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Des migrants tenus en laisse par des policiers dans un sketch à la télé. Un jeune Afghan qui tente de traverser la Manche à la nage dans un film au cinéma. Les migrants, le plus souvent socialement invisibles, semblent plus visibles que jamais sur nos écrans. D’où vient alors cet intérêt médiatique ? Et surtout quel en est l’impact social ? Quel lien existe-t-il entre tel ou tel emballement médiatique et le mouvement de « lutte pour la reconnaissance » des migrants dans notre société ? Afin de tenter de clarifier un peu ces questions compliquées, je propose de discuter ces deux cas : Le long métrage de Philippe Lioret, Welcome, sorti en France le 11 mars 2009 et un sketch comique diffusé dans l’émission Action Discrète, le 3 octobre dernier sur Canal+. Ces projets sont bien sûr très éloignés l’un de l’autre, dans leurs enjeux et leur réception. Cependant, je voudrais essayer de montrer qu’il est possible de considérer ces fictions comme deux pièces d’un même dispositif ; pour être plus précis, je parlerai de dispositif médiatique de lutte pour la reconnaissance.

Beaucoup de fictions se présentent comme « engagées », dans un sens politique et/ou social, en particulier en France. Souvent, on peut à bon droit penser qu’il ne s’agit que d’une pose : que ces fictions ne font, au mieux, que surfer sur une vague médiatique, tout en caricaturant les débats dont elles sont censées rendre compte1. Cependant, j’ai tenté de montrer par ailleurs2 que dans certains cas spécifiques, un film pouvait effectivement avoir un impact social réel et positif. J’avais en particulier approfondi l’exemple du film Platoon. Les années 1980 ont vu, aux Etats-Unis, les vétérans (ou anciens combattants) du Vietnam mener une véritable « lutte pour la reconnaissance » au sens d’Axel Honneth 3 : cette lutte avait à la fois des aspects concrets, économiques, juridiques (par exemple, reconnaissance des maladies liées à la guerre et devant être indemnisées comme telles), mais aussi des aspects « mémoriels » ou « représentationnels » (les vétérans étaient alors victimes d’une très mauvaise image dans la société : considérés pêle-mêle comme des loosers, des inadaptés, des psychopathes, etc.). Réalisé en 1986 par Oliver Stone, lui-même vétéran du Vietnam, et soutenu par l’association des Vietnam Veterans of America, Platoon fut explicitement produit pour faire évoluer les représentations collectives des américains concernant les vétérans. Et effectivement, les vétérans que j’ai pu interviewer considèrent largement que, dans leur lutte pour la reconnaissance, Platoon incarne un moment-clé, un moment où l’opinion a basculé en leur faveur.
Sur un autre sujet, j’avais tenté de montrer que le film Indigènes4 pouvait lui aussi être envisagé comme l’un des éléments centraux d’un véritable dispositif de lutte pour la reconnaissance. Là encore, ce dispositif visait à la fois des objectifs économiques (revalorisation des pensions des anciens combattants issus des colonies) et mémoriels (« visibilisation » de la place des colonisés dans la libération de la France en 1944-45). Le dispositif en question comprenait ce film, mais aussi des actions menées par des associations, des tribunes publiées par des intellectuels, des travaux de recherches menés par des historiens, etc.    Je précise que j’utilise ici le terme « dispositif » dans un sens relativement différent du sens foucaldien, tout au moins si l’on suit l’interprétation récente qu’en donne Giorgio Agamben. A la suite de Foucault, Agamben propose de définir le dispositif comme « un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments (…) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir (…) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir » 5. Mais dans le même texte, l’auteur va plus loin et propose d’étendre la notion de dispositif à « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles (…) mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables… »6. Cette définition me semble problématique dans le sens où, si on la suit, tout objet peut, en quelque sorte, être défini comme dispositif. On peut penser que le concept perd de son intérêt en s’étendant ainsi indéfiniment. Matthieu Potte-Boneville avait d’ailleurs bien noté, dans un article un peu plus ancien, le risque posé par le concept en question : à la fois vague et très en vogue, celui-ci risque, en se diluant, de perdre de son impact critique7. Il me semble, contrairement à Agamben, qu’on ne peut pas dire qu’un téléphone portable, par exemple soit un dispositif. En revanche, on peut dire que le téléphone portable est l’élément central d’un dispositif (en l’occurrence, un dispositif qui inclut, en plus du téléphone, un réseau téléphonique aux possibilités intrusives multiples, un système contraignant d’abonnement, une répartition oligopolistique du marché, une pression médiatique passant par différents moyens publicitaires, etc.). Sans tous ces autres éléments, le téléphone portable en lui-même serait relativement inoffensif. C’est bien le fait qu’il fasse partie de ce dispositif qui rend son omniprésence inquiétante. Je prends donc le parti de revenir à une définition restreinte du dispositif, plus proche du sens courant du mot. Je définis le dispositif comme la manière dont sont disposées, en vue d’un but précis, d’une fin stratégique, un ensemble de mesures, de moyens, d’éléments hétérogènes. A partir de cette définition, un dispositif de lutte pour la reconnaissance désigne donc l’ensemble des éléments et des moyens articulés de façon à faire avancer la reconnaissance sociale et politique d’une cause donnée. Par ailleurs, il semble qu’Agamben considère, comme Foucault, qu’il ne puisse exister que des dispositifs de gouvernementalité, de contrôle, de surveillance, émanant de l’Etat ou de forces conservatrices. De manière un peu plus optimiste, il me semble que nous voyons aujourd’hui s’affronter différents types de dispositifs, parfois conservateurs, parfois progressistes et/ou subversifs… En particulier, on voit aujourd’hui des mouvements sociaux mettre en œuvre des dispositifs médiatiques, complexes et ingénieux, afin de faire avancer leur cause. Dans un autre registre que Platoon ou Indigènes, le récent succès du film Welcome, ainsi que le débat qu’il a suscité, permet en ce sens de poser à nouveaux frais la question de l’efficience politique de fictions, dans le cadre de ces dispositifs. Cependant, pour comprendre la spécificité de la stratégie adoptée par l’équipe de Welcome, sans doute faut-il d’abord faire un autre détour, afin de resituer ce dernier dans le cadre plus général des films « de migrants ». On verra que ce grand ensemble, qui court sur presque la totalité de l’histoire du cinéma, couvre en fait deux genres bien distincts : les films « d’immigrés » et les films « de migration ». On verra également que, parmi ces films, on peut distinguer plusieurs niveaux d’engagement politique, plusieurs niveaux d’implication dans des dispositifs. On verra enfin que, bien que Welcome se situe sans conteste dans la catégorie d’engagement la plus élevée, il a, au moins en partie, échoué dans les objectifs qu’il s’était fixé. Il s’agira alors de poser la question des raisons de cet « échec relatif ».

