Pour une littérature contre-hégémonique. Entretien avec Sandra Lucbert
Il y a quelques semaines paraissait de Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, aux éditions du Seuil. La quatrième de couverture indique ce sur quoi le texte agit : « De mai à juillet 2019 se tient le procès France Télécom – Orange. Sept dirigeants sont accusés d’avoir organisé la maltraitance de leurs salariés. Parfois jusqu’à la mort. On les interroge longuement, leur fait expliquer beaucoup. Rien à faire : ils ne voient pas le problème. Le PDG a un seul regret : « Cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête ». Il y avait donc une fête ? Parlons-nous la même langue ? »
Retour avec son autrice sur ce livre, sa « rage trempée de méthode » son « intention belliqueuse » et, par là, plus généralement sur ce que la littérature permet pour la construction d’une autre hégémonie.
Contretemps – Une première question, factuelle, pour présenter l’ouvrage. Tu as reçu un prix, celui des Inrockuptibles, le Prix de l’essai. Pour autant, ton livre n’est pas un essai. Il n’est pas non plus un pamphlet, pas plus qu’il n’est un roman ni une enquête. Comment caractériserais-tu ce livre ? Quel est-il ?
Sandra Lucbert – La seule caractérisation que je revendique absolument pour ce livre, c’est celle de texte littéraire – donc ni essai, ni enquête ni pamphlet ni roman. Mais un exercice sui generis pour une mise en cause du jeu de langage (comme dirait Wittgenstein) hégémonique. Je dirais que ce livre est un jeu de langage composite qui s’attaque au jeu de langage que j’appelle LCN (Lingua Capitalismi Neoliberalis, Langue du Capitalisme Néolibéral). Or je crois que la littérature peut se définir précisément ainsi. Un texte littéraire, c’est un jeu de langage qui en combine plusieurs (un plus ou moins grand nombre, de façon plus ou moins unifiée) et qui toujours (selon diverses modalités) remet en jeu la langue dominante.
Ici, les différents genres que tu évoques participent tous à quelque degré, sans doute, de ce que j’ai fini par monter comme machine contre la Langue du Capitalisme Néolibéral. Mais je n’en ai investi aucun spécifiquement. Au contraire de mon livre précédent, La Toile, où j’avais travaillé volontairement deux sous-genres (deux jeux de langage) : celui du roman épistolaire et celui de la lyrique amoureuse, pour faire subir leur traitement particulier au numérique massifié (un autre jeu de langage hégémonique). Comme le dit si bien Proust, par cette opération de saisie du monde avec un appareil langagier sophistiqué (fait de plusieurs jeux de langage), on transforme les rapports sous lesquels on perçoit le réel et, partant, on transforme l’usage qu’on en peut avoir. Dans La Toile, je voulais problématiser par le jeu de langage épistolaire le régime politique et pulsionnel dans lequel nous sommes plongés par les constructions algorithmiques et les modalités discursives qu’elles organisent.
Je crois vraiment que c’est un trait définitoire de la littérature : qu’on pense à Rabelais, à Gombrowicz, à l’abbé Prévost, ou Louise Labé, Ovide, Baudelaire, Racine… en vérité, je ne trouve pas d’exception. C’est précisément la plasticité formelle et tropologique qui dévisse les enchaînements de pensée courants, c’est dans cette déviation que se fait la production de sens propre à la littérature.
Concernant Les Fusils, l’usage du monde (et l’ordre de domination qu’il engage) que je voulais saisir est celui qu’a imposé la financiarisation ; cause des suicides, de la sidération des victimes et de l’absence de remords des dirigeants dix ans après. Un usage du monde qui a sa langue, que j’appelle donc LCN, dans laquelle nous sommes ligotés au point de ne pouvoir penser hors de ses coordonnées (d’où le refuge de l’indignation morale au lieu de l’opposition politique). Cet engluement, je l’ai vu et entendu s’activer partout au TGI, au lieu même où il aurait fallu juger la LCN et son monde. Apercevoir à nu cette autoréférentialité de cauchemar m’a jetée dans une fureur absolue : il m’a semblé insupportable qu’on soit réduits à une telle impuissance – dont la tranquillité méprisante des prévenus donnait la mesure. Alors j’ai cherché par tous les moyens à faire voir et entendre (au sens aussi de comprendre) cette langue qui nous tient et les conséquences qu’elle emporte.
Ce qui donne au livre une direction claire : celle d’un réengendrement du monde qui a fait la situation France Télécom (FT) et continue d’en produire de semblables. Et ce, pour permettre à la colère de déflagrer. Autrement dit : faire apparaître les structures de la financiarisation, son commencement, son fonctionnement et ses fonctionnaires. La rendre à sa violence et à son caractère contingent.
Le mouvement du livre est donc celui d’une rage trempée de méthode : garder ouverts les yeux de la pensée, nous arracher à la sédation de la LCN pour voir ce qui nous tient, produire des dérivations jusqu’à obtenir des sorties explosives du maillage de cette langue hégémonique. De là cette hétérogénéité de registres, de genres et de techniques dans une forme ramassée : une riposte, comme on sort un fusil pour se défendre une fois qu’on a senti sur sa nuque le canon de l’exécutant.
