Lire hors-ligne :

Un extrait de : Laurence De Cock & Irène Pereira (dir.), Les Pédagogies critiques, Marseille, Agone/Fondation Copernic, « Contre-feux », 2019.

Présentation

En France, les pédagogies critiques sont rendues invisibles, abusivement englobées dans les pédagogies « nouvelles » ou « alternatives » à la mode dans les écoles de riches. Alors que partout ailleurs dans le monde les pédagogies critiques sont clairement distinguées des méthodes libérales, qui réduisent l’éducation à un parcours de performance personnelle, la France se singularise par un débat réduit à l’opposition simpliste entre « tradition » et « modernité ».

Le propos de cet ouvrage collectif est donc de remettre à la première place l’essentiel : les pédagogies critiques participent d’un projet politique de remise en cause de l’ordre néolibéral et des dominations de toutes sortes.
C’était la démarche des grands fondateurs Célestin Freinet et Paulo Freire ; c’est aussi celle que perpétuent et renouvellent beaucoup de pédagogues d’aujourd’hui.

 

Table des matières

1. Célestin Freinet et Paulo Freire, des pédagogies de transformation sociale, par Gauthier Tolini

2. Panorama international des pédagogies critiques, par Irène Pereira

3. Qu’est-ce qu’une pédagogie féministe ? par le groupe « Traces »

4. Faut-il décoloniser l’enseignement de l’histoire ? par Laurence De Cock

5. La récupération néolibérale des pédagogies alternatives, par Jean-Yves Mas

6. L’éducation populaire, par Adeline de Lepinay

 

Extrait – Panorama international des pédagogies critiques (par Irène Pereira)

 

Ce chapitre propose une petite cartographie et présentation des pédagogies critiques depuis les années 1980 dans différentes aires linguistiques étrangères. La pédagogie critique constitue un courant international qui existe depuis les années 1980 et qui est inspirée du pédagogue brésilien Paulo Freire. Il est possible de distinguer deux phases dans l’œuvre de Paulo Freire : Pédagogie des opprimés (publié pour la première fois en 1970) correspond à la première période de son travail et est centré sur une grille de lecture marxiste accordant une centralité à la classe sociale.

C’est durant cette période qu’il accorde une grande importance à la notion de « conscientisation ». Cette notion désigne un processus éducatif qui permet de passer de la conscience quotidienne à la conscience critique. La conscience critique consiste à être en capacité de concevoir les oppressions non pas comme de simples relations interpersonnelles, mais comme des rapports sociaux de pouvoir qui structurent la société. C’est généralement pour cette partie de son œuvre qu’il est connu en France et c’est elle qui lui a valu la reconnaissance de l’Unesco à travers sa méthode d’alphabétisation des adultes.

Mais Paulo Freire a été conduit, comme il le précise lui-même, à revoir sa grille de lecture, en particulier par rapport à la question du genre, sous l’influence des féministes états-uniennes [1]. Son œuvre a eu par ailleurs une grande influence sur la pédagogie engagée de l’intellectuelle féministe africaine-américaine bell hooks à partir des années 1980 [2]. Dans la deuxième partie de son œuvre, Paulo Freire développe une pédagogie libératrice, qu’il appelle le plus souvent à la fin de sa vie « pédagogie critique ». C’est à cette période qu’il est nommé secrétaire de l’éducation de la ville de São Paulo (entre 1989 et 1991), dont il réorganise le système d’enseignement primaire et la formation des enseignants. Son ouvrage Pédagogie de l’autonomie, publié en 1997, donne une vue synthétique des idées qu’il a développées à la fin de sa vie.

Le terme de « pédagogie critique » est également employé pour parler de la pédagogie inspirée de Paulo Freire, que ce soit en Amérique latine, du Nord et dans les pays de langue anglaise, comme l’Angleterre, l’Australie ou l’Afrique du Sud, dans les pays de l’Europe du Sud, les pays scandinaves, etc. La pédagogie critique semble s’être implantée dans différentes aires linguistiques, mais pas dans les pays de langue française. Cela apparaît clairement par le manque de traduction des textes de ce courant, alors que l’on constate une forte circulation entre le monde anglophone et hispanophone.