De Chaplin à Tony Montana…

 Mais tout d’abord, qu’en est-il du thème de la migration au cinéma ? Est-il « porteur » ? « vendeur » ? Si oui depuis quand ? En fait, pour répondre à cette question par un poncif, on pourrait dire que le cinéma, depuis ses origines, est non seulement un art mondialisé, mais aussi un art migrant. Comme on sait, le premier public du cinéma, celui qui a fait son succès aux Etats-Unis, au début du 20e siècle, était constitué en grande partie d’émigrants… Pourtant, les migrations elles-mêmes ont peu été l’objet de fictions, encore moins de grands films populaires, y compris dans les deux pays de cinéma que sont la France et les Etats-Unis.

Aux Etats-Unis, l’accueil des immigrants fait bien sûr partie des mythes fondateurs du pays. D’innombrables films traitent de l’arrivée et de la place de chaque communauté à l’intérieur de la Nation américaine. Depuis The Immigrant (1917), de Chaplin, jusqu’au Parrain (1972) de Coppola, La porte du paradis (1981) de Cimino ou Gangs of New-York (2003) de Scorsese… On notera au passage le lien récurrent, dans le cinéma américain, entre immigration, crime et violence. Sur ce terrain, la figure du célèbre Tony Montana, émigré cubain et héros du Scarface (1984) de Brian de Palma, reste peut-être la plus marquante, en particulier en terme d’impact sur la culture jeune. Quant à la résonnance sociale de ce type de film, on peut imaginer qu’ils ont plus contribué à la stigmatisation des groupes décrits qu’à une véritable reconnaissance8.

