Quelle histoire pour les personnes trans ? L’exemple des Gazolines, des années 1970 à aujourd’hui
« Vingt ans après, les amitiés qui s’y lièrent durent toujours, et c’est le plus important pour moi. Car si c’est ma conviction, comment prouver que cette mise à l’air publique d’homosexuel(le)s, avec, en cerise sur le gâteau, folles et autres gazolines, eut un effet sur l’évolution des mœurs en France ? »
Hélène Hazera, « Souvenirs gazogènes », Gai Pied Hebdo, 7 mars 1991
En France, la plupart des études universitaires sur les personnes trans sont concentrées dans les disciplines de la sociologie, des sciences politiques, de la médecine, de la psychologie et du droit. Quelques travaux commencent à poindre, comme le travail de l’historien médiéviste Clovis Maillet, mais il semble que la question des mobilisations collectives reste un point aveugle de la recherche historienne, et ce contrairement à d’autres espaces géographiques[1].
Selon une idée commune, les personnes trans ne seraient qu’une réalité ultra contemporaine, dont l’histoire militante ne commencerait qu’aux années 1990 et 2000. Je me suis intéressé à ce qu’il se serait passé avant cette médiatisation accélérée de la « question trans », de fait divers à sujet de société[2]. Travaillant sur les « années 68 », c’est-à-dire une période historique s’étendant de 1962 à 1981 avec comme épicentre les évènements de Mai 68, j’ai pris connaissance via la lecture de livres et d’articles sur les mouvements homosexuels d’un groupe de militantes, les Gazolines.
Dans la continuité des évènements de Mai 68 et de leurs revendications, de nouveaux mouvements militants voient le jour et ont pour but de faire exister les questions de genre et de sexualité dans l’espace public. En ce sens, les Gazolines étaient un groupe informel ayant existé au sein du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), entre 1971 et 1974 environ à Paris.
Les Gazolines étaient composées de personnes identifiées et s’identifiant comme des « folles », terme au cœur de la culture homosexuelle, et avaient comme but commun de participer aux actions et réflexions plus générales du FHAR, mais aussi et surtout d’en rejeter son sérieux et sa hiérarchisation. Ayant marqué les esprits des journaux et de leurs camarades de lutte et accusées par certain⸱es d’avoir précipité la fin du FHAR, elles ont continué leur chemin durant les années 1970 et jusqu’à nos jours dans les esprits des militant⸱es ultérieur⸱es. Certaines des Gazolines sont souvent décrites aujourd’hui comme les premières militantes trans en France.
S’intéressant à une période durant laquelle l’énergie de Mai 68 permet l’éclosion de nouveaux questionnements et espoirs, le propos de ce texte est ainsi d’admettre la possibilité d’un militantisme trans représenté par un groupe qui mettait en jeu des pratiques de genre fluides et des parcours de vie individuels non-conformes, à une époque où l’homosexualité et le « transsexualisme », souvent associé⸱es, étaient contrôlé⸱es et réprimé⸱es.
Il s’agira également de comprendre ce que les Gazolines représentent aujourd’hui, ce qu’elles cristallisent au début des années 2020, entre réappropriations par les militant⸱es trans et les critiques. Pour ce faire, j’ai réalisé dans le cadre d’un mémoire de Master des entretiens et des analyses d’archives.
Cette étude espère ainsi, modestement, apporter sa contribution au développement d’une histoire trans.
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Les Gazolines, un groupe militant trans ?
La singularité de ce groupe consiste en sa difficulté à être qualifié, échappant à toutes cases dans lesquelles on voudrait le réduire.
À cette époque de déploiement des mouvements des femmes, des lesbiennes et des homosexuels, parmi d’autres mouvements faisant émerger les « marges », les groupes militants étaient fugaces, leurs identités et buts multiples, mais ils étaient également interconnectés. Le sociologue Sébastien Chauvin reprend l’expression d’ « alliance objective »[3] à la théoricienne Françoise d’Eaubonne, militante féministe ayant permis l’émergence du FHAR, pour signifier l’interdépendance et la perméabilité des mouvements féministes et homosexuels durant les années 1970. En effet, comme l’explicitent plusieurs chercheur⸱euses[4], le FHAR a été créé à Paris par des militantes féministes et/ou lesbiennes du MLF lors de plusieurs actions, comme l’interruption fameuse de l’émission de radio de Menie Grégoire « Allo Menie ! » le 10 mars 1971 (salle Pleyel). Ces deux mouvements se revendiquent révolutionnaires par volonté de subvertir la société dans son ensemble et s’inscrivent dans la continuité de l’extrême-gauche de l’époque. Ils se sont ainsi côtoyés, avaient des cercles de sociabilité en commun et les mêmes modes d’organisation. Pour autant, ces mouvements n’étaient pas homogènes, mais groupaient une pluralité d’aspirations, de tendances et de perspectives.