CT – Au tout début, tu mentionnes une comparaison que tu entends, que tu repères, qui revient çà et là dans les esprits et dans les paroles : celle qui associe le procès de Nuremberg et le procès France Telecom. Tu ne te prononces pas, toi, sur la validité de cette comparaison mais tu interroges sa récurrence. Et le livre s’ouvre (presque) par cette remarque : « Un impensable auquel tout le monde pense, on a tout intérêt à y regarder de tout près ». Tu vas donc y voir. Une fois le livre fini, de quoi cette comparaison te paraît-elle être, au final, le symptôme ?
SL – Tu le dis très exactement, c’est l’insistance de cette analogie – du reste trouble – qui m’a semblé dire quelque chose. Une insistance dans et hors les audiences. Ainsi la formule « Nuremberg du management » est un tweet sélectionné par un Figaro live consacré au procès en mai 2019, mais aussi bien, Fakir comparait le procès France Télécom à celui d’Eichmann. De même la comparaison des situations nazie et néolibérale a été faite aux audiences : par la défense (par l’avocat du P-DG de France Télécom) comme par l’accusation (dans le réquisitoire de la procureure). Tu parles de symptôme, je ne saurais être plus d’accord. Symptôme au sens psychanalytique : une formation signifiante récurrente, gorgée d’un sens à la fois profus et indécis, qui insiste tant qu’elle n’a pas été travaillée – produisant au passage des dégâts aussi considérables qu’énigmatiques. Ce que la fabrication du livre m’a appris sur celle-ci, c’est combien la saturation des psychés par la LCN avait fini par rendre infigurable, impensable la violence que le capitalisme financiarisé nous fait subir.
À ce propos, je pense au personnage de Rosemonde dans La Salamandre d’Alain Tanner, cette jeune femme absolument révoltée contre l’exploitation qu’elle devrait subir dans le salariat (entre autres oppressions), mais révoltée à l’aveugle, sauvagement : comprendre qu’elle se barre quand elle ne supporte plus la maltraitance. Ce qui est possible dans les années 1970, mais plus aujourd’hui. Rosemonde est seule, cependant, sans culture de combat collectif, et sans vision claire de ce que le personnage de Paul appelle « ses ennemis ». Alors elle multiplie les passages à l’acte. Nous avons nous aussi le sentiment confus de l’insupportable, mais nous ne pouvons changer d’employeurs si facilement, le piège s’est refermé : nous sommes à la merci d’un ensemble structurel d’une violence implacable, nous le sentons, mais la LCN qui nous parle nous ôte les moyens de le qualifier – pas seulement la LCN, d’ailleurs, mais aussi la disparition d’une lutte collective doctrinalement et idéologiquement armée. Il me semble que l’analogie avec les nazis dit quelque chose de notre souffrance : notre impuissance à qualifier la violence structurelle propre au néolibéralisme. En l’absence d’extériorité disponible à ses catégories, les gens qui parlaient du procès FT se rabattaient sur les nazis faute de mieux. C’est donc une carence, un manque de signifiants adéquats qui a porté les gens vers le nazisme comme signifiant par défaut.
J’ajouterais une chose importante : comme pour un symptôme en psychanalyse, la charge d’excitation collective autour de cet impensable qui s’acharne à se présenter déformé est immense. C’est ce que les médias stéréophoniques appellent le « point G ». Lieu d’une jouissance (au sens de Lacan) collective qui dit combien cet impensé est névralgique et explosif.
C’est presque une obligation faite à la pensée et à la formulation : là encore je me retrouve dans le dispositif de La Salamandre, qui aborde par de multiples angles la sublime récalcitrance de Rosemonde. Dans la diégèse, Paul essaye de l’aborder par la fiction, et Pierre par l’enquête factuelle ; dans la forme du film, la voix off de Bulle Ogier et les multiples discours des plans et de la photographie produisent encore d’autres effets de profondeur et de remise en circulation de ce que Rosemonde a à dire, de ce qui en elle résiste farouchement. J’essaye moi aussi d’attraper l’absence de figuration du problème politique (vissé sur les structures de la macro-économie) qui fait que les salariés se suicident au lieu d’engager une lutte collective. Et pour commencer, à partir de l’analogie récurrente avec les nazis, je commence par établir que justement non, Nuremberg et le procès France Télécom, ça ne fonctionnait pas de la même façon. À partir de là on peut examiner ce qui nous tient, nous. Comme toujours, une fois passé l’inconfort qu’il y a à faire dégorger le symptôme, on y trouve un soulagement, un dégagement de la pensée et de l’action. Au TGI, précisément, on ne jugeait pas les exactions néolibérales depuis un ordre qui leur soit extérieur, mais depuis cet ordre même – ce qui interdisait en fait de le juger complètement. Et c’est à cela que je voulais m’attaquer.
CT – Comment ne pas fétichiser la littérature et, plus largement, ne pas surestimer la part que prennent les mots et les discours à la barbarie ? Tu insistes en effet sur la puissance de la LCN : elle « fabrique les mots pour homologuer l’idée », elle renomme. Et c’est d’ailleurs ce pouvoir qui donne son titre au livre : « Le geste fondateur du monde financier s’appelle réforme des structures du financement de l’économie. […] Un nom pareil, personne ne sort les fusils : c’est une encuculerie époustouflante ». Comment ne pas réduire ce qui advient à de seules luttes de mots ? Autrement dit : à quelle place mettre et tenir le langage — et, peut-être, par là, ce que la littérature peut lui faire et permettre de faire ?
