« Phénomènes morbides » : qu’a voulu dire Gramsci et quel rapport avec notre époque ?
Une simple recherche sur Internet permet de s’apercevoir que les références à la célèbre citation de Gramsci sur les « phénomènes morbides » ont fortement augmenté ces dernières années :
« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés[1]. »
J’ai moi-même contribué à ce regain d’intérêt en utilisant l’expression « symptômes morbides » comme titre de mon livre de 2016 sur la phase contre-révolutionnaire qui a suivi le Printemps arabe, et en citant la phrase entière en épigraphe[2].
L’usage accru de cette citation a pour raison évidente qu’elle fournit une clé pour l’interprétation de l’émergence à l’échelle mondiale, ces dernières années, de phénomènes divers incontestablement « morbides » d’un point de vue progressiste : du triste sort du Printemps arabe au soi-disant « État islamique », du retour en force de l’extrême droite européenne à l’émergence de Donald Trump, etc.
Avant de se pencher plus avant sur la pertinence de la phrase de Gramsci pour notre condition présente, il convient cependant de s’assurer que nous comprenons correctement ce qu’il voulait dire lorsqu’il l’écrivit. Pour cela, il nous faut replacer cette phrase dans le texte dont elle a été extraite et resituer ce texte lui-même dans son contexte historique, et cela afin d’appréhender l’intention de Gramsci qui pourrait bien être différente de celle que nous lui attribuons rétrospectivement à première vue.
Décrypter le texte de Gramsci dans son contexte historique
Il se trouve, en effet, que Gramsci a voulu dire autre chose que la façon dont nous interprétons sa phrase aujourd’hui. Celle-ci est extraite des Cahiers de Prison ; elle figure dans le Cahier 3 de l’année 1930[3].
Quel était alors le contexte historique ? Le krach de Wall Street en octobre 1929 avait conduit à la Grande Dépression, la crise la plus sévère de l’histoire du capitalisme jusqu’à nos jours, donnant ainsi une forte impulsion à la montée d’une extrême droite européenne déjà enhardie par l’arrivée au pouvoir des fascistes en Italie, en 1922. Dans le mouvement communiste international, le tournant ultragauche initié en 1928 avec la « troisième période » de l’Internationale communiste (Comintern) s’était intensifié, avec la fin de la Nouvelle Politique économique (NEP) et le début de la collectivisation des campagnes en Union Soviétique, en novembre 1929.
Gramsci avait été fortement affecté par le fait que le Parti communiste italien (PCI) s’était aligné sur ce tournant en adoptant en mars 1930, sous la pression de la direction du Comintern, une ligne ultragauche fondée sur l’imminence de l’écroulement du fascisme et de la révolution prolétarienne en Italie, abandonnant ainsi comme inadéquate la perspective démocratique dans la lutte contre le pouvoir de Mussolini. Il est bien connu que Gramsci rejeta ce tournant à gauche avec véhémence et fut fortement navré par ses conséquences politiques et organisationnelles[4].
Décryptons à présent le langage des Carnets de Prison, que Gramsci avait dû coder pour des raisons évidentes de censure, et relisons son texte de 1930 à la lumière des circonstances historiques. Il commence ainsi :
« L’aspect de cette crise moderne qui est déplorée comme une “vague de matérialisme” est à mettre en relation avec ce qui est nommé “crise de l’autorité”. »
En rapportant cette référence, énigmatique en apparence, à une « vague de matérialisme » à la prédiction par Gramsci dans le même texte d’une « expansion sans précédent du matérialisme historique », il apparaît assez clairement qu’il faisait allusion, non à une nouvelle et improbable tendance dans la culture populaire, mais bien à l’expansion en cours du mouvement communiste (tenant officiel du « matérialisme », et notamment du « matérialisme historique », autrement dit le marxisme), dans le contexte de la polarisation entre gauche radicale et droite radicale qui se développa durant la crise de l’entre-deux-guerres. L’expansion du communisme était naturellement liée à la crise de légitimation du capitalisme et donc à l’affaiblissement de la dimension de consentement de l’hégémonie capitaliste, « ce qui est nommé “crise de l’autorité” ». Et Gramsci de continuer :
« Si la classe dirigeante ne bénéficie plus d’un consensus en sa faveur, c’est-à-dire qu’elle n’est plus “dirigeante” mais “dominante”, exerçant uniquement la force de coercition, cela signifie précisément que les masses se sont détachées de leurs idéologies traditionnelles, et ne peuvent continuer à croire à ce en quoi elles croyaient jusque-là, etc. »
En se référant ici apparemment, quoique de façon indirecte, aux positions du PCI sur la perte de soutien populaire par le capitalisme en général et par les fascistes en particulier, Gramsci déploie ses catégories bien connues de « direction », qu’il nomme également « hégémonie », basée principalement sur le consentement, par opposition à la domination fondée uniquement sur la coercition[5]. Si l’hégémonie a été remplacée par la domination, au sens gramscien de ces deux termes, cela signifie, bien sûr, que « les masses se sont détachées de leurs idéologies traditionnelles ».
