre parle de relations amoureuses ou sexuelles entre femmes), ou bien biographiques (si une œuvre est écrite par une autrice qui se présente elle-même comme lesbienne), ou bien interprétatifs (si une œuvre est reçue comme lesbienne par des communautés lesbiennes, indépendamment de ce qu’elle dit exactement parfois). Cela paraît peut-être évident, mais ça ne l’est pas : aucun de ces critères ne fonctionne de manière satisfaisante pour couvrir n’importe quelle époque, n’importe quel contexte. Prenons le critère thématique : une œuvre peut bien parler de thèmes lesbiens sans être écrite par une personne lesbienne ; Baudelaire et Proust sont-ils les auteurs d’œuvres lesbiennes ? Peut-être bien, si l’on définit “littératures lesbiennes” de cette manière ! Beaucoup de chercheureuses répondent sans ambages “oui”. 

De notre côté, il nous paraissait prioritaire de prendre en considération l’urgence de faire mieux connaître des autrices — on sait combien elles sont marginalisées dans les histoires littéraires, dans les enseignements, etc. —, et nous avons donc composé avec des critères biographiques en plus des critères thématiques. Mais ceux-là non plus ne suffisent pas tout à fait : certaines autrices qu’on a envie de dire “lesbiennes” n’ont jamais, elles, posé ce terme sur leur parcours ou sur leur désir d’écriture. Beaucoup sont passées à côté, simplement parce que le terme ne décrivait ni exactement la situation sociologique vécue, ni exactement leur position dans le champ social ou littéraire, c’est le cas de Violette Leduc ou de Béatrix Beck.

Certaines, pour écrire des œuvres qui parlent d’amour entre femmes, se présentent pour autant comme bisexuelles en réalité (produisent-elles alors des littératures “bisexuelles” ?) — c’est le cas de Christiane Rochefort par exemple. Le mot même “lesbienne” est politique — au cours des années 1970-1980, il s’est progressivement imposé face au terme “homosexuelle”, comme terme moins simplement descriptif, plus ouvertement politique — le choisir était pour nous aussi une question d’engagement, mais il est loin d’être évident à attribuer.

Contretemps : Vous analysez la littérature lesbienne française depuis 1900 jusqu’à nos jours au fil de six chapitres chronologiques. Quels sont les grands moments, les tournants, les ruptures peut-être, parfois même les retours en arrière, dans l’histoire de cette littérature ?

Merci pour cette question, qui souligne en effet un point que nous souhaitions particulièrement mettre en avant : on voulait éviter de donner l’impression qu’il y aurait comme une sorte de progrès continu dans l’écriture et la réception des littératures lesbiennes. 

Bien sûr, il y a l’émergence, au tout début du XXe siècle. On a choisi pour borne l’année 1900 : c’est l’apparition, en gros, des œuvres de Renée Vivien, de Natalie Barney, de Colette. Cela ne signifie pas du tout qu’il n’y ait rien eu avant, en France, qu’on puisse nommer littératures lesbiennes ! Il y a d’abord tout un corpus thématique lesbien : on cite souvent La Fille aux yeux d’or de Balzac (sur un plan thématique au moins) ; éventuellement Mademoiselle de Maupin… Il y a aussi des textes écrits par des femmes qui laissent des questions en suspens : Adélaïde Dufrénoy, par exemple. Plus largement, les codes de représentations des amitiés féminines passionnelles, dans les littératures du XVIIIe siècle et du premier XIXe siècle, interrogent le lecteur ou la lectrice moderne : n’ont-ils pas pu être un masque propice des passions amoureuses ?

Mais ces exemples sont tous ambigus et, pour être inclus dans un panorama sur les littératures lesbiennes en France, nécessitent des remaniements définitionnels et méthodologiques très importants par rapport aux propositions que nous avons faites. En revanche, en 1900, il y a comme un moment, une profusion qui arrive, et surtout, l’apparition revendiquée de ce terme “lesbienne”, qui prend sens dans un contexte à la fois directement littéraire et directement politique (si l’on entend “politique” au sens large, comme protestation devant un certain état du monde qu’on nomme aujourd’hui patriarcal). Les autrices qui s’en emparent contestent pour bonne part la “fiction littéraire” qu’est devenue la figure de “la lesbienne”, sous la plume d’auteurs hommes, avant elles, tout en s’emparant de la figure et de l’œuvre de Sappho, la poétesse de l’île de Lesbos à qui l’on doit le mot de “lesbienne”. 

La période qui marque les années 1920-1940, ensuite, a été souvent remémorée comme une période d’âge d’or des littératures lesbiennes en France, parce qu’elle est marquée par un véritable essor des publications et de la visibilité lesbienne, c’est vrai. Mais cette lecture sous l’angle de l’âge d’or est aussi très contestable : l’invisibilisation demeure majoritaire, les stigmates sociaux imposés aux lesbiennes — pathologisation, homophobie, etc. — restent énormes, les sources d’information et de sociabilité lesbienne demeurent extrêmement rares en dehors des milieux privilégiés des grandes villes, les conditions matérielles d’écriture sont telles que seules les femmes les plus aisées financièrement et socialement peuvent prétendre publier — elles ne sont pas non plus toujours les plus progressistes. Certains textes de l’époque sont écrits depuis un point de vue lesbien tout en se faisant le relais de théories pathologisantes : c’est ce qui rend l’appréhension du Puits de solitude de Raclyffe Hall si complexe, par exemple. 