A côté de cette profusion de films mettant en scène des immigrés de manière plus ou moins caricaturale, si l’on tente de trouver des films dont le sujet principal est le parcours migratoire lui-même, depuis le pays d’origine jusqu’au pays d’arrivée, le nombre de films diminue alors drastiquement. Aux Etats-Unis aussi bien qu’en France, pendant très longtemps, le sujet semble relativement inexistant9, tout au moins jusqu’aux années 2000. En effet, cette décennie aura vu une nouvelle tendance cinématographique se faire jour, mettant enfin au premier plan des personnages migrants, dans des films ayant reçu non seulement une reconnaissance critique, mais aussi un accueil assez enthousiaste du public. C’est d’abord la Grande Bretagne qui a investi ce terrain, ses cinéastes majeurs ayant abordé ces questions dès le début des années 2000. Une série de films décrit ainsi les conditions de travail des migrants, depuis Dirty Pretty Things (traduit en français par Loin de chez eux, 2003) de Stephen Frears, avec Audrey Tautou en travailleuse sans-papiers turque, jusqu’au magnifique It’s a Free World, de Ken Loach (2008), qui décrit parfaitement les mécanismes d’exploitation des travailleurs étrangers en Grande Bretagne, à travers une héroïne qui, pour s’en sortir, choisit de participer à ce système10. On peut également penser à In this World, de Michael Winterbottom (2003), qui suit quant à lui le trajet de deux cousin Afghans, depuis leur pays d’origine jusqu’en Angleterre.

 Aux Etats-Unis, les films traitant des phénomènes migratoires se concentrent le plus souvent sur la question de la frontière mexicaine, que ce soit dans Traffic de Steven Soderbergh (2001)11, ou dans le très beau Trois enterrements de et avec Tommy Lee Jones (2005), film dont le scénario fut écrit par le scénariste et réalisateur mexicain Guillermo Arriaga, également auteur du scénario de Babel (Alejandro González Inárritu, 2006)12. Parmi tous ces films, The Visitor, de Thomas McCarthy (2008), est peut-être celui qui se rapproche le plus du positionnement de Welcome, sur lequel nous allons revenir plus longuement. Professeur d’économie dans une université du Connecticut, Walter Vale (Richard Jenkins), la soixantaine, mène une vie routinière. Lorsque Walter découvre qu’un jeune couple s’est installé dans l’appartement qu’il possède à New York : victimes d’une escroquerie immobilière, Tarek et Zainab n’ont nulle part où aller. D’abord réticent, Walter accepte de laisser les deux jeunes gens habiter avec lui. Touché par sa gentillesse, Tarek, musicien doué, insiste pour lui apprendre à jouer du djembe. Peu à peu, Walter retrouve une certaine joie de vivre et découvre le milieu des passionnés de percussions. Tandis que les deux hommes deviennent amis, les différences d’âge et de culture s’estompent. Lorsque Tarek est arrêté par la police dans le métro puis menacé d’expulsion, Walter met tout en oeuvre pour venir en aide à son ami. Grand Prix 2008 du Festival de Deauville, présenté en sélection officielle au Festival de Sundance, The Visitor propose au public de questionner en finesse la place des migrants dans nos sociétés. A propos de son film, Thomas McCarthy explique qu’il voulait révéler la dimension humaine d’un problème social majeur : « Les personnages se laissent entraîner dans une situation qui fait aujourd’hui partie de l’espace public : l’immigration et la rétention (…) Le film ne changera sans doute pas la face du monde, mais il tente au moins de nous rappeler l’aspect humain et les conséquences d’un sujet hautement polémique. D’une certaine manière, je tends un miroir à la société pour dire : Voilà ce qui se passe. Est-ce qu’on approuve ou pas cette situation ? Y a-t-il encore de la place pour le débat ? » (extraits du dossier de presse).