Cela ne signifie pas toutefois que, par la même occasion, la situation est devenue mûre pour une révolution dirigée par les communistes. Un tel développement nécessiterait des conditions politiques – en particulier l’adoption par les masses de la perspective politique des communistes – qui, selon Gramsci, n’étaient pas encore réunies. Dans la phrase suivante, il résume son analyse de la situation, et ce qu’il perçoit comme la conséquence d’une impasse historique :
« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »
Un commentaire sur l’usage de la métaphore médicale « morbide » par Gramsci s’impose ici en rapport avec le contexte historique décrit plus haut. En s’opposant au tournant ultragauche de son parti, il est presque certain que Gramsci avait présente à l’esprit la caractérisation par Lénine du « communisme de gauche » (ou « gauchisme ») comme maladie infantile. Ainsi, plutôt que de renvoyer à la montée de la barbarie d’extrême droite dans le contexte de la crise capitaliste et au fossé entre la profondeur de cette crise et la faiblesse des forces ouvrières susceptibles de remplacer le capitalisme par le socialisme (« la solution historique normale » évoquée ci-dessous), il est fort probable que « phénomènes morbides » était en fait une allusion aux symptômes ultragauches qui émergeaient dans ce contexte.
Gramsci, néanmoins, ne voulait pas donner l’impression d’être défaitiste. Ce n’est pas parce que l’optimisme ultragauche n’est pas de mise que l’ordre capitaliste va nécessairement l’emporter, expliquait-il tout de suite après :
« Le problème est le suivant : est-ce qu’une rupture entre les masses et l’idéologie dominante aussi sérieuse qu’après la Grande Guerre peut être “guérie” uniquement par l’usage de la force, empêchant les nouvelles idéologies de s’imposer ? Est-ce que l’interrègne, la crise dont la solution historique normale est bloquée, se résoudra nécessairement en faveur de la restauration de l’ancien système ? ».
En termes décryptés : la désaffection populaire d’après-guerre envers l’idéologie capitaliste dominante peut-elle être surmontée par le seul moyen coercitif du fascisme, d’une façon telle que le communisme serait empêché de triompher ? Dans ce cas, la période transitoire fasciste aboutirait-elle nécessairement à la restauration de l’ordre bourgeois traditionnel préfasciste ? Et Gramsci de répondre :
« Vu la nature des idéologies, cela peut être écarté – mais pas dans un sens absolu. Entretemps, la répression physique conduira à terme à un scepticisme généralisé et un nouvel ‘‘arrangement’’ [combinazione dans l’original] sera trouvé – dans lequel, par exemple, le catholicisme deviendra encore plus jésuitique, etc. »
En termes décryptés : la nature de l’idéologie capitaliste et de sa variante fasciste en Italie est telle qu’un simple retour à l’ordre bourgeois préfasciste peut être exclu. Plutôt qu’une restauration directe de ce type, la dépression économique mènera le fascisme à long terme à diluer encore plus ses principes et son type de gouvernement de façon à s’adapter de plus en plus à l’ordre bourgeois traditionnel – tout comme le jésuitisme était dilution d’une éthique catholique plus stricte.
« De cela on peut conclure que des conditions très favorables sont en train d’être créées pour une expansion sans précédent du matérialisme historique ».
Dans le contexte de la crise économique en cours, l’affaiblissement du fascisme – la variante de l’idéologie capitaliste qui a capturé le mécontentement croissant des masses et l’a dévié de son opposition au capitalisme – devrait créer des conditions objectives très favorables pour une expansion sans précédent du communisme. Cette dernière phrase peut nous paraître très « optimiste », mais comparée au tournant gauchiste du Comintern et du PCI, elle était en fait une illustration typique du diptyque « pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », selon la maxime célèbre que Gramsci cita pour la première fois en 1920.