C’est dans cette optique que les Gazolines ont émergées au sein même du FHAR, comme participation mais aussi comme critique interne de ce dernier. Les Gazolines constituaient un petit groupe informel et spontané d’une dizaine de personnes environ. On ne peut donner qu’un ordre de grandeur de ses participant⸱es et il est difficile d’obtenir des noms ; l’on perçoit ici la signature des mouvements de l’époque qui cherchaient à créer une collectivité, une masse d’anonymes, vers un but commun de libération (et d’amusement). Une enquêtée proche des Gazolines, Lola Miesseroff[5], décrit cette tendance informelle et spontanéiste :
« les Gazolines c’était pas un groupe très formel […] ça voulait rien dire quoi […] Y’avait toute sorte de gens du FHAR qu’étaient là qu’étaient pas Gazolines, mais c’était le même… le même circuit que les Gazolines, les Gazolines existaient pas comme groupe de toutes façons ».
Toutefois, une figure centrale et restée à la postérité comme une figure politisée des Gazolines est Hélène Hazera. Née en 1952 à Paris, Hélène Hazera a été journaliste, écrivaine et est une militante engagée dans les luttes trans, homosexuelles et de travailleur⸱euses du sexe, entre autres. Elle a travaillé à Libération et à France Culture, a milité à Act Up-Paris et s’y est occupée de la commission pour les personnes trans. D’autres personnes ayant participé aux Gazolines peuvent être nommées : Marie France, meneuse de revue et chanteuse, Jenny Bel’Air, reconnue comme une icône trans et physionomiste au club le Palace, Maud Molyneux, journaliste, actrice et costumière, Paquita Paquin, actrice, écrivaine et journaliste de mode, Jean-François Torre, artiste-peintre, Jean-François Brianne, entre autres. La multiplicité des Gazolines peut s’observer aussi dans le profil de ses principales membres. Elles n’étaient pas toutes des personnes trans, révélant ainsi sa dimension premièrement mixte : Hélène Hazera se rappelle qu’elles étaient un groupe « mixte », fait de « folles » et de femmes « arborant une féminité de pacotille, jusqu’à faire illusion et se confondre avec leurs amis travestis »[6]. Également, les Gazolines n’étaient pas toutes des personnes blanches et n’avaient pas les mêmes moyens financiers : Jenny Bel’Air est d’origine guyanaise par ses parents[7], et Hélène Hazera a plusieurs fois évoqué lors d’interviews des camarades ayant immigré[8]. De plus, la plupart des Gazolines étaient dans une situation de grande précarité, ce qui doit être mis en parallèle avec la fragilité économique et sociale des personnes racisées, immigrées, homosexuelles et/ou trans. Le travail du sexe a de ce fait constitué un moyen de subsistance pour nombre d’entre elles. Ses membres vivaient pour la plupart ensemble, dans un appartement loué par Lola Miesseroff, rue Charlemagne dans le quartier du Marais à Paris.