SL – Je me garderai bien de fétichiser la littérature, car l’attentisme politique des littéraires – disons même : la littérature comme asile de l’inaction – m’est particulièrement insupportable. Et je pense que cela tient à ce que les logiques autonomes du champ ont fini par produire un espace de création saugrenu, où la littérature fonctionne en vase clos et tout le monde trouve ça formidable.
Je suis tellement imprégnée de psychanalyse qu’il va de soi pour moi que nous nous articulons psychiquement et collectivement par le langage. Notre rapport à nous mêmes et au monde se joue dans la langue, on n’en sortira pas. Mais comme le dit Wittgenstein, les jeux de langage n’existent pas hors du monde, ils soutiennent un certain usage du monde et une certaine forme de l’action. Par conséquent, si nous voulons transformer notre rapport au monde, cela ne se fera pas sans effort dans la langue, pour la déplacer.
Par ailleurs, les formations signifiantes de telle société sont toujours l’expression d’un ordre de domination, et nonobstant, les dominés en sont colonisés tout autant que les dominants. Et prennent pour intérêt général ce qui est l’intérêt de certains seulement. Ce que Gramsci appelle la langue hégémonique, transformation d’une domination en direction collective. Or c’est cette direction collective, agissante dans la langue, qui empêchait la Justice d’agir au procès France Télécom : elle allait à l’encontre de toute critique, puisqu’au contraire elle produisait une légitimation des plans jugés. Aux audiences, au lieu même où on aurait dû incriminer le Néolibéralisme, on le parlait tous, on se mouvait selon lui, etc. Le procès s’en trouvait presque inversé.
Dire cela c’est en fait dire que chacun, en ce qu’il parle cette langue, participe à renforcer l’ordre incriminé. Car la langue ratifie un monde de structures : ce sont elles qu’il faut distinguer et défaire si l’on veut pouvoir transformer l’ordre social auquel on appartient. Mais cet ordre, elle le renforce en l’invisibilisant. Ce pour quoi, attaquer la langue est l’une des conditions de toute opposition : la langue a un effet spécifique, qui vient s’ajouter au reste et le verrouiller. D’une part, parce que sans l’effet langagier de ratification machinale, aucune domination ne saurait perdurer, car elle serait perçue comme telle. D’autre part, parce que c’est dans la langue qu’on pense et donc qu’on construit la possibilité d’une action d’opposition. Cela s’est vérifié avec le jugement : la justice a reconnu ce groupe patronal coupable de harcèlement contre 120000 salariés – un jugement sans doute exemplaire, mais les peines étaient dérisoires eu égard aux sévices infligés, sans même parler de la possibilité de les empêcher de nuire : les prévenus prospèrent et leurs méthodes aussi : à la Poste, à la SNCF… à l’hôpital alors même que le covid. Pourquoi cela ? Parce que les tentatives d’opposition ou de critique restent engluées dans une langue inadéquate à leur mouvement et que ça les retient : la machine d’évidences est plus forte, et son pouvoir renforce chaque jour les structures.
CT – La littérature fait voir, mais aussi, écris-tu, elle « impose un écart permanent d’avec tout ce qu’on dit ». Peux-tu expliquer cette fonction ?
SL – Je crois que la littérature est armée, et arme, contre les fausses évidences du langage. Non seulement parce qu’elle travaille dans la langue courante : qu’elle la tire de son seul usage fonctionnel. Mais surtout, et plus encore, parce que la coexistence dans les têtes littéraires d’une historicité des textes, du travail sur les genres, les topoï, les formes fixes, les rend conscients, au moins confusément, de trois choses. La première : les époques ont leurs paradigmes propres, à chaque monde son régime discursif et son régime de vérité. La seconde : dans la structuration collective qui se répète dans et par la langue se jouent les variations propres à chaque individu, qui a sa constellation signifiante et tropologique propre à l’intérieur de ce régime commun à telle société. La troisième : telle société a telle langue qui l’exprime en ses mécanismes et ses évidences, donc si on emprunte à la Renaissance ses tours et ses mots, on véhicule par là même une autre configuration sociopolitique, et de facto on rend problématique le collage langagier automatique de notre langue courante. Ainsi, le rapport d’adhésion complet est impossible quand on a incorporé différents états de la langue, correspondant à différentes formes de société et états de la pensée, différemment réfractés au surplus par les membres de tel ordre collectif. L’effet d’étrangeté, par exemple, de la littérature du Moyen Âge, du chercher aventure, l’effet d’étrangeté de l’élégie romaine : la littérature nous empêche de croire qu’une forme de société est la forme de société – on peut même dire que la littérature la plus puissante est largement préoccupée de démonter toute naturalisation de ce type. Un livre comme L’Heptaméron est une mise en débat des vérités automatiques et de leurs cristallisations institutionnelles, dans un dispositif de discussion variant les points de vue selon chaque corps et chaque place.
