A lire : un extrait de « La révolution au Venezuela » de George Ciccariello-Maher
George Ciccariello-Maher, La révolution au Venezuela. Une histoire populaire, Paris, éd. La Fabrique, 2016, 20€, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque.
Pour un socialisme zambo
José Carlos Mariátegui appela un jour les socialistes latino-américains à se détourner du bijou brillant de l’Europe et à rechercher des trésors plus locaux. Rompant acrimonieusement avec les restrictions staliniennes du Komintern, Mariátegui défendit la culture d’un « socialisme indo-américain » qui se fondait sur les traditions communales indigènes pour développer une société socialiste non eurocentrique. Comme on l’a vu, cette vision mariateguiste a largement imprégné des couches importantes de la guérilla, notamment pendant les périodes de défaite et d’introspection désespérée, et elle demeure fondamentale aujourd’hui pour les militants indigènes et afro-vénézuéliens.
Liborio Guarulla insiste sur le fait que ce que lui et d’autres défendent dans l’État d’Amazonas, « ce n’est pas le communisme de Marx », et qu’un dialogue approfondi est nécessaire au sujet de ce à quoi devra finalement ressembler le « socialisme du xxie siècle ». Sa propre vision, fidèle à son histoire dans LCR et aujourd’hui à Patria Para Todos, met en avant la décentralisation. Si les communautés indigènes ne peuvent éviter les interactions avec le pouvoir, affirme-t-il, elles doivent toujours se souvenir que l’objectif ultime est de transformer ce pouvoir en modifiant les relations tant au sein des communautés qu’entre ces communautés et l’État. Cela suppose de « changer le paradigme du néocolonialisme interne » qui pousse irrépressiblement les jeunes indigènes vers les villes en quête d’un autre avenir. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres États comme Delta Amacuro à l’est, en Amazonas, Guarulla affirme avoir pris des mesures pour arrêter l’émigration vers Puerto Ayacucho, et de là vers Caracas, en offrant des perspectives d’emplois locales et une éducation bilingue. L’éducation et l’alimentation ont progressé de manière significative en Amazonas, mais Guarulla prévient que les services de santé et les services publics de base sont encore insuffisants, de même que le développement économique global.
Même le gouvernement chaviste conserve une tendance au centralisme que Guarulla juge inquiétante. Il critique notamment la réforme constitutionnelle manquée de 2007 qu’il interprétait, dans sa proposition de « villes socialistes », comme une tentative d’instituer des modifications géographiques par le haut sans consulter les communautés locales, un geste menaçant de répéter une longue histoire de colonialisme et de mépris pour les peuples indigènes. Si ce mépris est peut-être plus subtil aujourd’hui et s’il se manifeste sous des formes différentes, « les bureaucrates au niveau central croient encore que nous les Indiens, on ne pense pas, et ils ne nous consultent pas », se contentant d’envoyer des émissaires pour expliquer leurs décisions politiques, qu’il s’agisse de « conseils communaux, de coopératives ou d’entreprises de production socialiste ». Toutefois, malgré les critiques qu’il peut faire contre le gouvernement chaviste, Guarulla insiste sur le fait que ni lui ni ceux qu’il représente ne souhaiteraient revenir à la quatrième République : sous Action démocratique ou sous les Démocrates chrétiens, « celui qui n’était pas blanc ou vert [les couleurs de ces partis] mourait de faim Pendant la campagne présidentielle de 2012, Guarulla rejoignit le Mouvement progressiste du Venezuela (MPV), issu d’un bloc antichaviste de PPT, et qui soutenait le candidat d’opposition Henrique Capriles Radonski. ».