Il semble ainsi manifeste qu’il n’est pas possible de poser une transidentité au groupe et sur chacune de ses actrices militantes. C’est ici un autre chemin que je souhaite emprunter, avec une hypothèse : les Gazolines ont leur place dans ce qui serait une histoire trans par l’impact de leurs pratiques militantes, que je qualifie de trans. Comment déterminer l’identité revendiquée par les Gazolines (personnellement et collectivement), au risque de tomber dans l’anachronisme ou, au contraire, de restreindre leur portée politique et l’existence trans de certaines ? Des chercheur⸱euses ont pu manifester la même approche pour comprendre les Gazolines à cheval entre culture homosexuelle et transitude[9]. Un enquêté, Gilles*, militant dans les années 1970 et 1980 dans des groupes homosexuels, m’a ainsi expliqué qu’il ne fallait pas chercher à comprendre les Gazolines selon une identité fixe :
« “Est-ce que c’étaient des folles ? Est-ce que c’étaient des trans ?” mais faut surtout pas se poser la question ! Parce que si on se pose cette question-là on détruit ce qui fait l’essence même de ce groupe. Précisément ça se posait pas à l’époque. »
Cette phrase est riche de sens : en m’invitant à ne pas plaquer des conceptions contemporaines sur les réalités d’autrefois, il évoque une fluidité de genre présente dans les milieux homosexuels de l’époque, qui était un code communautaire et une façon de vivre sa sexualité. De fait, la fluidité de genre n’induisait pas toujours une transition de sexe, et, dès lors, la nature de la « folle » tient dans l’impossibilité d’être contenue dans une catégorie de genre/sexe. Nous ne devons donc plus chercher à catégoriser les Gazolines, mais les comprendre comme des folles qui transcendaient à leur manière les catégories d’homme et de femme par des pratiques trans de la féminité. Conjointement au terme « folle » et « travestissement » qui était des termes utilisés et revendiqués par les Gazolines, il est nécessaire, d’un point de vue historique critique, d’utiliser d’autres termes permettant de décrire les réalités trans du passé[10]. C’est un des enjeux de la recherche en études trans : revendiquer le vocable pour traiter des périodes plus lointaines. Hélène Hazera témoigne en ce sens dans une interview en 2005 sur la complexité de l’identité des Gazolines :
« Y’avait des trans au FHAR, autre que moi, c’est-à-dire qu’il y avait les trans de Pigalle, qui sont arrivées […] alors au départ il y avait des filles, des filles “bio”, chez les Gazolines, c’était un petit peu, les gens disaient un groupe de travestis, mais c’était beaucoup plus compliqué, c’était beaucoup plus éclectique, et puis en 2 ans on pouvait partir d’une personne avec un prénom, et puis au bout de 2 ans y’avait un autre prénom […] y’en a quand même 5 ou 6 qui sont maintenant des filles »[11].
Le vocable trans est donc ici entendu dans le sens de transgression de la bicatégorisation de genre, introduisant ainsi une fluidité de genre manifeste[12], ayant été une revendication et une pratique politiques majeures du groupe. Comme l’explique Hélène Hazera en 2018 : « Moi je suis passée de “folle” à “femme”, moi je suis pas passée de “homme” à “femme” »[13]. Cela amène à découvrir une fluidité de genre qui n’était pas extraordinaire, c’est-à-dire seulement représentée par les Gazolines, puisque cette transgression de genre était un motif récurant dans les mouvements militants féministes, lesbiens et homosexuels de cette période.
« Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! » : une étoile de la constellation militante des années 1970
Les « années 68 » se caractérisent par une période de bouillonnement lié à une crise sociale, politique et culturelle[14]. Les historien⸱nes nous invitent à comprendre cette période sous le signe de la « contestation » globale : la remise en question de règles, de codes et de conventions, un essor des contre-cultures, les soulèvements de la jeunesse, les grèves d’usines, etc., conduisent à des transformations profondes de la société. Dans ce contexte, un des mouvements ayant façonné le champ des revendications de la gauche et de l’extrême-gauche est l’International Situationniste (IS). Auto-dissout⸱es en 1972, ses militants, les Situationnistes, constituaient un mouvement informel composé d’intellectuel⸱les, d’artistes, de théoricien⸱nes de plusieurs nationalités différentes. En France, iels étaient vivement populaires chez les étudiant⸱es via leurs productions papiers (la revue du même nom par exemple). Portant la volonté d’une révolution intégrale de la société par des pratiques révolutionnaires appliquées au quotidien, iels ont mis en œuvre une critique radicale de la société de consommation, notamment sur l’aliénation au travail et à la productivité[15]. Ces thématiques qualifiées de « situ’ » se retrouvent dans les militantismes féministes et homosexuels, souhaitant tous les deux se distinguer de l’extrême-gauche traditionnelle, jugée sexiste et homophobe[16].