En tout cas, moi c’est ce que j’aime et cherche en littérature. Et je trouve par exemple que, chez Proust, l’incroyable intelligence des rapports sociaux, des régimes de désir et de vérité dont la dynamique est essentiellement gouvernée – dirait Spinoza – par la rencontre et l’induction mimétique, est inoubliable. Il n’est donc pas trop surprenant que ce soit chez Proust que j’aie trouvé cette image du traitement optique par la prose, que je trouve incroyablement exacte. Les « lois sociales », comme il dit, c’est un objet privilégié pour la littérature : parce qu’elles se donnent et se renforcent dans la langue, le corps et les usages sociaux – ce qui préoccupe la littérature depuis qu’on la connait, je crois. Qu’on pense à ses extraordinaires analyses du crépuscule de la domination des aristocrates, déclin qui ne les empêche pas de continuer de parler au narrateur de La Recherche comme on donnerait du pain à un canard : eux sont toujours dans l’évidence de leur supériorité, qu’ils ont fini par croire essentielle alors qu’elle était contingente.
CT – Tu reprends donc cette formule de Proust qui insiste sur la dimension « optique » de la littérature. Dans le primat accordé à la vue, il se joue possiblement une forme reconnue de l’art politique : faire advenir dans le visible l’invisible structurel, déconstruire la naturalité des choses, les inscrire dans des rapports sociaux, etc. Mais qu’en serait-il d’une autre veine, peut-être moins propagandiste (au sens noble du terme) et plus agitatrice qui plutôt que de retrancher des illusions viendrait rajouter des mots – y compris des mots d’ordre et je pense là à la réflexion de Lénine sur cette question – à la situation ? Qui heurterait le « flow » néolibéral, sa fluidité par des ruptures de rythme. Qui serait, si je caricature, moins de l’ordre du voir que de celui de l’ouïe. Question : on a plutôt l’impression, à te lire, que voir, certes, est important, mais écouter tout autant.
SL – En fait dans mon esprit voir et entendre ne se distinguent pas. Là encore, c’est la psychanalyse qui informe ma pensée : la matérialité – phonétique – du signifiant importe tout autant que la signification qui lui est reliée. Raison pour laquelle la manière littéraire d’aborder les concaténations automatiques dans la langue me semble si adaptée : les glissements de sens, de sons, les assonances, les allitérations, les amphibologies et les ambivalences sont des opérateurs de blocage ou de déblocage psychiques et politiques. C’est par eux qu’on est bouclés et par eux qu’on peut sortir des boucles. Il existe une très grande résonance entre les blocages individuels et collectifs. Résonance que bien sûr la LCN dénie, puisqu’elle efface les rapports de domination pour en faire porter la responsabilité aux dominés. Il n’est pourtant que de penser au Cid de Corneille pour voir la relation qu’entretiennent les deux niveaux. Tout le drame personnel de Rodrigue tient à une norme sociale : celle du duel d’honneur, d’ailleurs en cours de contestation à l’époque (les duels sont interdits sous Louis XIII car ils déciment la noblesse et encouragent des logiques antagonistes à la souveraineté incontestée du roi). Précisément, le monologue délibératif de Rodrigue traduit le vacillement de cette coutume, qui commence à apparaître pour ce qu’elle est : une aberration – mais continue d’avoir des répercussions privées (« Il faut venger un père, et perdre une maîtresse »). De celles que Freud interroge d’une manière que j’avais déjà faite mienne pour La Toile : « Par quels motifs et par quelles voies, écrit-il à propos des névrosés, peut-on adopter une attitude aussi désavantageuse à l’égard de la vie ? » C’est dans Introduction à la psychanalyse : à regarder le procès France Télécom on a de quoi se poser la même question. J’ai essayé de casser le disque néolibéral pour qu’une autre mise en sens puisse se faire jour.
Ce qui est certain, c’est que je n’ai pas cherché à retrancher des illusions. J’ai voulu ramener dans le dicible (audible, visible : pensable) ce que la langue hégémonique et la technicité de la finance en ont sorti : les mécanismes de notre exploitation. Ce n’est pas tout à fait la même chose, je pense. On pourrait dire que mon texte a une sorte de fonction propédeutique : j’essaye de distendre les mailles du filet, d’ouvrir des espaces, des degrés de liberté. Une fois cette opération effectuée, alors des nouveaux mots d’ordre peuvent arriver. Un certain maillage signifiant nous tient au double sens du terme : nous fait tenir et nous enferme. La littérature, à mon sens, déchaine des automatismes : et ensuite les gens se refont des chaines signifiantes plus aptes à libérer l’action, mais ce n’est pas à la littérature de donner des mots d’ordre. Ça c’est la noble affaire du militantisme : les slogans et la galvanisation contre-hégémonique pour soutenir la persévérance au combat.
CT – Personne ne sort les fusils est une œuvre explicitement politique. Une question se pose alors, celle de la maîtrise de ce que tu produis comme effets. Est-ce que cela a été un point important : que voulais-tu produire ? Quelle réflexion sur la fonction de ce texte a présidé à son écriture et comment cela travaille-t-il l’écriture ? Y-a-t-il des procédés, des effets, par exemple, que tu t’es interdit ? Je pense à l’ambivalence — la production d’une ambivalence ?