Et puis viennent les années de guerre, marquées dans l’ouvrage par un trou chronologique net : d’un coup, plus rien — ça n’est pas sans logique socio-historique. Lorsque de nouvelles publications paraissent, elles sont marquées par des difficultés à affirmer le lesbianisme, voire par des rejets, par des enjeux de censure et d’autocensure — le cas de Violette Leduc est particulièrement parlant ici —, par de nouvelles formes de marginalisation donc. Si bien que, lorsque les années du mouvement des femmes arrivent, les autrices peuvent avoir l’impression, à l’instar de Monique Wittig, que rien n’a été écrit avant elles qui ait été franchement “lesbien” : non seulement c’est faux, mais en outre c’est de nouveau l’invisibilisation, le geste d’affirmation s’accompagnant ainsi d’un geste de relégation, de négation.

Et tout recommence alors : si les années 1969-1985 sont particulièrement effervescentes dans l’affirmation et dans la théorisation lesbienne littéraire et politique (Monique Wittig, Michèle Causse, la revue Vlasta, foires internationales du livre féministe, etc.), elles refluent dans les décennies qui suivent, où beaucoup d’autrices, d’un côté, perdent en visibilité et légitimité dans le champ littéraire, d’un autre, semblent chercher leur compte lesbien dans des écritures moins avant-gardistes et triomphales, moins théoriques aussi. Néanmoins, elles sont nombreuses à écrire, si moins visibles comme autrices lesbiennes : on pense à Mireille Best, Hélène de Monferrand, Geneviève Pastre, Rolande Aurivel, Elula Perrin et beaucoup d’autres. Puis, dans les années 2000, il y a une reprise, cela se joue sur un plan éditorial, puisque beaucoup de maisons et de collections spécialisées apparaissent, et certaines autrices — ou auteurs — commencent à publier qui deviendront des personnes particulièrement actives dans la défense de sujets lesbiens et queers en littérature : Cy Jung, Sam Bourcier, par exemple. Et enfin dans les années 2020, on le sait, c’est l’ébullition éditoriale.

On connaît l’histoire, désormais, ses flux et reflux : nous savons qu’il faut profiter de cette nouvelle effervescence pour publier, chercher, archiver, continuer — une nouvelle phase de relégation peut arriver.

Contretemps : Comment les littératures lesbiennes françaises se diffusent-t-elles, et comment cette diffusion évolue-t-elle au cours du temps ? Quel public touchent-elles ? Et quelles sont les formes littéraires et éditoriales qui ont le plus contribué à populariser la littérature lesbienne au-delà d’une élite bourgeoise, parisienne, blanche ?

Au début du XXe siècle certaines autrices ont su jouer de la fétichisation du saphisme par les cercles littéraires, notamment parisiens, pour entrer en littérature : Natalie Barney s’attire l’admiration d’un Pierre Louÿs, par exemple ; quant à Liane de Pougy, elle est l’une des premières à afficher très clairement le contenu lesbien de son Idylle saphique, alors qu’elle jouit déjà d’une certaine renommée. Cela concerne des cercles restreints ; pendant longtemps, c’est le bouche-à-oreille et la sociabilité lesbienne elle-même qui font que certaines autrices peuvent être lues comme lesbiennes. Les autrices ne sont pas publiées ni diffusées comme telles alors — soit qu’elles publient de manière relativement indépendante, soit qu’elles soient éditées dans des maisons généralistes, comme Colette, Violette Leduc, Monique Wittig, etc. — mais elles sont bien reçues, par certains publics, comme autrices d’œuvres lesbiennes.

Si la presse lesbienne joue un grand rôle pour cette reconnaissance dans les années 1980-1990, c’est au cours des années 2000 qu’apparaissent les premières maisons d’édition, collections et librairies spécialisées entièrement ou en partie dans la diffusion des littératures lesbiennes. Il y a les Éditions Gaies et Lesbiennes, Double Interligne, KTM, La Cerisaie, par exemple, qui apparaissent à la toute fin des années 1990 — Geneviève Pastre était précurseuse en 1989, en ouvrant les éditions qui portent son nom ; il y a la collection “Le Rayon”, de Guillaume Dustan, qui est créée en 2000 ; la librairie Violette&Co à Paris, fondée en 2004. Depuis, des maisons indépendantes jouent un rôle énorme, comme Blast à Toulouse par exemple (dont le catalogue engagé n’est pas exclusivement queer), ou Hystériques & Associées également en publiant des traductions de textes majeurs de l’histoire littéraire lesbienne anglophone.