Dans cet agrégat de références, d’influences, et ce notamment dans la lignée du FHAR et du MLF, les Gazolines se sont revendiquées des pensées situationnistes. Plusieurs témoignages écrits ou oraux illustrent un brassage des théories et pratiques politiques et culturelles qui ont permis à ses membres de se politiser ou d’approfondir leur politisation. Hélène Hazera notamment a été plusieurs fois décrite comme une figure cultivée, radicale, s’inspirant des écrits situationnistes de Raoul Vaneigem avec par exemple le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967). Également, les pratiques militantes des Gazolines sont héritées du militantisme féministe réinventé par le MLF au début des années 1970 : dérision, humour débridé, détournement (de chansons et de chants connu⸱es), travestissement et provocation[17]. Faisant un pas de côté des traditions de l’extrême-gauche entonnant les couplets de l’Internationale, elles lui préféraient les « Prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! » et « Bites bites bites ! ». Une des Gazolines, se nommant « Grizelda », témoigne dans la revue Ah ! Nana, en 1978, de son expérience de « travesti ou transsexuel » dans le groupe :
« Avec des copains, on a créé un groupe informel : “Les Gazolines” qui refusait de se rallier à l’homosexualité traditionnelle avec le schéma classique “enculeur-enculé”. On n’était pas sérieux, on était même plutôt bordéliques, la minorité délirante du mouvement des Beaux Arts. Pour nous, l’action politique consistait à se maquiller, à descendre à Barbès en maillot de bains, juchés sur des talons aiguille, avec du poil aux jambes. On courait dans les manifs du 1er mai avec des slogans différents […] Comme on avait tous un passé de militants, on connaissait bien le langage politique, la dialectique. On avait de sacrées répliques. »[18].
Hélène Hazera se souvient qu’elles se sont réunies en groupe après le début du FHAR, et explicite ainsi leur surnom, inspiré par les circulations militantes internationales :
« Le groupe des Gazolines s’emploie d’abord, à l’imitation du Gay Liberation Front de Londres, à servir le thé lors des assemblées générales du mouvement, après l’avoir fait chauffer sur un Camping-Gaz. De “Camping-Gaz girls”, on passe à “Gazolines”. »[19]
Leur existence était caractérisée par leur façon de se différencier du reste du FHAR et de ses « chefs », par une attitude provocatrice au sein des assemblées générales, qu’elles s’ingéniaient à bouleverser, et des manifestations. Les principales actions des Gazolines peuvent être décrites comme des happening politiques, c’est-à-dire une performance ayant lieu dans la rue sous forme d’une improvisation spontanée qui cherche à faire réagir les spectateur⸱ices. Le plus connu prend la forme d’une interruption provocante et moqueuse à l’enterrement politique du militant Pierre Overney, le 4 mars 1972, réunissant près de 200 000 personnes à Paris. Pierre Overney était un militant maoïste de la Gauche Prolétarienne (GP) assassiné au cours d’une action par un agent de sécurité de la Régie Renault. Les Gazolines, exaspérées par cette mise en martyr, surviennent à l’enterrement en jouant les pleureuses, travesties, dénudées, et en criant « Liz Taylor, Pierre Overney, même combat ! ». Cette action cristallise « l’esprit Gazoline », un militantisme profondément joyeux, et sa volonté de déjouer la masculinité en surjouant la féminité, une féminité folle. En se moquant des groupes d’extrême-gauche qui avaient des propos homophobes et qui étaient, selon elles, sinistres et conservateurs, les Gazolines revendiquent un mode de vie libertaire et un détournement des actions traditionnelles. Cette interruption leur sera reprochée par des militants du FHAR, comme Daniel Guérin, et constitue un débat récurrent au sein de celui-ci sur la place des folles. Les Gazolines ont également participé au sein du FHAR au défilé du 1er mai 1972, journée internationale des droits des travailleur⸱euses, participation vivement critiquée par la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire) : « Défiler en travesti ce n’est pas lutter contre la morale bourgeoise et la répression anti-homosexuelle […] Ils ne contribuent pas à combattre. Au contraire ils ridiculisent et déconsidèrent leur cause. »[20]. Les désaccords, parfois violents, entre les partis et syndicats de gauche et les groupes militants homosexuels et féministes constituent une spécificité de l’espace militant de ces années 1970, dans lequel les personnes trans ont joué un rôle important. Se questionnant sur la périodisation à adopter pour le militantisme trans, la sociologue Karine Espineira explique dans sa thèse de doctorat :
« Si l’on considère que l’acte de composer soi-même sa propre (ou ses) identité(s) de Genre en dehors de la matrice hétérosexuelle, au sein même de l’espace public, est une expression politique de l’identité, la politisation débute alors avec les Gazolines au sein du FHAR dans les années 1970 »[21].