SL – Je pars de la fin de ta question, parce que je crois utile de poser autrement le problème. Dès lors qu’on fait un texte avec une direction contre-hégémonique, on sort de la mise en sens courante : et ça semble brutal. Pourquoi ? Parce que la conflictualité et la violence sont par définition ce que les idées reçues effacent, les transformant en ordre des choses – la ligne hégémonique est une ligne de fond, une ligne de basse, omniprésente mais imperceptible comme telle. Par conséquent, tout livre à direction contre-hégémonique s’expose à être considéré comme violent et partial : parce qu’il expose la violence d’ordinaire déniée.
Comme je l’ai dit, mon intention était en effet de faire voir la violence sans bornes autorisée par les structures de la liquidité financière. Ce faisant, je n’ai nullement renoncé à l’ambivalence, puisque je fais droit à la détermination structurelle de tous les agents du corps social. Les salariés aussi bien que les dirigeants de France Télécom, Jospin et les décideurs qui ont installé ces structures sont déterminés structurellement, emportés par le cadre de contraintes où ils se meuvent. Seulement les dominants y trouvent de grandes satisfactions, quand les salariés eux y rencontrent trop souvent la perspective de leur autodestruction. C’est tout ce que l’image de la herse permet de souligner : on peut être écartelé ou écarteleur – et déterminé à l’être dans les deux cas. À détermination égale, cependant, l’une des deux places est moins enviable que l’autre.
Dans le champ littéraire, tout ce qui se construit selon une direction contre-hégémonique, et plus encore, tout ce qui cherche, comme dirait Paul dans La Salamandre, à distinguer les ennemis des écrasés de l’ordre en place, est disqualifié comme « militant » : ce qui revient à lui reprocher une « disparition de l’ambivalence ». Moi je ne vois pas le problème ainsi. Je remarque par exemple qu’un texte comme Cinq mains coupées, qui monte des paroles de Gilets Jaunes, et se voue à faire entendre leur douleur – ces vies amputées par la police –, n’est jamais en butte à cette remarque. C’est un texte de dénonciation politique, mais intégralement placé du côté des victimes. Or, ce qui est réprouvé, c’est l’intention belliqueuse des œuvres. Et cette réprobation vient de gens pour qui la paix sociale (c’est-à-dire le maintien de leur position et de leurs conditions de vie) est la plus haute des valeurs – si elle n’est pas la plus avouable. Mais là où la mise en cause belliqueuse fait l’objet d’un refus total, catégorique, il reste une place pour la compassion, d’où se pencher sur le malheur du monde. On ne peut pas ne pas reconnaître à Sophie Divry d’être politiquement positionnée du côté des contestataires, mais son projet est de susciter l’empathie avec les Gilets Jaunes[1], et c’est un objectif tout à fait compatible avec la LCN, on l’a d’ailleurs vu au procès : l’ordre hégémonique nous laisse la vacuole de la plainte – surtout si on n’identifie pas les causes de notre malheur. Ce qui n’est pas admissible, c’est, comme diraient Fanon ou Malcolm X, qu’on organise notre légitime défense contre une violence dont on distingue les logiques et les acteurs (« distinguer la cible »). Là : on est violent, partial, on a perdu la sacro-sainte ambivalence. Dès lors qu’on dévoile le hideux visage de la domination, on ne ferait plus de la littérature – telle, en effet, que la classe bourgeoise (hégémonique) la conçoit.
Ce que je crois, c’est, d’une part que l’ambivalence est principielle dans la vie psychique, passionnelle et collective. Et d’autre part, que la littérature, en tant qu’elle s’occupe de ce contorsionnisme axiologique et passionnel dans la langue, en activant sa plasticité tropologique, est par excellence un lieu où les ambivalences sont portées à la puissance.
Seulement, l’existence des ambivalences n’empêche pas qu’un texte a toujours une direction. Le plus souvent, dans notre époque dépolitisée, celle-ci n’est pas aperçue, parce qu’elle est l’air normatif qu’on respire : la direction par défaut, le c’est comme ça hégémonique. En revanche, quand un texte affirme une direction contre-hégémonique, tout le monde la voit et en déduit que la fameuse suspension du jugement est abandonnée. En fait c’est l’inverse. Le jugement peut retrouver de la mobilité quand et seulement quand on l’arrache aux évidences. Autrement il est guidé mais de la plus insidieuse des manières : sans même s’en rendre compte et sur arrière-plan de toute une série de choses impensées et indiscutées, alors même que rien n’est plus urgent que leur remise en cause. On s’amuse à cultiver des ambivalences secondaires quand l’essentiel n’est « balancé » par rien, et demeure intact dans son univocité « directionnelle » (hégémonique).