« La majorité » des Vénézuéliens, observe-t-il, pessimiste, « ignore le socialisme indo-américain […] et cela vient du fait que nous regardons plus l’Europe que nous-mêmes ». Lui aussi est convaincu que les structures et les pratiques indigènes peuvent contribuer à définir le contenu d’un tel socialisme, et si Mariátegui et d’autres insistent sur des structures comme la commune inca, ou ayllu, Guarulla parle du shabono, une structure communale utilisée par les Indiens Yanomamis nomades Jorge Montiel, un Wayuu de l’ouest du Venezuela, évoque également le concept de yanama (Martinez et al., Venezuela Speaks!, p. 217). Pour une évocation plus récente de l’ayllu, lire Raúl Zibechi, Disperser le pouvoir. Les Mouvements comme pouvoirs anti-étatiques (Evelyn Miranda, trad. de Dispersar el poder. Los movimientos como poderes antiestatales, 2006), Paris, L’esprit frappeur, 2009. . Comment, demande instamment Garulla, les structures de gouvernement local existantes peuvent-elles fonctionner pour les Yanomami du Haut-Orénoque, une communauté indigène qui ne connaît pas la propriété et reste rarement longtemps dans un même lieu ? La seule réponse possible est dans une reconceptualisation radicale du gouvernement : « si le peuple est itinérant, le gouvernement aussi doit être itinérant ». Mais au-delà des spécificités de cette vision, elle est issue d’un fondement tout à fait basique et tout à fait indigène qui est déjà – comme l’a souligné Mariátegui – socialiste. Guarulla rappelle que des institutions comme les conseils communaux sont peut-être nouvelles pour le Venezuela, mais pas pour ses populations indigènes, qui ont déjà une conscience du travail et des biens partagés. « Nos règles sont très simples : c’est le socialisme, c’est la règle du partage ».
Pour les Afro-Vénézuéliens, ce n’est pas seulement la tradition indigène qui peut contribuer à un socialisme du futur, mais ce sont aussi les traditions afro-caribéennes, dont certaines sont issues d’Afrique même, et d’autres sont apparues comme une réponse stratégique à la nécessité de s’échapper et de combattre l’esclavage aux Amériques. Comme l’ayllu de Mariátegui et le shabono de Guarulla, Enrique Arrieta, du Réseau afro-vénézuélien, parle des cumbes qui abritaient les esclaves fugitifs, ou cimarrones (ils sont désignés aussi comme palenques, quilombos, ou, dans les llanos vénézuéliens, rochelas Sur les rochelas, lire Sujatha Fernandes, Who Can Stop the Drums Urban Social Movements in Chávez’s Venezuela, Durham (NC), Duke University Press, 2010, p. 1. ). « Nous devons aller au-delà de la tradition européenne, en n’étudiant pas seulement la Commune de Paris mais aussi les cumbes », qui fonctionnaient comme une société d’entraide pour les esclaves fugitifs, et dont on peut dire qu’ils préfiguraient des structures socio-économiques socialistes et des systèmes d’éducation et d’autodéfense. En ce sens, Arrieta juge également le recours à Mariátegui – aussi nécessaire et productif soit-il – problématique : « même Mariátegui a dit que les Noirs n’avaient rien à apporter Entretien avec Enrique Arrieta Chourio, 17 mai 2008. Arrieta fait référence au passage suivant de Mariátegui : « L’apport du Noir, venu comme esclave, presque comme marchandise, apparaît encore plus nul et négatif. […] Il n’était pas en mesure de contribuer à la création d’une culture […] » (Sept essais d’interprétation, p. 270). ». Si ce socialisme indo-américain doit tirer parti non seulement des traditions vénézuéliennes indigènes mais aussi des luttes des anciens esclaves et si ces deux groupes racisés doivent un jour vraiment « marcher ensemble », il faut prêter attention à cet avertissement fort. Et si Mariátegui a insisté pour lier les luttes indigènes à la question de la terre et à la territorialité, les luttes cimarrón – des cumbes du passé aux luttes environnementales plus récentes dans le Barlovento – semblent en mesure d’unir les organisations indigènes et afro-vénézuéliennes. Des signes prometteurs semblent indiquer qu’un tel rapprochement est peut-être en cours. La proposition de réforme constitutionnelle de décembre 2007 devait accorder, entre autres choses, la même reconnaissance et les mêmes droits aux Afro-Vénézuéliens qu’aux groupes indigènes. Cette proposition était l’occasion d’une collaboration plus étroite ; Poyo, qui insiste sur le fait que l’esclavage dans le passé et la discrimination actuelle créent automatiquement une affinité entre indigènes et Afro-Vénézuéliens, est visiblement fier que les organisations indigènes aient été parmi celles qui ont défendu le plus vigoureusement l’intégration des revendications afro-vénézuéliennes dans la réforme. Si cette tentative a échoué lors d’un référendum national, d’autres ont connu des succès, donnant l’espoir que les divisions existantes entre les deux communautés puissent être surmontées.