 On peut bien sûr décrire The Visitor comme un film « engagé ». On peut considérer qu’il participe, à sa manière, à un mouvement de reconnaissance de la place des migrants dans nos sociétés. Cependant, on ne peut pas dire que ce film soit intégré à un véritable dispositif, dans le sens d’une offensive médiatique concertée visant un objectif politique précis. Et il en va de même pour la plupart des films produits en France ces dernières années sur ce sujet, qu’il s’agisse d’Eden à l’Ouest de Costa Gavras (2009), d’Un si beau voyage, de Khaled Ghorbal ou de Nulle part terre promise d’Emmanuel Finkiel. La différence essentielle entre ces films et un projet tel que Welcome, tient dans l’objectif plus précis que ses instigateurs ont en tête. Sans être nécessairement supérieur aux autres d’un point de vue cinématographique, ce dernier se distingue sur deux points essentiels : il y a d’abord cette volonté de faire coexister les points de vue de différents acteurs (migrants, associations, citoyens). Il y a surtout la résolution d’agir, non seulement pour faire évoluer les mentalités (but commun et louable de la plupart de ces films), mais aussi de façon à peser concrètement sur un enjeu politique identifié : l’article L.622-1, qui institue un « délit de solidarité » en punissant celles et ceux qui portent secours aux migrants.

 

A propos de l’efficience des luttes médiatiques : quelques pistes de réflexion

 

Dans le cas d’Indigènes, évoqué rapidement plus haut, le double objectif visé par le dispositif aboutit effectivement. A la suite de la sortie du film de Rachid Bouchareb, la place des soldats issus des colonies dans la libération de la France en 1945 est publiquement discutée et réévaluée. Dans le même temps, le Président Jacques Chirac décide de débloquer les pensions des anciens combattants indigènes. Au contraire, dans le cas de Welcome, bien que le film ait parfaitement réussi à attirer l’attention des médias et à susciter un débat public, il échoue à faire bouger la loi. Pourquoi cet échec, là où Indigènes avait « réussi »13 ? On peut tenter de formuler quelques hypothèses à ce propos.

Première hypothèse, Indigènes est un film « plus fort » que Welcome. A titre purement personnel et cinéphilique, je n’en suis pas persuadé. Cependant, il semble difficile d’écarter complètement le facteur de la qualité intrinsèque d’un film, lorsqu’on veut évaluer son impact… De ce point de vue, une analyse des critiques des deux films donnerait sans doute un léger avantage à Welcome, bien que tous deux aient globalement été très bien reçus par la presse, spécialisée ou non14. En revanche, le succès public d’Indigènes est sans comparaison avec celui de Welcome : 2 951 669 spectateurs pour le premier contre « seulement » 1 100 869 pour le second15. Avec près de 3 millions d’entrées, sur un sujet considéré comme difficile, Indigènes peut sans doute invoquer le « phénomène de société » avec plus de force que Welcome.

Deuxième hypothèse, ce sont les autres éléments du dispositif qui ont fait la différence. Comme on l’a dit, dans ces dispositifs médiatiques, le film est l’élément central, mais pas le seul. Dans le cas d’Indigènes, on peut citer quelques éléments importants (la liste n’est pas exhaustive) :

    • La tournée promotionnelle des acteurs, et en particulier la campagne médiatique menée par Jamel Debbouze.

    • Le travail des historiens associés au projet du film (notamment Pascal Blanchard16), ayant donné lieu à un site internet fourni, à des fiches pédagogiques à destination des enseignants, etc. et apportant une crédibilité « scientifique » au propos du film.

    • Le lien avec des associations connexes (par exemple Devoir de mémoire, également soutenue par Debbouze).

Du côté du dispositif Welcome, on trouve également une tournée promotionnelle bien menée. Vincent Lindon ne s’est pas ménagé pour faire avancer la cause du film, se confrontant même directement à Eric Besson, ministre de l’Immigration et de l’identité nationale sur tel ou tel plateau de télévision. De même, le lien avec les chercheurs et les associations existe. Qu’il s’agisse de la Cimade ou des associations locales d’aide aux migrants de Calais, des synergies se mettent en place entre le discours du film et le discours associatif. Là encore, Indigènes semble disposer d’une légère avance, mais il ne me semble pas que cela soit décisif. Pour expliquer l’échec de Welcome, je formulerai une troisième hypothèse, qui me parait plus fondamentale :