Comme déjà souligné en introduction de ce volume, la pédagogie critique se donne pour objectif de lutter contre les rapports sociaux « de classe, de sexe et de race » et de transformer la société. Pour cela, son objectif consiste à faire en sorte que les apprenants et les apprenantes accèdent à une conscience critique. Dans ce cadre, le dialogue occupe une place centrale. Mais il n’est pas le seul objectif, car il s’agit également de développer des capacités à la lecture critique du monde pour finalement parvenir à développer la capacité d’agir (c’est la notion d’empowerment) des apprenants et des apprenantes afin qu’ils et elles puissent lutter contre l’injustice.

Depuis les années 1980, la pédagogie critique n’est pas un mouvement figé ; elle a su s’adapter aux nouveaux courants critiques issus des milieux universitaires : néo-marxisme, postmodernisme, multiculturalisme, queer, décolonial, etc. La notion d’intersectionnalité désignant parmi ces courants la capacité de concevoir les différentes oppressions non pas de manière séparée, mais articulée entre elles [3], nous centrerons notre analyse sur cette approche. Pour analyser les relations entre l’intersectionnalité et la pédagogie critique, on s’attachera ici à présenter plusieurs courants au sein de ce mouvement en se concentrant sur les tendances les plus actuelles dans différentes zones géographiques. On montrera en particulier le changement de perspective qui s’est effectué dans le passage d’une pédagogie tiers-mondiste à sa mise en œuvre dans les pays du Nord.

 

Une pédagogie intersectionnelle
contre les privilèges sociaux

Conscientisation des enseignants
et mise en lumière des privilèges sociaux

S’il est possible de considérer que les courants de la pédagogie critique sont intersectionnels, il peut sembler pertinent de commencer par une auteure comme Kim Case qui revendique explicitement ce label. Professeure de psychologie à l’université, elle a dirigé un ouvrage sur la pédagogie de l’intersectionnalité (Intersectional Pedagogy) paru en 2017 [4], et elle avait auparavant publié un livre sur la pédagogie intersectionnelle intitulé Deconstructing Privilege [5].

Comme d’autres auteurs et auteures de la pédagogie critique de l’hémisphère nord, elle insiste sur l’importance de mettre à jour les privilèges et les évidences qui les fondent (c’est ce que l’on désigne le plus souvent par l’idée de « déconstruction »), et en particulier pour les enseignants et les enseignantes de « conscientiser » leur situation de privilégiés et de privilégiées (s’appuyant en cela sur la théorie du privilège de Peggy McIntosh [6]). La notion de « privilège social » désigne un avantage que possède une personne simplement du fait de sa position sociale et indépendamment de sa volonté consciente. Par exemple, un homme qui se présente à un entretien d’embauche bénéficie auprès des recruteurs d’un privilège social du simple fait qu’il est un homme, et ce dans bon nombre de secteurs professionnels. Il s’agit là d’une différence avec la pédagogie des opprimés qui s’adressait initialement aux opprimés et aux opprimées dans les pays du Sud. Le regard tourné vers ceux et celles qui détiennent un privilège apparaît comme une adaptation aux pays économiquement privilégiés. Cela consiste en particulier dans le développement d’une conscience de soi chez les enseignants et les enseignantes et de leur situation de privilégiés ou privilégiées : en termes de classe sociale, de race ou d’origine nationale, de sexualité, etc. Cela consiste également à considérer que ce ne sont pas les opprimés et les opprimées qui doivent « conscientiser » leur situation, mais au contraire les oppresseurs et les oppresseuses qui sont aveugles aux privilèges qu’ils et elles possèdent. L’objectif de la « conscientisation » consiste alors à faire en sorte qu’ils ou elles deviennent des alliés. C’est parce qu’il existe des oppressions croisées et que l’on peut être opprimé selon certains rapports et privilégiés relativement à d’autres qu’il est possible que se constituent des alliances et des politiques de coalitions.