Le 12 octobre, autrefois jour de la Découverte, puis jour de la Race, fut rebaptisé en 2003 jour de la Résistance indigène et en 2005, le gouvernement fit du 10 mai le « jour de l’Afro-Vénézuélité ». La date n’était pas choisie au hasard : c’est le 10 mai 1795 que José Leonardo Chirino se révolta pour la première fois pour défendre non seulement les esclaves noirs, mais tout les Vénézuéliens colonisés et asservis. On sait que les commémorations sont, comme l’État lui-même, une épée à double tranchant qui peuvent tout autant récupérer que renforcer les énergies radicales, et si certains affirment que Chávez n’a institué ce jour férié le 10 mai que pour essayer de gagner des points dans l’électorat afro-vénézuélien, on sait aussi que les gouvernements sont souvent incapables de contrôler totalement les effets des commémorations qu’eux-mêmes instituent Abaddy, « Venezuelan Leader Wins Praise ». . C’est ce que des militants indigènes ont tenu à nous dire en profitant du jour de la Résistance indigène, un an après son instauration, pour détruire la statue de Christophe Colomb sur la Plaza Venezuela. Leur farouche obstination nous rappelle que les seuls bons monuments ne sont pas à la gloire des gens, mais à la gloire des luttes qui leur donnent une signification.
[…]
Un « pouvoir tout différent »
Comment penser ce peuple réunifié qui, après s’être dispersé dans l’échec de la lutte de guérilla, s’est rassemblé dans le bref coup d’éclat du Caracazo et le processus de polarisation sociale qu’il a accéléré ? Comment concevoir ce pouvoir alternatif qui a propulsé Chávez au pouvoir en 1998 mais qui, même alors, a refusé de déposer les armes, comme l’ont prouvé les événements d’avril 2002 ? Quel concept peut à la fois témoigner de l’existence de ce pouvoir au-delà de l’État et attester sa persistance en tant que point d’appui ou de levier pour la transformation radicale de cet État ?
Je propose de parler de ce réservoir d’énergie rebelle qui existe au-dehors, au-delà et contre l’État à partir du concept léniniste de « pouvoir dual » Dans les pages qui suivent, je reprends des éléments de mon article « Dual Power in the Venezuelan Revolution », Monthly Review,59, n° 4, septembre 2007. Pour être parfaitement clair d’emblée, il ne s’agit pas d’un nouvel exercice de modélisation : ma conception du pouvoir dual n’est pas un modèle à plaquer sur une réalité compliquée mais plutôt un prisme provisoire que j’ai trouvé utile pour clarifier le rapport entre les mouvements et l’État, un prisme destiné à se transformer au fur et à mesure de son utilisation et à être abandonné quand il le faudra. [En accord avec l’auteur et sa lecture singulière du concept de « poder dual » défendue dans ce paragraphe et précisée à la note suivante, je ne reprends ici ni la traduction française habituelle de ce concept, « double pouvoir », ni celle de l’édition française de l’article de la Pravda dans les Œuvres de Lénine, « dualité du pouvoir », préférant celle de « pouvoir dual » (NDT).] . Écrivant dans la Pravda au début de 1917 lors du bref interrègne séparant les révolutions de Février et d’Octobre, Lénine évoquait l’émergence d’un « pouvoir tout différent » : à côté du Gouvernement provisoire de Kerenski, un gouvernement alternatif avait émergé, un « pouvoir dual » constitué par les conseils ouvriers (notamment au côté des paysans en armes) positionnés hors de et contre la structure étatique existante V. I. Lénine, « Sur la dualité du pouvoir », Pravda, n° 28, 9 avril 1917, in Lénine, Œuvres complètes, t. 24, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 28-31 (p. 28). . Ici, pouvoir dual ne renvoie pas