Pour qu’un dispositif de reconnaissance fonctionne, dans un régime démocratique/médiatique tel que celui dans lequel nous vivons, il faut en fait que le pouvoir « joue le jeu ». Si le pouvoir en place décide de faire la sourde oreille, l’action médiatique retombe d’elle-même. Du fait du rythme de l’agenda médiatique, un débat de société finit toujours par en remplacer un autre. Le temps d’efficience d’une offensive médiatique, quelle que soit sa force, est toujours limité. Cela ne s’applique d’ailleurs pas uniquement aux dispositifs cinématographiques. Dans le cas de moyens de luttes plus classiques (grèves, manifestations, occupations, etc.) visant à infléchir une politique nationale, on rencontre le même type d’enjeu. Rien n’oblige formellement un gouvernement à « entendre l’appel de la rue ». Lors d’une manifestation de grande ampleur, le gouvernement peut toujours décider de ne pas céder aux revendications. Il fait alors face à deux types de risques : des troubles sociaux plus ou moins graves ; ou un revers électoral aux élections les plus proches.

Pour prendre la question dans l’autre sens, face à une offensive médiatique, un gouvernement peut choisir d’accéder à la revendication poussée par le dispositif pour trois types de raisons :

– Pour désamorcer une crise sociale ;

– Pour éviter de s’aliéner un groupe d’intérêt important électoralement. Par exemple, un politicien américain aurait sans doute tort de se mettre à dos les vétérans du Vietnam, ou de donner l’impression qu’il ne se préoccupe pas de leur sort ;

– Parce qu’il est lui-même sensible à la revendication ; qu’il considère que celle-ci est effectivement légitime et/ou parce qu’il espère que répondre positivement soit un bon « coup » politique à jouer. C’est le cas de Jacques Chirac, qui choisit d’accéder à la revendication portée par Indigènes : rien ne l’y obligeait formellement. On peut en effet imaginer que si l’Etat n’avait pas dégelé les pensions des tirailleurs, cela n’aurait pas suscité de trouble majeur, ni changé le cours d’élection importantes.

Dans tout autre cas que les trois précédemment cités, le gouvernement peut choisir de ne pas accéder à la revendication portée par le dispositif médiatique. Pour autant, cela ne veut pas dire que la mise en œuvre de ce dispositif aura été totalement inutile. Dans le cas de Welcome, le film n’a pas réussi à faire abroger l’article L.622-1. Malgré cela, il a certainement participé à faire avancer la cause qu’il défend. Ou pour le dire autrement, il contribue à la lutte contre l’hégémonie idéologique actuellement à l’œuvre, que l’on pourrait résumer par l’aphorisme tronqué de Michel Rocard : « la France ne peut accueillir toute la misère du monde… »17. Si l’on revient au cas des vétérans du Vietnam évoqué en introduction, il n’a évidemment pas suffit d’un seul film pour faire aboutir le combat des vétérans. Il a fallu l’accumulation de dizaines de films de fiction, de documentaires, de livres, de séminaires, associés aux manifestations, pétitions et autres prises de paroles politiques plus classiques.

 Dans le cas de Welcome, la situation politique ne permettait sans doute pas d’aboutir à son objectif. Peu importe qu’il ait fait 1 ou 10 millions d’entrées. Le gouvernement actuel est campé sur des positions claires sur « l’immigration et l’identité nationale » et considère (à tort ou à raison) que ces positions contribuent de manière significative à son succès électoral. Si l’on se réfère aux théories de l’hégémonie culturelle, telle que définie depuis Gramsci, les films de fiction peuvent jouer un rôle dans l’avancement d’une cause, en faisant bouger les représentations, ou plus précisément, en influant sur le stock de représentations disponibles. Cependant, pour que ces luttes aboutissent, ces films doivent être intégrés à un dispositif médiatique coordonné et rencontrer une situation politique favorable.

En conclusion : savez-vous pourquoi les Chinois sourient tout le temps ?

Indigènes et Welcome ont pour point commun de se situer au cœur de dispositifs de lutte pour la reconnaissance. Ils ont aussi pour point commun un positionnement « sérieux ». La réussite de leur entreprise repose notamment sur leur capacité à présenter un projet qui sera considéré comme « réaliste » (décrivant une situation réelle / proche du réel) ou « authentique ». Mais, un autre type de positionnement est possible. Certains artistes choisissent ainsi d’aborder les mêmes thèmes (reconnaissance de la place des immigrés et/ou des migrants dans nos sociétés) sous l’angle de l’humour, de la satire. De ce point de vue, la récente polémique suscitée par l’émission parodique Action Discrète, diffusée le samedi 1er octobre 2009 sur Canal +, est intéressante.