Conflictualités mémorielles : la transphobie comme antiféminisme
De quelle manière les Gazolines ont-elles eut un impact sur leur époque jusqu’à devenir une référence pour les mouvements militants ultérieurs, notamment homosexuels ? Bien que méconnues et critiquées, force est de constater que leur esthétique politique a perduré en un souvenir palpable pour toute une génération de militant⸱es. L’analyse des sources rend compte d’un dimorphisme sur le souvenir des Gazolines : si des militant⸱es homosexuel⸱les et trans se réfèrent à elles et les intègrent dans une histoire militante LGBT+, certaines militantes féministes semblent en garder un souvenir mitigé et souvent amer. Par exemple, Gilles* tient un discours laudatif sur les Gazolines et leur influence sur le militantisme d’Act Up-Paris dans les années 1990 :
« La filiation avec les Gazolines était évidente, d’ailleurs il y a des Gazolines à Act Up, d’ex-Gazolines. […] Pour moi, les Gazolines c’est vraiment une comète, c’est une météorite, mais dans la force transgressive, et euh… plus que transgressives d’ailleurs, subversives ! […] C’est-à-dire qu’elles cassent le projet cis. »
L’idéologie révolutionnaire du groupe a ainsi imprégné la sphère militante homosexuelle de l’époque, au point de nourrir un imaginaire militant en participant au renforcement et au réinvestissement de la « figure de la folle »[22].
Selon les dires, les Gazolines n’auraient pas accompli beaucoup de choses, c’est-à-dire que leur apport militant serait minime puisque leurs actions ne seraient pas assez nombreuses ou qualitatives, et l’existence du groupe trop éphémère. En atteste les propos d’Hélène Hazera elle-même qui ne comprend pas le « tapage » autour du groupe, lors d’un podcast en 2018 :
« La chose qui est affolante, comment on a construit un mythe sur quelque chose qui n’existait pas, ça c’est… on a rien fait ! On a pas fait une pièce de théâtre ! On a rien fait ! […] On courait en criant, et on se retrouvait avec tous les photographes ».
Nous pouvons faire l’hypothèse que les normes implicites qui érigent la définition du militantisme, en une hiérarchisation, ont ainsi pu influer sur la perception du groupe et ce même pour ses propres membres. Mais encore, la mort est aussi un facteur de compréhension de cette fracture du processus mémoriel : sur environ une dizaine de membres, plusieurs sont décédé⸱es durant les années 1980-1990 notamment par l’épidémie du VIH-Sida.
C’est l’incompréhension vis-à-vis des Gazolines qui semble dominer les discours des féministes des années 1970. Par exemple, une source intéressante à analyser est un article de 1998[23] de l’historienne et militante féministe lesbienne Marie-Jo Bonnet, connue aujourd’hui notamment pour soutenir des positions de haine à l’égard des personnes trans. Dans la revue d’inspiration communiste maoïste Les Temps Modernes, elle cherche à retracer l’histoire des militantes lesbiennes et féministes au XXe siècle, par sa propre expérience au MLF et des Gouines Rouges, un groupe de lesbiennes radicales au sein de celui-ci. Elle écrit à propos du FHAR : « Les hommes revendiquent les rôles actif/passif, nous voulons les détruire. Les Gazolines exhibent les stéréotypes de la féminité, nous rejetons l’image de la Femme et de l’éternel féminin. Nous parlons, ils ne nous écoutent plus. ». En souhaitant critiquer ce qui est ressenti comme une invisibilisation progressive des lesbiennes au sein du FHAR qu’elles avaient pourtant impulsé, l’autrice porte une critique aux pratiques de travestissement des Gazolines. Ces critiques peuvent être rapprochées de celles qui existent aujourd’hui à propos des femmes trans qui seraient hyperféminines et participeraient de ce fait au renforcement des stéréotypes de genre.