Pour le dire un peu nettement : les zélateurs bruyants de l’ambivalence sont des gens à qui l’intelligence politique fait intégralement défaut – ou alors des planqués. Dans un podcast que je fais sur la scène discursive de la dette publique (« Feuilletonner la guerre de position »), j’appelle ça le PFLB : le Pour Faire Le Bourgeois. Le PFLB ouvre un spectre d’attitudes qui va de la mimesis de l’expert de plateau donnant son avis sur les politiques publiques jusqu’à la bourgeoisie culturelle (le PFLB(c) ; (c) pour la Culture qui met le capitalisme entre parenthèses) à qui aucune grande cause n’est étrangère, ce qui permet d’ailleurs de passer de l’une à l’autre tous les six mois – et dans des livres ou des pièces, c’est encore mieux – pour couvrir d’un regard d’aigle tous les malheurs du monde. Le champ de l’art est habité par les mines du PFLB(c) : on y fait l’important en prenant appui sur ce qui se dit des affaires du monde – moyennant un ajustement : être toujours sensible aux injustices. Eh bien je pense que l’art c’est exactement l’inverse de ça, comme je l’ai dit dans la première réponse : je pense que ça remet en jeu les automatismes hégémoniques. Et, précisément, la grande difficulté, actuellement (que des associations comme La Buse travaillent à régler), c’est que nous dépendons de circuits de financement et d’institutions imbibées de PFLB(c). Résister à la gramophonie qui s’ignore (ou pas) tout en se frayant un accès au public demande parfois de véritables contorsions.
J’ai en tête une chose qui est arrivée pour Les Fusils. Il avait été question d’une rencontre dans une institution prestigieuse du champ littéraire, qui a finalement refusé de l’héberger au motif que mon texte n’était pas acceptable, du fait, je cite, de sa « férocité » (!) et de sa « radicalité ». Comme l’écrivait encore le directeur de cette institution : « Pour moi, la littérature est un lieu où on fait ressentir la complexité des choses ». À quoi je répondrais qu’il y a dans le monde une chose d’une simplicité biblique : les dominants dominent, et d’une domination écrasante. Curieusement on trouve toujours caricaturale cette « simplicité »-là. De là sans doute que, la laissant intacte, on parle uniquement des souffrances des victimes – sans qu’on sache d’où elles tombent : juste, c’est horrible et scandaleux – et quand par exception on parle des dominants, c’est pour rappeler que ça peut être très difficile, y compris pour l’âme, d’être un dirigeant (il faut avoir du courage pour décider d’un plan social, le dirigeant passe de mauvaises nuits – ambivalence). Les attaques de PLPL « grande époque » portaient exactement sur cette « complexité », très particulière, nuage de fumée fait pour abriter les littérateurs désireux d’éviter la rencontre avec des choses gênantes, à quoi PLPL, donc, répliquait que les choses sont simples : « les patrons plastronnent et les médias mentent » – même s’ils sont structurellement déterminés à le faire, même s’ils peuvent avoir parfois des doutes et des remords. Après tout on connait des tyrans sanguinaires qui sont pleins de bonté avec les chats. Mais dans la conjoncture politique d’aujourd’hui ça n’est pas une « ambivalence » qui me paraît très intéressante.
Du coup, la vérité de fabrication de ce texte, c’est que j’avais une intention belliqueuse et je ne m’en cache pas, mais je n’estime pas avoir renoncé à la littérature ou à l’ambivalence. Tout le temps de l’écriture j’ai marché sur une ligne de crête, je me suis battue sur deux fronts : front externe, le PFLB(c) ; front interne : les normes de l’avant-garde. Ces dernières, il a fallu que je les contrarie en moi, et ça m’a été très difficile pour un texte de cette facture. Le point commun de ces deux ensembles normatifs, c’est d’oublier qu’un texte a toujours une direction. Le PFLB(c) l’oublie par aveuglement ou couardise, l’avant-garde l’oublie par goût de la densité de procédés (non dépliés) : où la clef d’accès demande une grande habitude du jeu de langage littéraire tel que l’ai défini tout à l’heure. C’est de l’hyper jeu de langage, en quelque sorte.
Quand mon éditeur Hugues Jallon m’a téléphoné pour m’encourager à faire un livre à partir du procès, c’est parce qu’il avait lu mon compte rendu du procès dans Lundi.am. Un compte rendu plus théorique que littéraire. Il m’a dit en substance : « Je voudrais que tu en fasses un livre d’intervention, mais je ne veux pas que tu dises aux gens quoi penser, je veux que tu fasses de la littérature. » Ne pas dire quoi penser mais tout faire pour mettre la pensée en mouvement dans la direction où la LCN l’empêche d’aller.
Tel est le cadre auquel je me suis accrochée pour combattre 1. le PFLB(c), 2. les attractions de l’avant-garde (qui expriment la logique du champ sous sa forme la plus pure, ce à quoi je suis loin d’être insensible). 1. Ne pas dire quoi penser, mais tout faire pour mettre en mouvement la pensée, c’est-à-dire l’arracher au C’est comme ça, et au faux-semblant de la suspension du jugement. 2. Basculer l’analytique dans une forme littéraire tout en dépliant les mécaniques littéraires sur lesquelles je m’appuyais, pour pouvoir être lue de ceux qui n’ont pas été formés à ça. C’est ce qui a été le plus difficile pour moi : garder la précision analytique et formelle sans être dans l’hyper replié – sur lequel fonctionne l’avant-garde poétique.
CT – Ton travail est politique, et dans une belle rencontre au sein du Laboratoire Triangle à Lyon, tu mentionnais le clivage qu’il existe entre le monde littéraire — ce qui t’intéresse dans le champ littéraire — et le monde militant, ce que cela pouvait coûter aussi en termes de reconnaissance par ses pairs d’opter pour un usage militant de son travail. Tu reconnaissais clairement avoir, pour ce livre, fait ce choix.