seulement à la situation instable d’équilibre précaire entre cette structure alternative et l’État traditionnel mais également au deuxième pouvoir, non étatique, lui-même dual. C’est la condensation du pouvoir populaire par le bas en un pôle radical qui se place dans une opposition antagoniste à l’État mais fonctionne non pas comme un vecteur pour prendre cet État (contrairement à la formulation initiale de Lénine), mais comme un pivot pour le transformer radicalement et le déconstruire. Ce pouvoir alternatif est marqué irrévocablement par sa situation, sa dualité, et c’est ce qui le rend « tout différent » : il n’est pas et ne peut pas être seulement un autre pouvoir, mais il est, fondamentalement, un pouvoir-contre-l’État C’est pourquoi, par exemple, Lénine lui-même ne parle pas de « situation de pouvoir dual » comme le feront par la suite des penseurs comme Trotski, c’est pourquoi le titre de son article invoque plutôt « le » pouvoir dual et c’est pourquoi aussi il affirme que ce pouvoir était jusque-là inconcevable (alors que de toute évidence une situation de souveraineté duale ne l’aurait pas été). C’est ce puissant aspect du concept de pouvoir dual qui a conduit à son appropriation par des anarchistes et d’autres penseurs et militants anti-État. Lire Christopher Day, « dual Power in the Selva Lacandon », in R. San Filippo (éd.), A New World in Our Hearts, Oakland (CA), AK Press, 2003, p. 17-31. . Le pouvoir dual n’est donc pas une conjoncture mais une orientation politique, ainsi que les institutions transformatrices qui soutiennent cette orientation. La question, pour le Venezuela actuel, est de savoir si cette orientation va s’étendre ou régresser.
Lénine lui-même considérait qu’il menait une guerre sur deux fronts, contre les « opportunistes » qui cherchaient simplement à prendre le contrôle de l’État et contre les « anarchistes » qui cherchaient à l’éviter à tout prix, et sa réponse aux uns et aux autres était claire : aux premiers, il rappelait que la « machine de l’État toute prête » devait être « démolie » et remplacée, et il ajoutait à destination des seconds la condition que le vieil État soit remplacé pendant un temps par un « demi-État » prolétarien qui devait ensuite « s’éteindre V. I. Lénine citant Marx et Engels in L’État et la révolution, Pékin, Éd. en langues étrangères, 1966, p. 45, 50, 53. ». Le pouvoir dual incarne cette forme intermédiaire : encore un instrument de pouvoir de classe (un État), mais orienté vers sa propre abolition. Dans le Venezuela actuel, les adversaires sont en gros les mêmes : les « opportunistes » sont ces secteurs conservateurs du chavisme qui ne souhaitent rien plus que de devenir une nouvelle classe dirigeante, tandis que les « anarchistes » sont ceux qui – surtout de loin – rejettent toute transaction avec un État a priori sale Bien qu’il faille reconnaître que les « opportunistes » constituent une catégorie amorphe, beaucoup l’associeraient avec ce qu’on appelle désormais la « droite endogène » au sein du chavisme, souvent associée à l’ancien vice-président Diosdado Cabello. Lire George Ciccariello-Maher, « Counterattack of the Bureaucrats », Counterpunch, 6 mars 2008. D’après Kiraz Janicke et Federico Fuentes (« Venezuela: Danger Signs for the Revolution », Green Left Weekly, 26 février 2008), ce courant « soutient la mise en œuvre de certaines réformes sans rompre avec le capitalisme ». Michael Lebowitz considère que ce courant est composé de « nouveaux capitalistes émergents (la “bolibourgeoisie”), les hauts fonctionnaires […] qui sont opposés au pouvoir par le bas sur les lieux de travail et dans les communautés, […], les