Pourtant, il semble important de nuancer les récits héroïsant sur chacun des groupes en présence et de permettre la conception d’une histoire faisant un pas de côté des récits mémoriels, et qui tendrait à comprendre les relations complexes entre les individu⸱es et d’admettre la possibilité de moments d’alliance. Une enquêtée militante des premières heures au MLF a ainsi pu me raconter des moments de rapprochement :
« Je me souviens par exemple que le 1er mai elles avaient participé à la manif, elles étaient avec nous en queue de cortège, et les femmes et les enfants se sont fait tabasser, et les Gazolines aussi. Parce que le mouvement ouvrier est tellement… libéré [rires] qu’ils avaient aucun plaisir à voir ces personnes s’agiter en froufrous et autres déguisements. »
Le récit des manifestations réalisées est important puisqu’il démontre la présence conjointe des acteur⸱ices dans les mêmes lieux. Les violences venant des passants et des manifestants d’extrême-gauche étaient réelles : face à ces violences verbales et physiques, les Gazolines se réfugiaient dans les cortèges du MLF. Une hypothèse pourrait être qu’elles se sentaient en sécurité au sein des féministes dans ces moments d’extrême violence, les violences contre les minorités de genre et de sexualité produisant une solidarité entre ces groupes réunis par une condition partagée de l’oppression. Si ces alliances peuvent être objectivées par des sources orales, elles sont tout de même à nuancer puisqu’éphémères et réduites, non théorisées, témoignant des difficultés à penser féminisme et transitude ensemble dans le contexte français.
Au cours de ces dernières années, on remarque que les personnes trans ont gagné en visibilité dans l’espace public, pour le meilleur comme pour le pire. Les partis politiques et les différents mouvements militants se positionnent sur ce qui semble être un nouveau cheval de bataille, connaissant des pics d’offensives anti-trans dont le but est d’occuper l’arène médiatique et ainsi faire reculer le peu de droits acquis. Dans ce cadre, la mémoire remplit un double objectif : pour les militant⸱es trans il est nécessaire de formuler une histoire trans dans l’optique de création d’une généalogie de références et de modèles, et pour d’autres, comme pour les militantes féministes, il a pu être ici et là question de cadenasser les portes d’une mémoire féministe officielle, blanche, hétérosexuelle et cisgenre. Les questions de mémoire peignent ainsi un rapport spécifique à l’Histoire où se cristallisent des enjeux contemporains. Le terreau des débats sur les personnes trans et le féminisme est à retrouver dans le nouveau souffle des féminismes français à la fin des années 1960-1970 et le développement des prises en charge médicales et juridiques des personnes trans et leur médiatisation dans les journaux et à la télé à la même période.
Étudier les Gazolines comme partie intégrante des mouvements de genre et de sexualité de la période permet ainsi de déployer les connaissances sur les militantismes des « années 68 ». Enquêter sur des groupes méconnus, sur des groupes marginalisés, permet ainsi de questionner cette histoire, la complexifier, tout en faisant surgir l’historicité de notre présent. Il en va de notre émancipation collective.
* Nous signalons par une astérisque que le prénom a été changé afin de garantir l’anonymat de l’enquêté.
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Lou Bossis a réalisé un mémoire d’histoire à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) sur les personnes trans à la fin du XXe siècle : « “Nous sommes tous des marginaux et nous tous les rouages de la société qui nous opprime ; comment pouvons-nous rejeter les transsexuelles ?” Le sujet trans au sein des militantismes de genre et de sexualité des années 1970 et 1980 en France », 2023.
Notes
[1] Quelques exemples, parmi tant d’autres : Enke, F. (2018). Collective Memory and the Transfeminist 1970s: Toward a Less Plausible History. TSQ: Transgender Studies Quarterly, 5(1), 9‑29 ; Voli, S. (2016). Broadening the Gendered Polis: Italian Feminist and Transsexual Movements, 1979–1982. TSQ: Transgender Studies Quarterly, 3(1‑2), 235‑245 ; Aultman, B. L. (2021). The Rise of Transgender Social Movements: Narrative Symbolism and History. Oxford Research Encyclopaedia of Politics.