Ainsi, Ricky Lee Allen et César Augusto Rossatto, dans « Does Critical Pedagogy Work with Privileged Students ? » (« Est-ce que la pédagogie critique fonctionne avec des étudiants privilégiés ») [7], mettent en avant l’importance de l’analogie comme stratégie pédagogique dans la formation des enseignants et des enseignantes. Ces dernières étant particulièrement nombreuses, elles peuvent donc prendre conscience des autres oppressions par analogie avec leur situation socialement dominée en tant que femmes. Les enseignants et les enseignantes peuvent également utiliser leur situation sociale pour favoriser une identification de la part des élèves : un enseignant « homme » ou/et « blanc » peut mettre en avant la manière dont il a pris conscience de l’oppression des groupes minoritaires et le fait qu’il n’adhère pas au système de privilèges malgré ses propres privilèges sociaux.

 

La pédagogie critique de la norme

Dans les pays scandinaves s’est développé un courant appelé « pédagogie critique de la norme ». Ce courant a élaboré un discours distinct de la pédagogie de la tolérance. La pédagogie de la tolérance est une pédagogie qui a le défaut de centrer le propos sur les personnes discriminées. En voulant bien faire, elle entérine involontairement leur statut de personnes marginales avec un discours du type : « Il faut être tolérant avec les personnes différentes. » Mais les individus discriminés ne se considèrent pas en soi comme marginaux, c’est le regard des autres qui les étiquette comme tels. La pédagogie critique de la norme se donne à l’inverse pour objectif de porter son regard sur les privilégiés. La démarche consiste à mettre en valeur le fait que ceux qui détiennent des privilèges sont inconscients de leur situation de privilégiés. Il s’agit de s’intéresser aux groupes privilégiés pour montrer comment se construit leur identité et comment elle se représente comme une norme évidente et un point de vue qui est in-questionné et qui tend à se considérer comme « universel ».

La pédagogie critique de la norme utilise en particulier des méthodes relevant d’un apprentissage par l’expérience. Il s’agit de faire vivre aux individus des situations concrètes qui leur font prendre conscience de leurs privilèges. Les éducateurs utilisent des exercices comme celui de l’inversion, cité par Élise Devieilhe dans la thèse qu’elle a en partie consacrée à la pédagogie de la norme, où le questionnaire est renversé vers ce qui va de soi : « Je trouve que les hétérosexuels devraient avoir le droit d’adopter des enfants. – Quoi ? Mais la question ne se pose pas ! – Ah bon, OK. Mais comment ça se fait que la question ne se pose pas, alors [8] ? »

Aussi bien aux États-Unis que dans les pays scandinaves, on constate ainsi une orientation actuelle de la pédagogie critique vers la conscientisation du système de privilèges. Pour déconstruire les privilèges, la pédagogie critique s’appuie entre autres sur des théories critiques apparues dans le champ universitaire et militant.

 

Les théories critiques au sein de la pédagogie intersectionnelle

Au cours des années 1980, la pédagogie critique états-unienne était marquée par un schéma marxiste inspiré par l’École de Francfort. Des auteurs comme Henry Giroux ou Peter McLaren critiquaient la montée de la raison instrumentale dans une pédagogie techniciste, sans visée émancipatrice. Mais dans les années 1990 et 2000 apparaissent différents sous-courants de la pédagogie critique. L’intersectionnalité constitue alors une matrice visant à articuler ces différents courants.