Retour au 21e siècle
L’explication ci-dessus de la phrase si souvent citée de Gramsci signifie-t-elle que le pic récent dans la fréquence des recours à cette même citation ne serait qu’un simple cas d’usage inexact mais très répandu, dû à une interprétation erronée ? Ce n’est pas le cas, en fait.
Gramsci écrivait à un moment où le fascisme était au pouvoir dans son pays depuis huit ans déjà, et où le mouvement communiste était en pleine expansion à partir d’un niveau de force déjà bien supérieur à celui de n’importe quelle forme de gauche radicale organisée à notre époque. Il se méprit sur la période, en se concentrant seulement sur l’Italie et sur la crise présumée du fascisme telle qu’il la percevait à travers les déclarations de son parti. Il n’avait pas réalisé, et ne pouvait probablement pas réaliser depuis sa prison, que le communisme de la « troisième période » constituait une condition morbide bien plus grave que la « maladie infantile » diagnostiquée par Lénine en 1920. Il ne s’agissait pas, en effet, d’une manifestation d’impatience politique de la part de jeunes révolutionnaires, mais d’une orientation ultra-sectaire servant à consolider le contrôle par la bureaucratie stalinienne de l’Union soviétique et du Comintern, un développement historique dont les conséquences seront décisives pour le triomphe de l’extrême droite en Europe – de la manière la plus tragique en Allemagne.
Néanmoins, l’idée centrale dans la célèbre phrase de Gramsci relève de l’appréciation de toute phase transitoire durant laquelle le vieil ordre est déjà mourant, mais un nouvel ordre radicalement différent n’est pas encore capable de naître – un diagnostic clé dans l’analyse du bonapartisme par Marx. Gramsci et ses camarades marxistes italiens ne pouvaient manquer d’y trouver une inspiration pour leur propre analyse du fascisme, qui est en effet une forme dégénérée de bonapartisme.
Dans les termes de Marx :
« L’empire, avec le coup d’État pour acte de naissance, le suffrage universel pour visa et le sabre pour sceptre, prétendait s’appuyer sur la paysannerie, cette large masse de producteurs qui n’était pas directement engagée dans la lutte du capital et du travail. Il prétendait sauver la classe ouvrière en en finissant avec le parlementarisme, et par là avec la soumission non déguisée du gouvernement aux classes possédantes. Il prétendait sauver les classes possédantes en maintenant leur suprématie économique sur la classe ouvrière ; et finalement il se targuait de faire l’unité de toutes les classes en faisant revivre pour tous l’illusion mensongère de la gloire nationale. En réalité, c’était la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu, et la classe ouvrière n’avait pas encore acquis, la capacité de gouverner la nation[6]. »
Le même type d’impasse historique entre un pouvoir bourgeois déjà incapable de gouverner et un pouvoir ouvrier qui n’en est pas encore capable, ce type d’impasse qui a produit le bonapartisme, peut aussi très naturellement susciter de l’impatience révolutionnaire chez des militants radicaux agissant pour la cause des travailleurs et cherchant des raccourcis vers la révolution. Cela s’était déjà passé sur une grande échelle pendant la situation révolutionnaire qui avait commencé à se développer, peu après le début de la Première guerre mondiale, dans plusieurs pays européens qui se virent ainsi confrontés à une situation dans laquelle « la bourgeoisie avait déjà perdu […] la capacité de gouverner la nation », mais « la classe ouvrière n’avait pas encore acquis » cette même capacité[7].
L’écart entre un pouvoir bourgeois qui n’est « déjà » plus capable de gouverner et un pouvoir ouvrier qui n’en est « pas encore » capable crée de même un terrain fertile pour la croissance d’une autre maladie grave : non pas du communisme, mais de la politique bourgeoise sous la forme de l’extrême-droite. La montée de cette dernière survient typiquement lorsque le pouvoir bourgeois traditionnel commence à perdre sa légitimité (consentement, hégémonie) sur fond de crise socio-économique, alors que la gauche anticapitaliste n’est pas encore assez forte pour prendre la direction du peuple (de la nation). De même que pour la « maladie infantile » de la politique de gauche radicale, la maladie d’extrême droite de la politique bourgeoise peut prendre la forme de mouvements de masse, mais aussi engendrer sur la marge des activités terroristes quand ces mouvements de masse ne parviennent pas à surgir.