Difficile de dire en revanche si certaines formes ont particulièrement contribué à “populariser” la littérature lesbienne. Certaines œuvres très avant-gardistes, qui donc en tant que telles semblent concerner avant tout un public bourgeois, parisien et blanc, renvoyant une idée d’élitisme certain — l’œuvre de Monique Wittig est souvent perçue comme telle par exemple —, touchent un public en réalité extrêmement vaste. On le voit bien dans les citations portées sur affiches en manifestations, dans le nombre et la diversité des participant·es aux lectures qui sont faites des œuvres (en termes d’âge, de classe, de position sociale raciale ou de genre, etc.). Il y a un effet “communauté” qui popularise, qui accompagne la formation de convictions littéraires et politiques, quand bien même le texte en tant que tel peut paraître difficile d’accès. À ce titre, les ateliers de lecture ou bien les arpentages permettent de s’emparer de ces textes, grâce à cette méthodologie de l’éducation populaire créée par les cercles ouvriers à la fin du XIXe. 

La publication de plus en plus riche de romances ou de polars, par exemple, à partir de la fin du XXe siècle, joue aussi un grand rôle dans la massification et dans la banalisation des lectures lesbiennes ; dans les cultures anglophones, c’est quelque chose que l’on connaît bien, par exemple, par rapport à la diffusion de pulps (magazines et courts romans populaires) crypto ou ouvertement lesbiens. Certaines autrices et maisons d’édition — on pense par exemple à Cy Jung et à KTM Éditions — développent un propos militant fort au sujet de ces littératures dites “populaires”, dont l’importance est majeure dans l’histoire récente des littératures lesbiennes. Cet engagement se retrouve aussi dans la création de collections accessibles financièrement, à l’instar de “L’Imaginaire” de Gallimard qui republie Mireille Best ou Violette Leduc, ou les poches des éditions Cambourakis, qui rééditent Nella Nobili.

Contretemps : À la lecture de l’ouvrage, il semble que les autrices des littératures lesbiennes françaises aient été, tout au long du XXe siècle, issues de classes bourgeoises et dominantes. Ce qui n’était pas toujours le cas dans d’autres pays – aux États-Unis, on peut penser par exemple à Leslie Feinberg et Dorothy Allison, tous·tes deux issu·es de milieux prolétaires. Peut-on parler d’une spécificité bourgeoise de l’histoire des littératures lesbiennes françaises, ou y a-t-il une histoire de littératures lesbiennes « working class » en France ?

En fait, il y a certainement une histoire des littératures lesbiennes populaires en France : mais elle reste à écrire, car nous n’avons pas pu développer cela à fond. Les critères méthodologiques qu’on a définis, notamment ceux qui passent par des critères d’intertextualité, font que ce sont surtout les œuvres qui sont le plus classées du côté des avant-gardes qui ont été retenues dans la mémoire textuelle lesbienne française : ce sont celles qui sont citées, célébrées, auxquelles on répond, tandis que les autres restent isolées. En changeant de méthode d’approche, on pourrait changer cette histoire-là. 

Ce qui est certain, c’est qu’il a longtemps fallu être bien placée sociologiquement — être riche, être parisienne, avoir de bons réseaux, tout cela étant évidemment lié à des facteurs de race, de genre, de santé, etc. — pour pouvoir publier lesbien. Le lesbianisme est déjà une marginalisation : pour la dépasser, il faut être bien dotée ailleurs, car le système éditorial français a longtemps été et reste très largement excluant, sexiste, raciste, validiste, transphobe, etc., non dans ses intentions mais dans sa structure même, faite de rapports de pouvoir très durs. C’est la raison sociologique qu’on peut avancer pour expliquer cette histoire massivement — même si pas exclusivement ! — bourgeoise, blanche, valide, cis, etc. des littératures lesbiennes en France, qui ne sont pas spécialement différentes, à cet égard, de la littérature française en général. 

Cependant, chaque époque a vu ses exceptions : Violette Leduc ou Béatrix Beck par exemple, dans les années 1950, témoignent d’un parcours difficile sur le plan de la classe sociale, et c’est parce qu’elles sont soutenues par des auteurices mieux installé·es, Simone de Beauvoir pour la première, Jacques Lemarchand pour la seconde, qu’elles peuvent publier en dépit des périodes de misère qu’elles traversent. On peut penser aussi à Hélène Bessette, soutenue par Raymond Queneau, mais qui ne parvient pas à vivre de sa plume et doit faire des ménages et élever seule l’un de ses fils. Le cas de Nella Nobili, italienne, est également parlant, puisqu’après avoir été exposée à Rome comme “poétesse-ouvrière-prolétarienne”, ce qui la blesse, elle préfère partir en France. Solidaire de ses camarades d’usine, elle regrette pourtant d’être perçue comme un phénomène littéraire, comme si être ouvrière était incompatible avec la création d’une œuvre poétique. Elle vit de son artisanat, écrit toujours, mais ce n’est qu’après sa mort que la plupart de son œuvre est publiée.