[2] Espineira, K. (2015). Médiacultures : La transidentité en télévision : une recherche menée sur un corpus à l’INA (1946-2010). L’Harmattan.
[3] Chauvin, S. (2005). Les aventures d’une « alliance objective ». Quelques moments de la relation entre mouvements homosexuels et mouvements féministes au XXe siècle. L’Homme & la Société, 158(4), 111-130.
[4] Voir par exemple l’article : Sibalis, M. (2010). L’arrivée de la libération gay en France. Le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR). Genre, sexualité & société, 3.
[5] Entretien réalisé avec Lola Miesseroff début 2022, autrice, amie de Hélène Hazera et militante d’extrême-gauche née en 1948. Elle a publié les livres suivants, d’influence autobiographique, aux éditions de Libertalia : Voyage en outre-gauche (2018), Fille à pédés (2019), Davaï ! (2022).
[6] Hazera, H. (2003). Gazolines. Dans D. Eribon (dir.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (213). Larousse.
[7] Jonquet, F. (2001). Jenny Bel’Air, une créature. Editions Pauvert. ; INA Arditube. (2014). Interview biographie de Jenny Bel’Air – Archive INA [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=FiuBQUkRtGk
[8] Hazera, H. (2005). Bistouri Oui Oui, Radio Libertaire.
[9] Le terme transitude renvoie à une appartenance sociale, le fait d’être trans, afin de focaliser l’analyse sur les parcours et les trajectoires sociales trans (dans la tradition de pensée matérialiste, reprise par une partie des chercheur⸱euses en études trans aujourd’hui en France). Voir à ce propos l’ouvrage collectif Matérialismes trans (2019).
[10] À ce sujet, voir l’article de Vicente, M. V. (2021). Transgender: A Useful Category? Or How the Historical Study of “Transsexual” and “Transvestite” Can Help Us Rethink “Transgender” as a Category. TSQ: Transgender Studies Quarterly, 8, 4.
[11] Hazera, Hélène (2005). Bistouri Oui Oui, Radio Libertaire.
[12] Voir l’article de Bourcier, S. (1999). Des « femmes travesties » aux pratiques transgenres : repenser et queeriser le travestissement. Clio. Femmes, Genre, Histoire, 10, 117-136.
[13] « Histoire inédite d’une mobilisation », épisode 1, série « Les transidentités, racontées par les trans », podcast LSD, France Culture, diffusion le 27/08/2018.
[14] Dreyfus-Armand, G., Frank, R., Levy, M.-F., Zancarini-Fournel, M. (2000). Les Années 68. Le temps de la contestation. Editions Complexes.
[15] Trespeuch-Berthelot, Anna (2015). L’Internationale situationniste. De l’histoire au mythe (1948-2013). Presses Universitaires de France.
[16] Pinhas, L. (2016). La revendication homosexuelle et l’extrême gauche en France dans les années 1970 : de la Ligue Communiste Révolutionnaire au trimestriel Masques. Dissidences, 15, 169-189.
[17] Zancarini-Fournel, M. (2005). Stratégies de distinction par la voix et le geste : Provocations et violences symboliques des femmes dans les manifestations des « années 68 ». Dans P. Bourdin, J.-C. Caron et M. Bernard (dir.), La Voix et le geste. Une approche culturelle de la violence socio-politique (245-270). Presses universitaires Blaise-Pascal.
[18] Lenfant, Carine (1978). Le Dossier Trans-Homo-SEXE. Ah ! Nana, 8, 17.
[19] Hazera, Hélène. Gazolines, in Eribon Didier, … op. cit.
[20] Libera, Anna (1972). A propos du FHAR, Rouge, 156. Rouge était le journal de la LCR, de 1968 à 2009.
[21] Espineira, K. (2012). La construction médiatique des transidentités. Une modélisation sociale et médiaculturelle. Université de Nice – Sophia Antipolis. 124.
[22] Le Talec, J.-Y. (2008). Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine. La Découverte.
[23] Bonnet, Marie-Jo (1998). De l’émancipation amoureuse des femmes dans la cité : lesbiennes et féministes au XXe siècle. Les Temps Modernes, 538, pp. 85-112.