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Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, Les Classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, « L’ordre des choses », 2017.

On pourra lire un extrait du livre ici.

Y a-t-il encore lieu de parler de classes sociales en Europe aujourd’hui ? La question se poserait pour deux raisons au moins, évoquées par les auteurs dès l’introduction de leur ouvrage. La première tient au fait qu’il n’est plus guère question de classes dans le débat social en Europe sinon pour « désigner des territoires non européens » ou « prédire le développement d’un précariat » (12). Quant à la seconde, elle se fonde sur le constat selon lequel « les rapports de classe se sont largement construits dans le cadre des États et chaque histoire sociale et politique nationale a donné à ces rapports des contours et une intensité particulières » (id.). Les classes sociales auraient donc, pour autant qu’elles existent encore, une forme et une consistance plus nationales qu’européennes. Les auteurs remarquent toutefois, un peu plus loin, que « la circulation, la localisation et la spécialisation du capital en Europe contribuent à former et à modeler les rapports de classe » (13) et, par conséquent, les classes sociales. Comme ce capital est « largement européanisé » (13), son européanisation devrait étendre ses effets aux rapports de classe : il paraît donc légitime de postuler l’existence de classes sociales européennes, c’est-à-dire de classes sociales qui débordent les frontières nationales des États européens. Ces classes peuvent-elles être repérées facilement ?

 

Une approche empirique des classes sociales en Europe

Les auteurs défendent une approche « empirique des classes sociales en Europe » (16), dont le repérage prend appui sur les grandes enquêtes statistiques européennes. Parmi celles-ci trois enquêtes portant sur le marché du travail, les conditions de travail ou les revenus : l’enquête Labor Force Survey (LFS), l’enquête European Working Conditions Survey (EWCS), l’enquête European Union Statistics on Income and Living Conditions (EU-SILC), enfin une enquête portant sur la formation tout au long de la vie : l’enquête Adult Education Survey (AES). Ces enquêtes permettent de situer les individus par rapport à leur niveau d’études et leur participation à la formation continue, leurs revenus, leurs conditions d’emploi et de travail et, bien sûr, leur profession. Les auteurs reconnaissent bien volontiers que « l’opération consistant à affecter des individus à une classe sociale à partir de leur profession est périlleuse » (22/23) ; mais si le recours à « une classification des groupes socioprofessionnels dans laquelle tous les pays ne classent pas exactement de la même manière toutes les professions » (23) peut faire problème, « les hiérarchies sociales qui en découlent sont – disent-ils – similaires dans les différents pays européens » (id.). Autre difficulté : dans la mesure où les informations relatives au dernier emploi occupé par les individus au chômage au moment de l’enquête sont lacunaires, les auteurs ont été amenés à restreindre leur exploration aux populations d’actifs en emploi.

Une analyse en composantes principales des données ainsi constituées permet d’esquisser l’espace des positions sociales en Europe. L’axe vertical oppose « en haut, les enquêtés appartenant aux ménages les plus riches du continent (…), disposant d’un niveau d’études supérieur et encadrant le travail d’autres personnes » (219) et, en bas, « les enquêtés appartenant aux ménages les plus pauvres du continent (…), disposant de diplômes inférieurs à l’enseignement secondaire et travaillant debout » (219/220). L’axe horizontal oppose, quant à lui, « à gauche, les individus salariés ayant des horaires réguliers et membres de ménages appartenant plus particulièrement au 3e quartile des revenus européens ; à droite, des personnes à leur compte (indépendants), déclarant travailler très régulièrement sur leur temps libre » (220). En somme, un espace social qui oppose, sur l’axe vertical, les plus dotés en capital économique ou culturel, au moins dotés dans ces deux registres, en position dominée alors que les premiers sont en position dominante ; sur l’axe horizontal, les salariés aux indépendants. Les auteurs proposent alors, dans la mesure où ils disposent « de plusieurs indices probants pour identifier les sous-groupes les plus centraux du haut, du milieu et du bas de l’espace social européen » (220), d’y « découper » trois classes sociales qu’ils désignent comme supérieures, moyennes et populaires. « Cette tripartition en trois classes sociales est conventionnelle dans les sciences sociales » (222) concèdent les auteurs et, si elle reste « schématique », elle leur paraît « un instrument de travail » (222) certes tributaire des faiblesses du matériau de base mais utile.