Sébastien Thoen, présentateur de l’émission en question, présente sa démarche comme suit :

 « Notre objectif est de décrire la réalité, de faire les cons sur des sujets délicats. Pour cette action à Calais, nous avions pris le parti de dire qu’on était les envoyés du ministère de l’Immigration. Nous n’étions pas en uniforme de policier, comme cela a été dit, mais en costume avec de fausses cartes bidon. Nous sommes partis du postulat, défendu par le ministère, que ces clandestins n’avaient pas de statut. On s’est dit qu’il fallait leur en trouver un et que leur donner le statut d’animal domestique était un premier pas. Je comprends que cela puisse choquer. D’ailleurs nous avons fait en sorte de trouver des personnes qui étaient scandalisées par nos propos (…) Nous avons été interpellés et avons passé 4h au poste. Le climat est très tendu à Calais. Au début, les gendarmes nous ont pris pour des no border, qui s’en prennent parfois aux forces de l’ordre. Puis nous avons été relâchés (…) Certains pensent que oui, on va trop loin, d’autres pensent au contraire que ce n’est pas assez, d’autres encore pensent que nous ne sommes pas drôles… Ce qui va vraiment trop loin, c’est cette “jungle”, le fait qu’on ne sache pas quoi faire de ces personnes. Ce n’est certainement pas nos blagues à deux balles. Eric Besson se sert de nous pour renvoyer l’image d’un homme qui se préoccupe des clandestins et disant qu’on n’a pas le droit de se moquer de ces personnes »18.

 Dans ce sketch, on découvre donc de faux agents tenant des migrants en laisse et proposant de « les adopter », comme des animaux. Ce type de dispositif, reposant sur un humour « au second degré » agressif, a une histoire récente assez riche, allant de Borat au Jamel Comedy Club. Dans le film Borat (2006), l’acteur Sacha Baron Cohen se glisse ainsi dans la peau d’un présentateur de télévision kazakh antisémite. Cohen étant lui-même juif, la multiplication des blagues antisémites particulièrement violentes ne peut être interprétée que comme une dénonciation de l’antisémitisme « au second degré ». Dans le même ordre d’idée, on peut évoquer le ton du Jamel Comedy Club. Emission de télévision créée, produite et présentée par Jamel Debbouze, le Jamel Comedy Club est diffusé sur Canal+ depuis juillet 2006. Dans cette émission, de jeunes comiques se succèdent sur scène à un rythme soutenu, balançant une série de vannes à la façon du « stand-up ». L’une des particularités de cette émission est que la grande majorité des comiques présentés sont issus de minorités visibles (17 sur 18 lors de la première saison) : ils se présentent comme « noirs », « rebeus », « chinois ». Une part importante de leurs plaisanteries repose sur la mise en scène de clichés racistes. Tel comique se présentant comme Chinois pose par exemple la question suivante au public : « vous savez pourquoi les Chinois sourient tout le temps ? Parce qu’on est les seuls à savoir ce qu’il y a dans les nems ». Dans la bouche de quelqu’un d’autre, il s’agirait d’une blague raciste. Dans celle de ce « comique chinois », il ne peut s’agir que de la mise en abyme, « au second degré », de préjugés racistes ( ?).

Au-delà de l’ambiguïté de ce type de démarche, il ne s’agit pas ici de se demander « si l’on peut rire de tout », « si l’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui », ou « jusqu’où peut-on aller trop loin ? ». Eternels débats médiatiques, à mon avis assez stériles. En revanche, on peut poser la question de l’efficacité de ce type de comique. Quelle réaction provoque-t-on réellement en se moquant ainsi violemment des migrants et/ou des immigrés, « au second degré » ? Encore une fois, il me semble que si l’on veut juger de la pertinence de ce type de démarche, il ne s’agira pas de savoir distinguer ceux qui vont trop loin des autres, mais plutôt de discerner dans quelle mesure la parodie peut enclencher un dispositif, ou un « contre-dispositif ». Or, dans le cas du sketch d’Action Discrète, à partir du moment où les agents de police arrêtent les comiques, où le Préfet porte plainte contre eux et où le Ministre Besson s’indigne publiquement du sketch, police et ministre deviennent autant de pièces involontaires d’un dispositif visant à dénoncer la politique du gouvernement et le traitement des migrants.