Notre condition mondiale présente est sans nul doute très différente de celle des années 1930. Choc initial excepté, la Grande Récession enclenchée par la crise financière de 2007-8 n’a pas été aussi aiguë et dramatique que la Grande Dépression des années 1930. Elle est cependant survenue après des décennies de démantèlement du « contrat social » de l’après 1945 sur lequel l’hégémonie capitaliste libérale a été bâtie. En se déployant depuis les années 1980 dans une époque marquée par une crise profonde de la gauche à l’échelle mondiale, au cours de ce qui se révéla être la dernière décennie d’existence de l’Union soviétique, « patrie du socialisme » d’un temps révolu, la déstabilisation et la précarisation néolibérales des conditions socio-économiques mondiales ont alimenté un repli généralisé sur des marqueurs identitaires (religion, race, nation), ainsi qu’une forte dérive vers la droite. Ensemble, ces développements ont conduit à ce que j’ai appelé, à la suite du 11 septembre 2001, un « choc des barbaries »[8]. C’est la vraie nature de ce que Samuel Huntington a diagnostiqué faussement et superficiellement comme un « choc des civilisations », parce que cela avait l’apparence d’un antagonisme culturel autour de lignes de faille civilisationnelles mondiales, alors qu’il s’agissait en réalité d’un choc entre les pires tendances émergeant au sein de chaque sphère culturelle.
La Grande Récession a constitué un apogée et un facteur d’accélération spectaculaire de cette régression rampante. Cependant, la différence de tempo entre la crise socioéconomique du capitalisme de l’entre-deux-guerres et la crise récente fait que la crise politique est loin d’être aussi sévère de nos jours qu’elle n’était dans la foulée de la Première guerre mondiale. C’est uniquement dans les pays arabes que la crise a atteint en 2011 le niveau d’une situation révolutionnaire. Toutefois, ce n’était pas une conséquence de la crise générique du capitalisme, mais plutôt le produit d’une crise spécifique du système étatique, rentier et patrimonial, qui caractérise cette partie du monde[9]. Ainsi, mises à part les convulsions tragiques associées à sa terrible agonie dans les pays arabes, c’est plutôt d’une mort lente que l’ordre ancien meurt dans la plupart des pays, tandis que le nouveau ne parvient pas à naître et ne semble pas en mesure de l’emporter bientôt.
Pourtant, le « nouveau », c’est-à-dire la perspective d’un changement sociétal progressiste, point de nouveau à l’horizon après une longue éclipse : nous avons commencé, en effet, à assister à une renaissance de la gauche. Certes, la condition des forces anticapitalistes de notre temps ressemble bien peu à ce qu’elle était dans les années d’entre-deux-guerres du siècle passé : la Révolution russe venait alors de triompher, stimulant puissamment la radicalisation ouvrière à travers le monde ; aujourd’hui, le grave discrédit de l’idée même de socialisme, engendré par la chute du « socialisme réellement existant » incarné par l’URSS et ses satellites, commence à peine à être surmonté, une génération plus tard, et seulement dans quelques pays jusqu’à présent. Surmonter l’échec catastrophique du communisme du 20e siècle et de ses dérivés ne sera pas facile.
Néanmoins, l’apparition d’une nouvelle gauche est suffisamment manifeste pour nous permettre d’identifier une polarisation mondiale entre gauche et droite, nourrie par la Grande Récession sur fond d’approfondissement de la crise de l’ordre ancien sous toutes ses formes politiques, démocratiques ou despotiques. Nous sommes entrés de nouveau dans une situation où l’ancien est déjà en train de mourir et où le nouveau ne peut pas encore naître. Jusqu’ici la faiblesse et la fragilité des forces progressistes ont fait que la crise accélérée des conditions socioéconomiques et politiques du capitalisme mondial a surtout profité à l’extrême droite à l’échelle planétaire. C’est donc à l’extrême droite du paysage politique que nous pouvons percevoir à présent les « phénomènes morbides » les plus spectaculaires produits par la dégénérescence de la politique capitaliste.
Ces phénomènes portent au paroxysme la dérive mondiale vers la droite enclenchée par la régression néolibérale des années 1980. La Grande Récession a accéléré dramatiquement cette dérive, qui porte à présent les visages de Donald Trump et de son ex-« stratège en chef », le propagandiste d’extrême droite Stephen Bannon, ainsi que ceux d’une grande gamme de personnes dans le monde entier, d’Ouest en Est – les Nigel Farage, Marine Le Pen, Viktor Orbán, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Benjamin Netanyahu, Narendra Modi, Rodrigo Duterte et leurs semblables.