À partir des années 1990, on voit émerger des exigences culturelles populaires sur la scène littéraire. Les éditions Geneviève Pastre, les premières, ont ainsi largement promu l’importance de faire un pas de côté par rapport aux attentes jugées élitistes d’un certain milieu littéraire lesbien, en publiant des œuvres plus légères, des histoires simples portant loin, en apparence en tout cas, de la théorie ou de la recherche expérimentale sur la langue et les normes du littéraire. À ce moment-là, des questions sociales peuvent apparaître plus nettement ; et puis il y a les autrices qu’on citait plus haut — Mireille Best, Nella Nobili, Hélène Bessette par exemple ; on n’a cependant peut-être pas encore de textes aussi forts que ceux de Leslie Feinberg ou de Dorothy Allison sur ces questions, avant les années 2020 au moins, parlant directement de classe sociale.

À partir du XXIe siècle, des maisons d’éditions continuent de valoriser cette parole, telles les éditions Blast, avec Outrages de Tal Piterbraut-Merx ou Colza d’Al Baylac, ou Rotolux Press, avec Anthologie douteuses (2010-2020) d’Élodie Petit et Marguerin Le Louvier ; c’est une mise en récit de la précarité des vies queer, associée à celle d’une marginalisation des milieux littéraires les plus bourgeois.

Contretemps : De même, il semble que peu d’autrices lesbiennes françaises se soient intéressées à la question raciale, et que les questions sur l’intersectionnalité et la race soient plutôt arrivées en France tardivement par la traduction des œuvres d’autrices lesbiennes racisées, comme Audre Lorde. Y a-t-il une blanchité caractéristique de la littérature lesbienne française ? 

Sur ce point, on l’a écrit sans ambiguïté dans l’introduction, on peut répondre “oui” pour la majorité du XXe siècle, et c’est beaucoup moins vrai ensuite puisque, au XXIe siècle surtout, elles deviennent, sinon centrales, au moins d’importance majeure ; cette blanchité longtemps majoritaire ne dit rien d’une nature immuable des littératures lesbiennes françaises. Ce n’est pas du tout qu’aucune autrice racisée n’ait jamais écrit lesbien en France avant les dernières décennies du XXe siècle, ni qu’aucune n’ait parlé de sujets raciaux. Au contraire, on l’a souligné dans différents chapitres, des questions raciales se posent à beaucoup d’endroits, et elles constituent souvent un point de jonction très intéressant entre différents registres de lutte sociale. 

Malheureusement, cela ne va pas toujours dans le sens qu’on voudrait pouvoir constater. Les textes de certaines autrices françaises du début du XXe sont parfois marqués par un imaginaire raciste et colonial, et leur apparent progressisme sur certaines questions féministes émergentes ne fonctionne de fait pas comme le corollaire d’une pensée sur les autres systèmes de domination qui structurent la société du tournant du siècle. Cela correspond aussi à la position sociale qu’elles occupent, privilégiée, qui les tient distantes des questions de domination sociale.

Un certain nombre d’autrices, plus tard et particulièrement à partir des années 1970, écrivent depuis une position qu’elles présentent comme déterminée par des facteurs raciaux : c’est le cas d’Hélène Cixous par exemple, qui évoque régulièrement ce que le fait d’être née de parents juifs en Algérie implique pour son écriture ; c’est le cas également d’Anne-Marie Alonzo, écrivaine d’origine égyptienne, handicapée par ailleurs, dont Geste et Veille évoquent ces sujets. Il serait en partie fallacieux cependant de les présenter comme des autrices racisées, car ce serait précisément ce geste qui, si l’on peut dire, les “raciserait” : à l’époque, dans leurs textes mêmes, elles ont protesté contre une lecture de leurs œuvres qui prendrait cet angle pour les approcher. 

C’est à la même période, cependant, qu’on constate un début de prise de conscience de la blanchité ultra-majoritaire, voire jusque-là constitutive, des littératures lesbiennes internationales : le moment de la première foire internationale du livre féministe, en 1984, est particulièrement important à cet égard, puisque Audre Lorde y oblige les féministes et lesbiennes de tous les pays représentés à prendre acte de cet état de fait, à réfléchir et à imaginer des manières de “faire mieux”. Le moment est décrit, rappelé, en France : la question est posée, le système éditorial français d’un côté, le milieu militant lesbien d’un autre, apparaissent comme des contextes sociaux reproduisant, voire aggravant dans le premier cas, des phénomènes de racisme structurel.

Malgré tout, cette prise de conscience reste marginale longtemps dans le champ littéraire lesbien ; non seulement les œuvres publiées continuent de l’être majoritairement par des autrices blanches qui ne posent pas spécialement de questions raciales (ni les leurs, ni d’autres), mais on ne trouve par exemple pas trace, dans les bulletins de groupes de féministes racisées comme la Coordination des femmes noires, de questions proprement lesbiennes et littéraires. Il faut attendre le XXIe siècle, et notamment la publication du recueil de textes Warriors / Guerrières des lesbiennes radicales du Groupe du 6 novembre, en 2001, pour que la situation change. 