En ce sens, on peut dire que ce sketch, au même titre que Welcome, fait partie du contre-dispositif qui s’oppose actuellement à celui du gouvernement. Si l’on est optimiste, on peut espérer que ce contre-dispositif continuera à se consolider petit à petit, en attendant un moment politique propice, pour faire son effet.

Laurent Tessier

Paru en novembre 2009 : Vietnam. Un cinéma de l’apocalypse, éditions du Cerf.

1 On peut penser aux nombreuses fictions catastrophiques censées évoquer la place des homosexuels dans notre société, mais ce serait un autre sujet…

2 Notamment dans un article intitulé « La place des films de fiction dans les dispositifs de lutte pour la reconnaissance : les cas de Platoon et Indigenes », paru en 2008 dans L’Année Sociologique, vol. 58-2. Article disponible sur ma page personnelle : http://sites.google.com/site/texteslt.

3 Honneth A., 2000, La lutte pour la reconnaissance, Paris, le Cerf.

4Indigènes, de Rachid Bouchareb (2006), avec Jamel Debbouze, Samy Naceri, Roschdy Zem…

5Agamben G., 2007, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, p. 10.

6Ibid., p. 31.

7Potte-Bonneville M., 2002, « Dispositif », Vacarme, n°18.

8 De ce point de vue, la série The Sopranos, créée par David Chase et diffusée par HBO de 1999 à 2007 présente une réflexion particulièrement intéressante, en revenant régulièrement sur les clichés dont sont victimes les Italo-Américains dans les médias, mais aussi sur la manière dont ceux-ci intègrent, voire revendiquent ces clichés…

9 A quelques exceptions notables près : America, America (1964) d’Elia Kazan, par exemple.

10 Le film fait en cela écho à La Promesse des frères Dardenne (1996), que l’on peut considérer comme pionnier sur ces questions, qu’ils ont continué à explorer dans Le silence de Lorna, en 2008.

11 Pour les amateurs de séries télévisées américaines, la mini-série tirée du film est particulièrement percutante.

12 Du côté des cinéastes mexicains, on pourra aussi voir le magistral Children of Men (2006), film d’anticipation décrivant des camps de rétention de migrants, comme aucun film ne l’a encore fait « au présent »…

13 Le fait d’augmenter la retraite de ces anciens combattants de quelques dizaines d’euros peut être considéré comme une mesure relativement cosmétique. Pour autant, parler de « réussite » de ce dispositif est-il exagéré ? La « réussite » d’Indigènes repose sans doute en partie sur une légende médiatique savamment entretenue par son équipe, et reprise par des médias eux-mêmes friands de ce type de success stories. Il faut donc certainement rester prudent lorsqu’on parle de succès à propos d’un tel dispositif médiatique : celui-ci ne règle jamais la totalité des problèmes d’un coup de baguette magique. Inversement, nier son importance stratégique, en tant que « point de bascule », serait il me semble également contestable.

14 Pour une rapide revue de presse des deux films, on peut se reporter ici :

http://www.allocine.fr/film/revuedepresse_gen_cfilm=58934.html et ici :

http://www.allocine.fr/film/revuedepresse_gen_cfilm=111722.html.

15 Source : CBO Box Office.

16 Parmi les publications de Blanchard, voir par exemple Blanchard P., Bancel N. & Lemaire S. (dir.), 2005, La fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, ou Blanchard P. & Bancel N. (dir.), 2006, Culture postcoloniale 1961-2006 : traces et mémoires coloniales en France, Paris, Autrement.

17 A ce propos, voir l’article intéressant publié par Zineb Dryef sur Rue89 :

http://www.rue89.com/2009/10/05/comment-rocard-tente-de-sarranger-avec-la-misere-du-monde

18 Source : 20minutes.fr (édition du 30/09/09).

 

 

 

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