 

La pédagogie critique féministe

Comme le rappelle Vanina Mozziconacci, dans « Théories féministes de l’éducation : où est le care1 ? » [9], il existe plusieurs approches au sein de la pédagogie féministe. Celles qui revendiquent d’être des pédagogues féministes critiques, comme bell hooks, mettent en avant une approche radicale s’inscrivant dans la continuité de Paulo Freire. Se démarquant des pédagogies féministes libérales qui s’en tiennent à une perspective d’égalité des droits, elles s’inscrivent au contraire dans une grille d’analyse marxienne qui s’intéresse également aux rapports sociaux d’exploitation. La pédagogie de Paulo Freire et les pédagogies féministes partagent en effet des pratiques communes : valeur accordée aux savoirs d’expériences, utilisation de groupes de parole et donc du dialogue comme pratique de conscientisation, accent mis sur l’augmentation du pouvoir d’agir des opprimées.

 

La pédagogie queer

La pédagogie queer entretient une certaine proximité avec la pédagogie critique de la norme dans la mesure où elle met l’accent sur la critique des normes dominantes. La théorie queer a en effet plus particulièrement émergé en effectuant une critique de l’hétéronormativité et du système de genre binaire masculin ou féminin. Aux États-Unis, les théories queer ont eu en particulier une influence dans la prise en compte pédagogique des minorités sexuelles et des personnes en situation de handicap. En effet, à partir de la problématique de la sexualité des personnes en situation de handicap, le mouvement queer a su mettre en valeur des analogies entre la situation des personnes queer et celles en situation de handicap : le poids des normes sociales, la médicalisation et la pathologisation, etc. Le philosophe Paul B. Preciado met en avant les analogies entre les deux situations en considérant que les personnes trans*2  comme les personnes en situation de « diversité fonctionnelle » ne réclament pas une école inclusive qui les incluraient dans la norme, mais prétendent remettre en question radicalement les normes oppressives. À la suite du suicide d’un adolescent trans* consécutif à un harcèlement scolaire, Paul B. Preciado s’interroge ainsi en 2016 sur ce que pourrait être une école queer, une école qui soit accueillante à la non-binéarité de genre, à la diversité des constructions de genre, etc. [10]

Pour cela, l’école pourrait proposer des ateliers queer dans lesquels les élèves expérimenteraient de nouvelles constructions de genre qui leur permettraient de se construire l’identité qu’ils et elles désirent, à distance du système de genre binaire et hétéronormatif. La pédagogie queer a en particulier mis en valeur la notion de « performance artistique » comme approche de la construction de son identité de genre et de son corps, que ce soit pour les personnes queer et/ou les personnes en situation de « diversité fonctionnelle ». En effet, la « performance », de type artistique, permet d’expérimenter d’autres rapports aux normes corporelles et de genre. Ces approches développent la capacité d’agir des personnes queer et/ou en situation de « diversité fonctionnelle » en favorisant une construction de soi positive.

 

La pédagogie critique de la race

Outre le fait d’inclure les théories queer dans leur approche intersectionnelle, les courants actuels de la pédagogie critique aux États-Unis et au Royaume-Uni s’appuient également sur la théorie critique de la race, un courant issu des juristes noirs américains, dont Kimberlé Crenshaw, l’auteure de la notion d’intersectionnalité, constitue une des figures de référence. La théorie critique de la race met en lumière l’existence d’un système de privilège blanc qui perdure dans les sociétés occidentales. La pédagogie critique de la race constitue donc un courant de pédagogie anti-raciste.

L’une des approches les plus significatives de la pédagogie critique de la race repose sur les contre-narrations ou contre-histoires. Il s’agit d’une méthode de renforcement de la capacité d’agir (empowerment) qui consiste à encourager les apprenants et les apprenantes à produire leurs propres récits à l’oral et à l’écrit : ceux-ci consistent à présenter une autre narration d’eux ou d’elles-mêmes ou de leur groupe racial d’appartenance à distance des stéréotypes qui leur sont accolés.

Parmi les sous-courants de la pédagogie critique pouvant mobiliser des contre-narrations à des fins anti-racistes, figure la pédagogie critique du hip-hop. Aux États-Unis, le rap est la musique la plus écoutée par les jeunes noirs et latinos. Un courant de pédagogues critiques a développé un travail de prise de conscience et de renforcement de la capacité d’agir à travers le rap. Les auteurs utilisent le rap critique et conscient de la nature ainsi que du fonctionnement des privilèges, mais ils essaient également de mettre en lumière comment le rap commercial peut développer une vision machiste et viriliste.