Il reste vrai, depuis, que la situation reste majoritairement blanche, autant du point de vue sociologique des personnes publiées, que du point de vue thématique des sujets traités. Ce constat ne doit cependant pas écraser la réalité de littératures lesbiennes diverses, et au XXIe siècle de nombreuses autrices écrivent à partir d’une position doublement lesbienne et racisée, problématisée comme telle dans les textes. Dans le livre, on a en particulier cité et examiné les œuvres de Nina Bouraoui, Souad Labbize, Fatima Daas, Kaoutar Harchi, Jö Gustin, Agnès Vannouvong, Tal Piterbraut-Merx, Constance Debré, Virginie Jortay ; d’autres sont encore à valoriser. 

Cette blanchité majoritaire des littératures lesbiennes publiées en France avant les dernières décennies du XXesiècle, peut sans doute être reproblématisée par des recherches qui feraient d’autres choix méthodologiques que les nôtres. Les recherches menées sur les littératures de personnes racisées à travers le monde montrent qu’il faut aller regarder les fonds de tiroir, les manuscrits refusés, les correspondances, les journaux, pour débusquer les textes qu’un système éditorial majoritairement blanc, et raciste dans ses fonctionnements, a ignorés au fil du temps. Il faut viser prioritairement, aussi, les archives non métropolitaines. Ce travail, nous ne l’avons pas fait : il donnera à voir une autre histoire que celle que nous avons proposée.

Contretemps : Et par ailleurs, les lesbiennes racisées, et les lesbiennes de classes populaires ont-elles eu dans le passé et aujourd’hui, accès à la littérature lesbienne, à des représentations, des imaginaires lesbiens ?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre, puisque nous ne sommes pas sociologues — c’est l’une des limites de notre livre d’ailleurs. C’est aussi une question double, avec deux terrains qui ne se croisent pas forcément : les lesbiennes racisées ne sont pas toujours issues de classes populaires (et inversement, bien évidemment). Une Kérimé Turkhan Pacha, avec laquelle Renée Vivien a entretenu une correspondance amoureuse, a indéniablement accès à ces littératures, de même qu’une Nadine Hwang plus tard, qui fut un temps l’amante de Natalie Barney.

Mais si l’on prend plus largement en compte les enjeux de cette question : la circulation des textes lesbiens au XXesiècle est, comme on le disait au début de l’entretien, l’un des points de départ directs de l’idée qu’il est possible d’identifier des littératures lesbiennes en France entre 1900 et nos jours ; en revanche, elle est parfois difficile à identifier exactement. De la même manière, il est parfois plus difficile d’identifier des lesbiennes dans des milieux populaires, dans la mesure où, pour les lectrices comme pour les autrices, être “out” suggère une indépendance financière.

À cela s’ajoute le problème des archives… dont la conservation dans les milieux populaires n’est pas la même. Peut-être que oui, par justement les clubs de lecture et arpentages, dont nous parlions plus haut, ainsi que les livres à prix abordables ou en bibliothèque. Pour l’entre-deux-guerres, Chantal Bigot, par exemple, a rassemblé de nombreux témoignages de lectrices dans ce qui est l’ancêtre d’un forum, témoignages qui montrent une lecture de Renée Vivien par des femmes de milieux plus modestes. 

Certains succès littéraires permettent aussi de dépasser les cercles élitistes, ce qui a pu être le cas de La Bâtarde de Violette Leduc, en 1964, qui frôle le prix Goncourt et le parfum de scandale autour fait que tout le monde s’y intéresse. Alice Coffin, avec Le Génie lesbien, ou Fatima Daas, pour La Petite dernière, connaissent aussi ces mises en lumières, qui peuvent être violentes pour leurs autrices, car on se focalise plus sur leur personne que leurs textes. Pour autant, dans ces tourmentes, le texte devient accessible à toustes et les concerné·es peuvent s’en saisir et construire leur imaginaire, en passant outre les discours réactionnaires.

L’adaptation filmique joue aussi un grand rôle, c’est vrai par exemple pour Colette qui écrit les dialogues de Jeunes filles en uniforme, film lesbien populaire des années 1930, ou Paul B. Preciado qui s’inspire aujourd’hui du roman de Virginia Woolf, Orlando, pour faire un documentaire biographique des communautés trans. Les podcasts, tel Camille (Binge Audio), BookTube ou Booktok participent à une plus large diffusion qui réfléchit à la question de l’intersectionnalité et de l’inclusivité.

Contretemps : Dans son recueil d’essais Peau, Dorothy Allison, explique l’importance de la science-fiction dans la découverte d’un imaginaire et d’un désir sexuel autre que celui, hétéronormatif, omniprésent dans la littérature générale. Il y a dans votre ouvrage un chapitre dédié aux « littératures de l’imaginaire ». En quoi cette littérature a pu toucher un public plus large que la littérature théorique ou « élitiste » lesbienne ? Quelle est son histoire en France ?

Dorothy Allison explique en effet que ses lectures adolescentes de science-fiction lui ont “donné l’idée” que les choses pouvaient être différentes de ce qu’elle voyait autour d’elle, de ce qu’elle avait pu lire jusque-là : “Vous pouviez faire l’amour avec des plantes, des chutes d’eau intelligentes ou des machines amicales — ou des femmes — et ne pas le faire pouvait être une catastrophe sociale ou morale. Une fois dévoilé, c’est un secret qui pouvait tout changer, et qui a tout changé.” C’est là l’un des intérêts de ce qu’on appelle les littératures de l’imaginaire (science-fiction, fantasy, fantastique) : décentrer le regard, mettre au jour les normes de notre monde de référence pour en montrer l’artificialité, proposer des modèles alternatifs d’organisation sociale, y compris en termes de rapports de genre et de normes sexuelles.