Le sort du « Printemps arabe » fournit une illustration tragique de cette apparition de phénomènes morbides. Le système étatique régional se meurt, mais les forces progressives qui ont été à l’initiative du soulèvement régional se sont avérées ne pas être à la hauteur de la tâche de direction du changement nécessaire. En conséquence, des phénomènes de morbidité aiguë se sont développés au sein des forces islamiques qui défiaient également l’ordre ancien. Ils ont produit des groupes ultraréactionnaires qui se sont très violemment heurtés à l’ancien ordre régional : la violence est montée aux extrêmes des deux côtés, menant à un « choc des barbaries » dans divers pays – un choc illustré de la manière la plus tragique en Syrie avec le régime d’Assad, d’un côté, et Daech/Al-Qaïda de l’autre. Et pourtant, le fait que la région a connu en 2011 l’onde de choc régionale révolutionnaire la plus spectaculaire depuis celles de la fin de la Première guerre mondiale et de la fin de la Guerre froide, est une raison d’espérer dans l’avenir.
À l’amorce de la Grande Récession, il était difficile de trouver une quelconque raison d’espérer. Il y en a certainement plus aujourd’hui, à condition que l’espoir soit conçu comme un encouragement à pratiquer l’optimisme de la volonté, et non comme un substitut au pessimisme de la raison. Car l’incitation la plus forte à lutter reste, non pas l’espoir, mais les « phénomènes morbides » réactionnaires eux-mêmes en tant que signes avant-coureurs d’un futur potentiellement funeste. Comme Rosa Luxemburg l’avait si pertinemment indiqué en 1915, la conscience du désastre qui surviendrait si nous n’agissons pas est la raison première qui doit nous inciter à agir. L’alternative historique ultime est bien : socialisme ou barbarie.
Cet article se fonde sur une communication présentée lors d’une conférence qui a eu lieu à Cagliari en Sardaigne, les 27 et 28 avril 2017, organisée conjointement par l’Institut Gramsci, les universités de Cagliari et de Sassari, et la municipalité de Cagliari, à l’occasion du 80e anniversaire de la mort d’Antonio Gramsci.
Il a été publié en anglais dans le numéro 108 (mars 2018) de l’International Socialist Review.
Notes
[1] Dans la traduction française des Cahiers de prison parue aux Éditions Gallimard sous la responsabilité de Robert Paris : Cahier 3, §34, 283.
[2] Gilbert Achcar, Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe (traduit de l’anglais par Julien Salingue, Arles : Sindbad/Actes Sud, 2017). J’ai préféré garder en titre de mon ouvrage le terme « symptômes » de la version anglaise de la citation de Gramsci, la trouvant plus expressive que « phénomènes » dans ce contexte.
[3] Dans l’original : Antonio Gramsci, Quaderni del Carcere, Vol. 1, Quaderni 1-5, Q 3, § 34, pp. 311-312. Les citations en italiques dans cet article sont toutes extraites de la traduction française de ce même texte citée en note 1.
[4] A ce sujet voir Giuseppe Fiori, La vie de Antonio Gramsci (trad. Clause Ciccione, Paris: Livre de Poche, 1977), Alfonso Leonetti, Notes sur Gramsci (trad. Robert Maggiori, Paris: EDI, 1970), et Paolo Spriano, Antonio Gramsci and the Party: The Prison Years (trad. John Fraser, Londres: Lawrence & Wishart, 1979).
[5] Une traduction plus fidèle de la citation ci-dessus donnerait : « la classe dirigeante a perdu le consentement [à son pouvoir] » – « la classe dominante ha perduto il consenso » dans l’original – plutôt que « la classe dirigeante ne bénéficie plus d’un consensus en sa faveur ».
[6] Karl Marx, La Guerre Civile en France (1871) ; je souligne.
[7] Le commentaire bien connu de Lénine sur les conditions objectives et subjectives dans une situation révolutionnaire – Vladimir Lénine, La Faillite de la Seconde Internationale (1915) – est à la source de sa critique du « communisme de gauche » quelques années plus tard.
[8] Gilbert Achcar, Le Choc des barbaries. Terrorisme et désordre mondial, 3e édition augmentée (Paris : Syllepse, 2017). Ma préface à cette nouvelle édition (« Bagdad-en-France ») est disponible en ligne.
[9] Sur cette spécificité, voir Gilbert Achcar, Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe (Arles : Sindbad/Actes Sud, 2013).