De là, plusieurs questions. À quoi attribues-tu une telle scission (on se souvient du texte de Nathalie Quintane « pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature[2] ? ») Comment à ton avis (re)tisser des rapports entre l’un et l’autre — et de quels ordres devraient-ils être ? Et, enfin, quelles sont les expériences d’écriture, les travaux qui te sont utiles, aujourd’hui, dans ton travail de littérature politique ?
SL – Si tu me permets, je voudrais commencer par une rectification. Lors de la rencontre Triangle, je n’ai pas dit que j’assumais une posture militante, j’ai dit que j’assumais de vouloir intervenir politiquement par les moyens de la littérature. D’engager un combat. Cela me semble différent.
Le discours militant se charge d’un secteur du combat contre-hégémonique dont je suis parfaitement incapable. Il est du côté de l’affirmation répétée et, par-là, d’un travail de contre-traçage langagier. Il cherche la galvanisation confirmative pour soutenir l’action et la persévérance ; donc des mots d’ordre, des méthodes applicables en situation, etc. Là où l’effort littéraire est, au contraire, toujours celui du déplacement, l’effort du militantisme est de l’ordre de la confirmation. Il y a une conviction à vérifier. La littérature ne peut pas fonctionner ainsi : elle n’est qu’arrachement aux circuits de la confirmation et de l’automatisation. Elle est le lieu de la remise en jeu du sens, le discours militant celui de la proposition d’un sens nouveau. On a absolument besoin du confirmationnisme militant pour construire une autre hégémonie. Il est nécessaire de combiner ces forces au lieu de les opposer ou de vouloir les fusionner, elles sont distinctes et complémentaires.
Maintenant, pour te répondre, je dirais trois choses.
Je pense que la première réponse à la question de Quintane se déduit de ce que je viens d’avancer : les activistes cherchent des confirmations, et la littérature n’est pas là pour ça. Derrière tout ceci, il y a par ailleurs une deuxième chose : une difficulté assez généralement partagée, je crois, à accepter une répartition des forces dans une division du travail. Ce qui fait que, d’une part, quand quelqu’un fait quelque chose, on lui reproche toujours de ne pas avoir fait autre chose, de ne pas avoir tout couvert (« Mais, Jacques Rancière, que nous proposez-vous, finalement, pour renverser concrètement l’ordre en place ? »). D’autre part, les disciplines et les manières de combattre veulent toutes être plus indispensables que les autres, dans un réflexe de réassurance. Simple extension de cette propension des humains que Spinoza épingle mieux que moi : « chacun tend par nature à faire que tous les autres vivent selon sa propre complexion » (E, III, 31, scolie). Chacun veut que les autres valident son désir pour s’y confirmer mimétiquement soi-même. C’est une perte de temps et d’énergie mais c’est ainsi, les rapports sont tendus entre les secteurs d’un même combat, car chacun veut se rassurer sur son importance – donc dans sa propre entreprise.
Troisième chose, plus conjoncturelle : le monde littéraire est représentatif de la société en général. Comme elle, il s’est vidé de toute intelligence politique depuis les années 1970. Au point de créer des logiques de champ où l’on confond hégémonie et qualité littéraire de « suspension du jugement », comme je le disais tout à l’heure : c’est le parti pris des lucioles qui a envahi le champ, c’est-à-dire des bourgeois qui prospèrent dans le capitalisme (sans même s’en aviser). Par parti pris des lucioles, je renvoie à un détournement-désamorçage[3] de Pasolini (à qui n’avait nullement échappé la puissance de récupération des oppositions par le discours hégémonique capitaliste) qui permet à des brigadiers du PFLB(c) comme Patrick Boucheron de déclarer la langue politique « morte », car « si Pasolini ne voyait plus de lucioles, c’est qu’il ne savait pas regarder »[4]. Boucheron est l’un des promoteurs de cette « suspension du jugement » qui finit en déclarant que Macron est le nouveau Machiavel[5] – détacher les jeux de langage littéraires de leur articulation au monde politique est le plus sûr moyen de faire politiquement : rien, en se donnant l’apparence d’être un intellectuel critique. Dans ces conditions, que les activistes se soient détournés de la littérature me semble mérité : dans sa majorité elle va main dans la main avec l’ordre capitaliste, même (surtout ?) quand elle fait la concernée ; par conséquent les opposants la trouvent détestable – je les comprends.
Ce qui est dommage, c’est qu’il existe toute une littérature qui ne tombe pas sous cette triste affiliation. Je crois que Quintane, justement, a été un réveil pour pas mal d’auteurs et d’autrices. Et maintenant les choses changent.