Il est difficile d’affirmer que ces littératures ont touché plus largement que d’autres formes littéraires lesbiennes, on manque là aussi d’une véritable enquête de réception. Au début du siècle, des publications comme celles de Renée Dunan telle que Baal demeurent somme toute assez confidentielles. Dans les années 1960-1980, et alors que SF et fantasy commencent à s’installer durablement dans le paysage littéraire français, on constate d’une part que des écrivaines féministes (du mouvement des femmes, de collectifs lesbiens radicaux) font paraître des textes qui s’inscrivent de façon plus ou moins évidente dans les genres de l’imaginaire et vont publier dans des maisons d’édition généralistes ou féministes (Monique Wittig, Françoise d’Eaubonne, Christiane Rochefort, Évelyne Rochedereux) ; et d’autres part que des écrivaines moins “visiblement” militantes, insérées quant à elles dans les réseaux de science-fiction et fantasy, vont également placer au cœur de leurs préoccupations littéraires la question des rapports sociaux de sexe (Marianne Leconte, Christia Sylf, Élisabeth Vonarburg, Joëlle Wintrebert, par exemple). Entre ces deux approches, les autrices ne semblent pas se lire entre elles. 

Dans les revues féministes et surtout lesbiennes, comme Lesbia, on trouve des références à la SFF, mais anglophones : Russ surtout, Ursula K. Le Guin, Marion Zimmer Bradley, Elizabeth A. Lynn. Il y a comme une imperméabilité entre milieu militant féministo-lesbien et milieu de la SFF plus “mainstream”, qui semble d’ailleurs perdurer : dans les recherches préparatoires pour Écrire à l’encre violette, on a pu observer une bipartition assez nette entre d’un côté les acteur·ices de la SFF et de l’autre les militantes de ces années-là ou les lecteur·ices spécialisé·es (travaillant au sein de librairies LGBTI et/ou membres de collectifs queer par exemple). La première catégorie n’avait a priori pas connaissance des publications de Wittig, d’Eaubonne, Rochedereux, etc. ; la seconde beaucoup plus.

Les choses évoluent ceci dit, une fois encore grâce au travail (souvent bénévole) de militant·es et lecteur·ices, par le biais par exemple d’un collectif comme EAAPES, dont les membres Charlotte Houette et Clara Pacotte viennent d’ailleurs de publier une traduction de textes de Russ aux éditions Cambourakis. Plus largement, on observe aujourd’hui un foisonnement non seulement de micro-communautés de réception (sur les réseaux sociaux notamment) mais aussi de publications qui jouent avec les formes — y compris sur le plan linguistique, par exemple dans la nouvelle “Lozapéridole 50 mg comprimée pelliculée” de Ketty StewarD — ; donnent une position centrale à des personnages lesbiens, bi, queer, trans ; explorent plus avant ces questionnements en s’efforçant de déconstruire le concept même de genre : on peut penser aux textes de Sabrina Calvo, Lizzie Crowdagger, Wendy Delorme, luvan, Sam Mariem Corrèze, Auriane Velten, Phœbe Hadjimarkos Clarke, etc.

Contretemps : Votre ouvrage est centré sur la France ; il comble un vide évident sur l’histoire de la littérature lesbienne française. Mais qu’en est-il des autrices lesbiennes originaires des territoires français non-décolonisés, en dehors de la France hexagonale ?

Par ailleurs, vous notez à diverses reprises que de nombreux liens se tissent au-delà de la France ; la production littéraire lesbienne française s’internationalise progressivement, surtout à partir des années 1970-80, quand les réceptions et les transferts se multiplient aux quatre coins du monde. À quand une histoire globale des littératures lesbiennes ?

Sur la question des autrices lesbiennes originaires de territoires français encore non-décolonisés, en dehors de la France hexagonale, notre réponse est la même que pour celle, qui l’englobe, de la blanchité du corpus que nous avons réuni : le plus probable est qu’il y ait des textes à découvrir, que nous n’avons pas trouvés, et cela à la fois pour des raisons de méthode (parce que nous nous concentrions sur des textes publiés et diffusés dans l’espace éditorial français), et pour des raisons d’accès géographique que nous avons soulignées dans notre introduction pour souligner les limites du travail proposé (nous ne nous sommes pas rendu·es dans les centres d’archives qui existent en dehors de l’hexagone). Nous avons cherché du côté des autrices, antillaises par exemple ; mais nous n’avons pas trouvé d’éléments vraiment probants avant le XXIe siècle. Cependant, nous ne sommes pas infaillibles et il est bien possible que nous ayons manqué des œuvres. Alors, ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il n’y a pas de textes ayant connu une réception significative dans le champ lesbien majoritaire qui relèveraient de cette définition : ça ne surprendra personne, et ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien à trouver, car il est probable qu’à de multiples niveaux du processus d’écriture, de publication puis de diffusion, et différemment selon les époques d’ailleurs, des mécanismes racistes et (néo-)coloniaux aient joué et aient empêché des reconnaissances — c’est un chantier qu’il reste à ouvrir.  