fonctionnaires et la nomenklatura du parti » (« The Specter of Socialism for the 21st Century Haunts Latin America », Links: International Journal of Socialist Renewal, 10 juillet 2008, http://links.org.au/node/503). PatrickLarsen donne une description précieuse de cette « droite endogène », dont les membres « ne défendent la révolution que pour vivre à ses crochets », lors des récentes primaires du PSUV (« Venezuela: Sharpening Contradictions between Left and Right of the PSUV », In Defence of Marxism, 11 mai 2010). Pour un exemple de critique anarchiste, lire Rafael Uzcátegui, Venezuela: Revolution as Spectacle, Tucson, Sharp, 2011. . Je parle de pouvoir dual parce que cela nous met dans la bonne direction, vers la préservation et la radicalisation simultanées du processus révolutionnaire au Venezuela et la transformation de cet appareil coercitif qui porte généralement le nom d’« État ». D’autre part, si certains partisans de Chávez espèrent simplement une radicalisation par le haut, la présente histoire montre que la consolidation d’un pouvoir dual est un point d’appui pour pousser à cette radicalisation par le bas.
Si le pouvoir dual est intrinsèquement orienté vers sa propre abolition, cela est déterminé à la fois par la source de ce pouvoir (le peuple) et par les deux mécanismes concrets qui font que ce pouvoir est « du même type que la Commune de Paris ». D’après Lénine, les deux piliers de l’État bourgeois – la bureaucratie et l’armée – seraient remplacés par des nouvelles structures liées de façon organique à ce pouvoir populaire, à savoir, des conseils armés autonomes comprenant directement le peuple dans son ensemble Lénine, « Sur la dualité du pouvoir », p. 29 ; lire également Lénine, L’État et la révolution, p. 45-54. . Dans les pages qui suivent, j’examine ces trois composantes du « pouvoir tout différent » actuellement en gestation au Venezuela.
[…] un pouvoir qui s’appuie directement sur une prise révolutionnaire, sur l’initiative directe, venant d’en bas, des masses populaires, et non sur une loi édictée par un pouvoir d’État centralisé Lénine, « Sur la dualité du pouvoir », p. 28. [Traduction légèrement modifiée pour suivre la traduction anglaise utilisée par l’auteur (NDT).] .
Il n’est pas question de nier le rôle du « pouvoir d’État centralisé » dans la révolution bolivarienne et si cela pourrait sembler rendre inapplicable le concept léniniste de pouvoir dual, j’affirme que les choses ne sont pas si simples. L’échec de la guérilla et la période de dispersion et de recomposition qui l’a suivie a généré deux formes d’organisation très largement équivalentes aux critères de Lénine : à un niveau plus (mais non exclusivement) militaire, l’aliénation des guérilléros par rapport aux masses a généré le phénomène des milices d’autodéfense armées, tandis qu’à un niveau plus (mais non exclusivement) politique, on a vu l’apparition spontanée des assemblées de barrio autogérées. Ces deux formes ont surgi de manière organique sur les cendres des échecs passés, engendrant ce que Lénine appelle « l’initiative directe, venant d’en bas, des masses populaires ». Si la plupart des participants des assemblées de barrio et des milices populaires ont plutôt soutenu les tentatives de coup d’État de 1992 et le pari électoral de Chávez, peu d’entre eux furent assez naïfs pour croire que la victoire était complète en 1998 ou même qu’ils avaient « pris l’État ». Leur cynisme ne procédait d’ailleurs pas d’une quelconque évaluation de Chávez lui-même mais des échecs historiques de l’immédiatisme guérilléro et du tournant vers une lutte plus prolongée, située sur le terrain hégémonique.