Quant à ta question, moi ce que j’ai lu de plus puissant politiquement ces derniers temps, c’est de la poésie objectiviste : Reznikoff[6] et Bäcker[7], et le livre incroyable de Jacques Henri Michot : L’ABC de la barbarie[8]. Dans leur cas, la première réponse que je donnais me semble expliquer pourquoi le monde militant les ignore : ils sont là pour proposer des médiations, ils produisent des circulations du sens selon des procédés qui relèvent de l’écriture et de la composition – pas de l’assertion en première personne. Ce qui n’empêche qu’ils soient puissamment orientés, qu’ils aient une direction, un propos : au fond ce serait faire injure à ces auteurs que de supposer le contraire. Pour reprendre une image du corpus capitaliste : dans les textes littéraires il y a une main invisible qui a produit l’agencement (de détail et d’ensemble) : c’est dans celui-ci que se produit l’arrachement à l’automatisme de pensée. Quand on est sur le front de l’action et de la mobilisation des groupes, on cherche d’abord des outils appropriables, on manque de temps pour des démarches pleines de détours. Ce sont l’assertivité et sa ligne claire qui font se lever le matin pour aller au piquet de grève, pas les sophistications de la littérature.
Du reste, il y a aussi une place pour l’assertivité en littérature ; et j’y prends des forces avec reconnaissance, la détermination de certains textes me soulage : Mirbeau, Bernanos, Baudelaire, le Flaubert des correspondances… Je pense qu’il faut les deux, et que le dosage dépend des complexions et de la discipline d’écriture qu’on se donne. J’adore Mirbeau mais ses dispositifs littéraires – exception faite du Journal d’une femme de chambre – sont faibles, ils sont là pour lui permettre de tabasser l’adversaire, pour le coup dans une logique plus évidemment pamphlétaire. Au contraire, Flaubert ou Baudelaire arrivent à l’équilibre, et c’est assez merveilleux, à mon sens.
CT – Est-ce que tu as le souci de l’effort que demande la lecture d’un texte ? Ou est-ce que son accessibilité immédiate t’importe ?
SL – Oui, j’ai à cœur d’être lue, mais je partage avec Gramsci une incapacité congénitale à faire ce que le Parti Communiste exigeait de lui et que la LCN exige de nous : parler aux gens en les supposant incapables de comprendre ce qu’on dit. Je ne supporte pas ce procédé que Gombrowicz a si brillamment saisi dans Ferdydurke, qui consiste à amenuiser autrui pour le faire passer sous ses rapports. Il appelle ça faire une gueule ou cuculiser. Je lui ai emprunté le concept déjà plusieurs fois, notamment dans Personne ne sort les fusils à propos de Michel Bon, et dans des textes à paraître chez Amsterdam qui caractérisent précisément la cuculisation de type néolibéral. Je refuse qu’on m’inflige la cuculisation, et je refuse de l’infliger. J’ai été professeur dans le secondaire 14 ans, jamais je n’ai changé de registre de langue, j’ai fait étudier Maurice Scève ou l’abbé Prévost en Zone d’éducation prioritaire aussi bien qu’à Sceaux. Et les élèves qui m’écrivent encore se réfèrent au chevalier des Grieux comme à un camarade que nous aurions en commun : moi j’ai la preuve que c’est ça, une relation intellectuelle. Se porter à ce qu’on peut faire de meilleur et escompter que c’est par là qu’une intelligence collective se crée. L’inverse, c’est une malversation, c’est l’exercice d’un pouvoir sous une forme perverse. Les médias décrypteurs (ce mot de LCN tellement significatif) fonctionnent sur le sentiment implicite de leur supériorité (on peine à ne pas rire) et de la bêtise congénitale de leurs lecteurs ou auditeurs. Je n’ai pas cette vision du monde.
Ça ne m’empêche pas de m’acharner à obtenir une juste balance entre les différentes contraintes que j’ai déjà évoquées : logiques littéraires, précision analytique, accessibilité pour qui n’est pas familier du jeu de langage littéraire.
CT – Comment termine-t-on un tel livre ? La fin, ce qui achève le livre, ce qui a le dernier mot — pourquoi s’arrêter là, et pas ailleurs ou autrement ? — tout cela n’est pas indifférent. Qu’est-ce qui a présidé à cet arrêt-là ?
SL – Parcours analytique complété, causes exhibées, entrée dans les esprits des accusés : c’était le programme. J’étais allée au bout. De façon purement littéraire, j’ai senti un point de métabolisation avec le monologue de Lombard, et j’ai su que c’était terminé. Ce qu’ils ont en tête et qui sera notre fin, à moins de réagir, ça m’est venu d’une traite, alors que j’avais passé un mois à me torturer en me disant que je n’allais jamais réussir à rendre lisible leur monde d’évidence. Là, soudain, ça avait pris forme.
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Propos recueillis par Olivier Neveux.
Notes
[1] Comme elle le revendique d’ailleurs dans un entretien pour L’Humanité. « Gilets jaunes. « J’aimerais qu’on ait de l’empathie pour ces corps car ils sont notre corps social » », entretien avec Sophie Joubert, 30 septembre 2020.
[2] Nathalie Quintane, Les Années 10, Paris, La Fabrique, 2014.
[3] https://www.revue-ballast.fr/1917-decameron/
[4] https://www.youtube.com/watch?v=xPk0ygvupNA
[5] https://www.youtube.com/watch?v=mdqHux0UrGg
[6] http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-84682-096-7 ; https://www.editionsunes.fr/catalogue/charles-reznikoff/holocauste/
[7] https://heros-limite.com/livres/transcription/
[8] Jacques-Henri Michot, Un ABC de la barbarie, Dijon, Les Presses du réel (« Al Dante »), 2014.