 

La pédagogie critique décoloniale

La pédagogie décoloniale, qui constitue une des orientations présentes dans la pédagogie intersectionnelle critique actuelle, a émergé en Amérique latine. Elle s’est diffusée aux États-Unis via le milieu des études chicanas3. La figure initiatrice de ce courant pédagogique est Catherine Walsh, qui a été une des participantes au groupe Modernidad/Colonialidad (« modernité/colonialité », en espagnol) qui a donné naissance à la pensée décoloniale latino-américaine. On trouve également l’élaboration d’une pédagogie critique décoloniale chez le penseur portugais Boaventura de Sousa Santos avec la notion de « pédagogie du conflit ».

La pensée décoloniale propose en particulier une décolonisation épistémologique des savoirs. Cela signifie qu’elle se donne comme objectif de mettre en cause les savoirs élaborés depuis la position dominante des intellectuels des pays colonisateurs en fonction de leur propres présupposés et questionnements. Elle prend une position radicale face aux courants qui se contentaient de promouvoir une société multiculturelle et de faire un éloge de la diversité. Ainsi, Peter McLaren, une des figures importantes de la pédagogie critique, après avoir défendu un multiculturalisme critique, promeut désormais une pédagogie révolutionnaire décoloniale.

Il ne s’agit pas de valoriser la diversité sans prendre en compte les rapports sociaux. Il s’agit de combattre la centralité d’une représentation du monde européocentré, de décoloniser les savoirs. Cela conduit certains pédagogues critiques, comme l’espagnol Jurjo Torres Santomé, à revendiquer une « justice curriculaire ». Cette notion désigne le fait que les programmes scolaires doivent rendre justice aux minorités opprimées en reconnaissant leur place dans l’histoire et dans la constitution des savoirs. Par exemple, il s’agit de construire un récit historique qui redonne leur place d’actrices et d’acteurs aux opprimés, et non pas de les invisibiliser.

 

La pédagogie critique du classisme

La pédagogie critique mène également une critique de la reproduction des inégalités de classe sociale à l’école. On peut à cet égard souligner le travail du pédagogue critique Paul Gorski, qui a travaillé en particulier sur le mythe de la culture de la pauvreté et la manière dont les enseignants devaient prendre conscience et lutter contre les préjugés classistes qui orientent leurs actions et les conduisent à discriminer, sans le faire intentionnellement, les élèves issus de milieux défavorisés. Paul Gorski met en garde en particulier les enseignants concernant les préjugés et les discours portant sur les familles des élèves de milieu populaire. Le travail de Paul Gorski consiste à montrer que les stéréotypes négatifs ne portent pas seulement sur les filles ou les personnes racisées ou ethnicisées, mais également sur les personnes des classes populaires. C’est ce qu’aux États-Unis, on appelle le classisme [11]. Cette approche rejoint en France les travaux qui s’intéressent entre autres aux préjugés des enseignants sur les familles de milieu populaire [12].

 

L’éco-pédagogie

Il est possible, pour finir, de souligner que la lutte pour la justice globale auquel s’attelle la pédagogie critique comprend en outre tout un travail autour de la question de l’éco-pédagogie. Celle-ci a été en particulier développée par le Costaricain Francisco Gutiérrez et le Brésilien Moacir Gadotti. Ce travail a en particulier abouti en 1999, dans la continuité du Sommet de la Terre à Rio en 1992, à une charte de l’éco-pédagogie [13]. L’éco-pédagogie se donne pour objectif de développer chez les élèves une conscience mondiale leur permettant de saisir les problèmes écologiques à un niveau systémique, dépassant leur simple impact local.