En revanche oui, il est clair que dès les origines, et peut-être plus encore à partir des années 1970, les littératures lesbiennes ont une existence globalement internationale. Les liens entre littératures françaises, anglaises et hispano-américaines, par exemple, ont été bien étudiés, on pense notamment à ce qu’a pu en dire Thérèse Courau pour le début du XXe siècle et le rôle majeur de mise en relations et de diffusion qu’a joué Victoria Ocampo. On a pu l’évoquer dans l’ouvrage sans le traiter à fond : la part que joue la traduction dans la constitution progressive des littératures lesbiennes en France est énorme, c’est en soi tout un pan de cette histoire. Michèle Causse a par exemple fait connaître, ou fait reconnaître comme lesbiens, en France, beaucoup de textes majeurs des littératures lesbiennes internationales (Djuna Barnes, Jane Bowles, etc.). Elle est une figure aujourd’hui souvent citée notamment par Noémie Grunenwald comme penseuse de la langue en traduction ; elle-même à son tour, aux éditions Hystériques & Associées, joue ce double rôle de passeuse et de théoricienne en tant que traductrice.

À partir de 1984, des foires internationales du livre féministe (et lesbien souvent) s’organisent. Il y a une logique de marge à l’œuvre : les littératures lesbiennes étant minoritaires dans leurs champs littéraires nationaux, elles trouvent plus de force à se réunir internationalement ; les sujets minoritaires au sein de ces littératures minoritaires, de même, trouvent plus d’écho dès lors que l’échelle de discussion est plus vaste. Dans le cas français, un lien privilégié avec les pays francophones du Nord, et en particulier avec le Québec, est très remarquable dès les années 1970 : Nicole Brossard, poétesse, ou Marie-Claire Blais, romancière, font partie des figures du milieu littéraire lesbien québécois qui ont particulièrement marqué en France, et dont les textes ont le plus circulé. Ce sont des échanges aussi qui se créent à ce moment : des voyages ont lieu, des séjours, et le parcours de certaines figures centrales du monde littéraire lesbien est marqué par cet internationalisme. On pense par exemple au parcours de Christine Lemoine, qui a participé activement à la vie militante et littéraire lesbienne en Amérique du Sud et au Québec, avant qu’elle soit revenue en France pour ouvrir avec Catherine Florian, notamment, la célèbre librairie Violette&Co.

Pour nous, il était important pour différentes raisons — pragmatiques simplement, ou bien par exemple pour répondre aux besoins spécifiques d’un enseignement et d’une recherche en littérature française, quand on pensait au public étudiant et enseignant en France —, de pouvoir offrir quelque chose qui porte spécifiquement sur l’histoire française. Les littératures lesbiennes anglophones sont souvent beaucoup mieux connues du public français que les littératures lesbiennes françaises ; ainsi, le livre permet aussi de contrebalancer, de faire connaître des noms jusque-là restés inconnus d’un large public. Alors, on attend maintenant cette histoire globale des littératures lesbiennes, mais on peut noter quand même qu’elle est déjà en train d’être écrite : de fait, par les militantes qui la compilent peu à peu, à force de recommandations, de listes de livres à lire, etc., et puis aussi par les personnes qui œuvrent à construire, par différents moyens, une culture commune accessible. On pense ici par exemple à tout ce que Léna (pseudonyme) met en œuvre sur Wikipédia pour compiler et interroger les moyens d’écrire une histoire globale des littératures lesbiennes.

Contretemps : Quand est apparu un champ de recherche scientifique, universitaire, institutionnalisé sur l’histoire et la littérature lesbienne ? Avec quelles difficultés ? Est-ce aujourd’hui un champ bien installé, ou souffre-t-il encore d’une marginalisation, d’un sous-financement ? Quid des perspectives de recherche pour les jeunes chercheur·euses qui nous lisent ?

En France, des recherches sur les littératures lesbiennes existent depuis les années 1980 ; le mémoire de Gaëlle Deschamps sur les œuvres des décennies qui la précèdent, par exemple, est bien connu pour avoir été l’un des premiers à exister. Elles apparaissent donc en même temps, à peu près, que les études de genre. On remarque que l’université a du retard par rapport au monde militant, qui ne l’a pas attendue pour entamer des recherches approfondies sur l’histoire lesbienne : Suzette Robichon, Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, qui signent les préface et postface de notre livre, le rappellent à juste titre. Pendant un moment, seuls des travaux anglophones — ceux de Jennifer Waelti-Walters par exemple, qui portent pourtant sur des littératures de langue française — sont publiés ; ils sont pionniers mais non traduits en français, ce qui pose un gros problème d’accessibilité de ces travaux. 