Toutefois, le point crucial est que ce cynisme ne s’est pas transformé en l’erreur opposée ; « on ne peut pas vraiment comparer Chávez à Kerenski », avertit Oswaldo, un vétéran de la guérilla vénézuélienne qu’on ne peut guère accuser de complaisance envers le pouvoir étatique. Autrement dit, Chávez n’est pas un leader provisoire destiné à être détrôné par les vrais révolutionnaires mais un objet de lutte hégémonique, un microcosme de l’État plus globalement. Mais tout État – et particulièrement la variante hypertrophiée et bureaucratique vénézuélienne – est bien trop complexe pour qu’on puisse simplement le « prendre ». Si l’histoire de l’Amérique latine nous apprend quelque chose, c’est que même les instruments de force qui soutiennent l’État doivent également être soumis au contrôle hégémonique si l’on veut éviter les coups d’État contre-révolutionnaires. Plutôt qu’une prise de l’État, c’est une position stratégique à l’intérieur de l’appareil d’État qui a été occupée par un homme, Chávez, en tant qu’expression de ce pouvoir alternatif « venant d’en bas ». Comme le dit le titre de ce livre [We Created Chávez], « c’est nous qui l’avons créé ».
Depuis 1998, nous avons assisté à un processus complexe où Chávez lui-même a été radicalisé à la fois par la pression venant d’en bas et par l’hostilité qu’il a rencontrée, presque immédiatement, dans les vestiges du vieux système. De plus, à mesure qu’il s’est radicalisé, Chávez est intervenu par le haut pour faciliter le développement de ce pouvoir dual révolutionnaire par le bas. Tandis que les révolutionnaires ont continué à faire pression par le bas, l’État s’est manifesté par le haut en prenant des dispositions claires en faveur de l’institutionnalisation du pouvoir populaire, en attelant son moteur puissant à la machinerie de l’État. Mais à la différence des populismes passés, et en dépit de toutes les ambiguïtés et de tous les risques que comporte ce processus, cet attelage de la puissance populaire à l’État ne se fait pas pour l’État, mais bien souvent en direction de sa dissolution.
L’histoire du Venezuela imprime donc une torsion dialectique interne au concept léniniste de prise de pouvoir directe par le bas. Cette torsion apparaît dans l’interaction que j’ai examinée tout au long de cet ouvrage : non seulement le pouvoir est construit et consolidé par le bas dans une orientation vers la prise de pouvoir, mais cette « prise » devient elle-même un processus où Chávez est projeté comme le résultat et l’expression partielle des énergies affluant par le bas, dans une dialectique qui transforme, décentralise et commence à « disperser » le pouvoir étatique. Là, étrangement, et contrairement aux théories traditionnelles où la souveraineté se caractérise par son indivision, l’ennemi – l’expression ultime du pouvoir étatique qui devient la cible de la transformation révolutionnaire – n’est pas l’exécutif, pas le président lui-même, mais plutôt un vaste secteur intermédiaire, un large segment de la bureaucratie moyenne (ainsi que les exécutifs locaux) qui, en raison de leurs tendances à l’inertie et des privilèges dont ils disposent, se sont avérés les plus résistants au changement.
Tandis que la présence d’institutions « d’en bas » – que ce soient les conseils de barrio ou les milices populaires – était une réalité indéniable dès le milieu des années 1990, ces dernières années ont vu la création de conseils communaux « officiels » et, plus récemment, de milices « officielles », résultat de l’intervention de l’État, par le haut, pour l’institutionnalisation de l’énergie venant d’en bas. Dans les deux cas (politique et militaire), des éléments de l’appareil d’État traditionnel ont été transformés et radicalisés de sorte que, sans jamais constituer un réel pouvoir alternatif, elles s’en approchent, tout en produisant dans le même temps un effet ambigu sur les mouvements révolutionnaires.