***

La pédagogie critique constitue donc actuellement un vaste mouvement international, présent dans de nombreuses aires géographiques et linguistiques, à l’exception notable du monde francophone. Née du marxisme, la pédagogie critique est aujourd’hui en lien avec les théories critiques universitaires les plus actuelles : féminisme, théories queer, pensée décoloniale, théorie critique de la race, intersectionnalité, théorie du privilège, etc. L’intérêt pour l’intersectionnalité en pédagogie critique est lié à une phase consistant à re-synthétiser ensemble les différents courants (féministe, décolonial, théorie critique de la race, etc.) qui ont émergé après la première période de pédagogie critique marquée par une unité théorique marxiste.

On peut en outre constater un relatif changement de perspective : le discours est moins centré sur la conscientisation des opprimés et des opprimées que sur la prise de conscience des privilèges. Un des enjeux consiste alors à favoriser des postures d’alliés ou d’alliées chez les personnes privilégiées.

La pédagogie critique s’intéresse à la transposition didactique des théories critiques dans la salle de classe ou dans la formation militante, afin de favoriser une conscientisation et un renforcement de la capacité d’agir en vue d’une action collective de transformation sociale pour la justice globale.

En France, dans le cadre scolaire, la pédagogie critique peut trouver une application dans la lutte contre les discriminations et les inégalités sociales. Les textes de l’Éducation nationale soulignent en effet l’importance accordée à la lutte contre cinq discriminations : LGBT-phobies, discriminations sexuées, situation de vulnérabilité économique et de précarité sociale (pauvreté), situation de handicap, racisme, antisémitisme et xénophobie.

 

Notes

[1]    Paulo Freire, « Práctica de la Pedagogía Crítica », El Grito Manso, Bueno Aires, Siglo XXI, 2003, p. 24.

[2]    bell hooks, « La pédagogie engagée », Tracés. Revue de sciences humaines, no 25, 2013, disponible sur Traces.revues.org.

[3]    Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2005, n°39-2.

[4]    Kim Case (dir.), Intersectional Pedagogy. Complicating Identity and Social Justice, New York, Routledge, 2017.

[5]    Kim Case (dir.), Deconstructing privilege : Teaching and Learning as Allies in the Classroom, New York, Routledge, 2013.

[6]    Lire par exemple : Peggy McIntosh, « Le privilège masculin et le “privilège blanc” » (1988), disponible sur Millebabords.org.

[7]    Ricky Lee Allen et César Augusto Rossatto, « Does Critical Pedagogy Work with Privileged Students ? », Teacher Education Quarterly, Winter 2009.

[8]    Élise Devieilhe, Représentations du genre et des sexualités dans les méthodes d’éducation à la sexualité élaborées en France et en Suède, thèse de doctorat en sociologie, université de Caen, 2013.

[9]    Vanina Mozziconacci, « Théories féministes de l’éducation : où est le care ? », Éducation et socialisation, 2016, n° 40, disponible sur Edso.revues.org.

[10]  Paul B. Préciado, « Une école pour Alan », Libération, 22 janvier 2016.

[11]  Paul C. Gorski, Reaching and Teaching Students in Poverty : Strategies for Erasing the Opportunity Gap (Multicultural Education), New York, Teachers College Press, 2013.

[12]  Pierre Périer, École et familles populaires, Rennes, PUR, 2005.

[13]  Carta da ecopedagogia (1999), disponible sur Ecopedagogia.blogspot.com.

Lire hors-ligne :

références

références
1 Pour mémoire, le care (« s’occuper de », « se soucier de », en anglais) est à l’origine une notion philosophique qui vise à mettre en lumière une dimension de l’éthique faite de sollicitude et d’attention aux autres, vers laquelle les femmes seraient plus particulièrement tournées de par leur socialisation.
2 L’astérisque est utilisé dans les milieux queer pour éviter d’avoir recours aux marques de genre.
3 De « chicano », terme à connotation péjorative à l’origine, et qui désigne les personnes mexicano-américaine ou plus largement celles qui partagent des origines états-uniennes et d’Amérique latine.