Ainsi, en milieu strictement universitaire français, pendant longtemps, il a fallu aux chercheureuses louvoyer un peu pour pouvoir parler lesbien : le terme n’apparaît qu’extrêmement rarement dans les résumés et titres des mémoires et thèses, par exemple, alors même qu’il est parfois traité de manière assez directe dans le corps des travaux. C’était un point de départ et un enjeu net pour nous, qui menons toustes des travaux différents, mais avions ce besoin commun de pouvoir nommer le lesbianisme, dans un champ qui avait tendance à hausser les sourcils quand nous osions le faire. Les raisons de ce scepticisme n’étaient d’ailleurs pas forcément mauvaises. Les collègues pouvaient craindre certaines formes d’essentialisme (si iels imaginaient qu’on allait parler d’écriture lesbienne comme on a pu, par exemple, parler d’“écriture féminine”) ; iels pouvaient aussi ne pas voir en quoi l’histoire lesbienne pouvait être différente de celle d’une histoire homosexuelle plus générale (le prisme du genre reste souvent mal compris au sein de l’université française, très universaliste, où l’on craint des particularismes qui éloignent du général… masculin). Un des enjeux pour nous était donc de faire entendre qu’on pouvait bien, d’un point de vue universitaire français, poser ce terme “lesbien” sur une histoire littéraire longue, de telle manière qu’il ne soit pas essentialiste ni superficiel, mais qu’il pose des questions méthodologiques fortes sur ce qu’est l’histoire littéraire en général. En effet, identifier une œuvre comme lesbienne ne suffit certainement pas à la comprendre, ne dit pas tout : “bravo les lesbiennes”, oui, c’est fondateur, mais il faut creuser ensuite et donner le plus de matière possible à ce geste d’affirmation. Inversement, oublier de voir et de dire qu’un texte contient une portée lesbienne, c’est parfois ne pas du tout comprendre l’œuvre, son contexte d’écriture et de publication, sa réception. Certaines œuvres, pour être comprises, certains parcours de même, nécessitent absolument que l’on puisse poser le terme. 

Dans ce sens, le livre a en partie été pensé pour répondre aux exigences propres au monde des études littéraires de l’université française : cela explique la forme hybride de l’ouvrage, qui n’est pas exactement militant, qui prend parfois des précautions dont on aurait pu se passer dans un autre cadre — et cela explique aussi certaines de ses limites. Maintenant, cependant, les personnes qui souhaitent écrire des mémoires ou des thèses affirmant une dimension littéraire lesbienne, le peuvent un peu plus facilement : c’est une référence de plus, bien reçue dans le monde académique, qui peut être mobilisée pour faire reculer les scepticismes et les craintes qui peuvent encore être exprimés à l’université. Et oui, les choses progressent, on le voit nettement : en dépit des freins, les études de genre sont de mieux en mieux reconnues non pas seulement comme domaines d’études importants en termes sociaux, mais aussi en tant que domaines scientifiques de plein droit ; les financements sont de plus en plus nombreux, la marginalisation longtemps subie s’estompe, même s’il reste des résistances idéologiques fortes. La France a du retard sur ce plan, par rapport à d’autres pays qui ont plus tôt et mieux accueilli ces questions de recherche : mais les choses avancent.

Contretemps : Votre ouvrage rend accessible plus d’un siècle de littérature lesbienne française foisonnante, ce qui en fait un formidable outil d’émancipation. En refermant le livre, on peut cependant ressentir un certain vertige face à ces centaines de références à explorer. Si vous deviez recommander certaines œuvres, ou autrices, pour entrer dans la littérature lesbienne, que choisiriez-vous ?

Si le livre donne le vertige, on a gagné ! Ça montre la profusion, conteste l’impression de pénurie et de manque qu’on a pu avoir par le passé, et puis ça montre l’ampleur des recherches et lectures qu’il reste à faire pour continuer, améliorer, approfondir cette histoire très vaste. Il serait trop difficile de donner des recommandations précises, et injuste pour toustes celleux qu’on ne citerait pas. Mais on peut donner des recommandations de recommandations ! On le disait dans une réponse précédente, l’histoire des littératures lesbiennes a surtout été écrite par les militantes à travers les époques, par les communautés, et par le bouche-à-oreille qu’elles ont fait circuler. Alors continuons de miser dessus. Il faut aller voir les recos proposées par les librairies spécialisées : Violette&Co vient de réouvrir à Paris, profitons-en, on pense aussi au travail très précieux de Soazic Courbet à L’Affranchie à Lille, de Chloë Bénéteau à Toulouse, ou bien hors de France à celui de la librairie L’Euguélionne à Montréal, par exemple. Il y a les comptes spécialisés sur les différents réseaux sociaux, les newsletters (Alex Lachkar, parmi nous, en tient une qui d’un côté propose des classiques lesbiens et queer et, d’un autre, s’intéresse aussi aux sorties les plus récentes), les blogs ; il faut suivre les maisons d’édition et les collections qui, l’air de rien parfois, offrent un catalogue particulièrement riche pour nous ou sinon, prendre au hasard parmi les pages, parce qu’un nom inspire. Plutôt qu’une poignée de noms, nous invitons à une sérendipité lesbienne ! 

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