Avant de consacrer un chapitre à chacune de ces trois classes, les auteurs proposent de s’intéresser, dans le premier, aux « clivages de classes au-delà des nations » (chap. 1) : ces clivages traverseraient les états et structureraient l’espace européen selon un autre découpage que les découpages nationaux. Ils relèvent en ce sens les effets de différents facteurs : « l’absence d’harmonisation des droits du travail et des politiques de redistribution » (28) dans les différents pays européens ; « une redistribution des activités économiques sur le territoire européens en fonction des coûts du travail » (28) ; « une division du travail à l’échelle européenne , principalement entre les ex-pays de l’Est et ceux du Nord et de l’Ouest » (29). Facteurs auxquels il convient d’ajouter la crise de 2008, dont les répercussions en termes de chômage ou d’appauvrissement de certains groupes sociaux ont considérablement varié d’un pays à l’autre. De ces effets, résulterait une bipartition de l’espace économique européen qui ne suit pas exactement l’opposition est-ouest dans le mesure où certains pays du Sud de l’Europe se rapprocheraient, sous divers aspects, des pays de l’Est. Les auteurs proposent alors une série de trois cartes d’Europe (pp. 37 à 39) dont la force visuelle fait à chaque fois jaillir l’opposition entre deux zones. Si les zones mises en évidence par chacune de ces trois cartes ne s’organisent pas toujours selon les mêmes lignes de partage, il n’en ressort pas moins un net clivage entre une Europe du Sud et de l’Est et une Europe du Nord et de l’Ouest. Outre cette opposition territoriale entre deux ensembles, il apparaît nécessaire de prendre en compte, au sein des pays européens, le « processus de métropolisation » (46), qui implique un « processus de ségrégation sociale accrue » (48), résultat de « la gentrification » (48) sinon de « l’embourgeoisement » (49) des grandes métropoles. Y fait pendant « un essor considérable de la périurbanisation » (50) derrière laquelle transparaissent aussi « des logiques de ségrégation sociale » (50).

 

Classes populaires, classes moyennes et classes supérieures…

Les trois chapitres suivants sont consacrés successivement aux classes populaires, aux classes moyennes et, enfin, aux classes supérieures. Dans leur deuxième chapitre, les auteurs insistent sur la fragilisation des classes populaires, majoritaires dans l’Europe de l’Est et du Sud mais débordées par les classes moyennes et supérieures dans les pays du Nord et de l’Ouest. Elles forment « le groupe social le plus exposé à la concurrence internationale, à la fois par les phénomènes de migrations et par les délocalisations » (58). Malgré cette fragilisation, « les taux d’équipement et l’accès aux biens de consommation » ou « les taux de scolarisation » ont progressé (75). Des inégalités n’en subsistent pas moins en comparaison avec les autres classes sociales et au sein même des classes populaires : « Revenus, consommation, accès au numérique et à la santé : ces différents domaines de la vie sociale laissent entrevoir des classes populaires européennes scindées en deux groupes distincts. » (84) Si l’un rassemble des petits indépendants, des ouvriers et des employés peu qualifiés dont les fins de mois sont souvent difficiles, l’autre réunit des ouvriers qualifiés, ceux notamment de la métallurgie ou de l’électronique, des chauffeurs ou des personnels de soin. Le clivage, soulignent les auteurs, ne distingue pas des pays mais traverse les classes populaires de la plupart des différents pays européens. Malgré ces fragilisations, les mobilisations se sont étiolées et « les groupes sociaux les plus qualifiés demeurent ceux où les activités syndicales et politiques sont les plus présentes. » (71) Il en résulte que, « dans la plupart des pays européens, le nombre de jours de grève par salarié a baissé depuis la fin des années 1980. » (73)

Par leur place dans l’organisation du travail, les classes moyennes, décrites dans le troisième chapitre, constitueraient un ensemble plutôt disparate sinon hétérogène. Ce groupe, « essentiellement construit par des discours politiques » (89) serait, de ce fait, difficile à cerner. Il regrouperait toutefois près d’un actif sur quatre en moyenne dans les différents pays européens et jouerait « un rôle d’interface entre les classes populaires et les classes supérieures » (89). Les auteurs proposent de distinguer quatre sous-groupes différents au sein de ce cet ensemble flou : les classes moyennes seraient « d’un côté divisées par un clivage horizontal qui oppose les classes moyennes du secteur public et celles du secteur privé ; et d’un autre côté partagées entre une fraction supérieure, proche sous certains aspects des classes supérieures, et une fraction inférieure, plus proche des classes populaires » (91). Si les fractions supérieures bénéficient d’une « certaine autonomie dans le travail » (92), les fractions inférieures se retrouvent plus généralement dans une « position de subordination » (91). Relativement protégées du chômage, les classes moyennes bénéficient aussi d’un « environnement de travail relativement stable » (96). Souvent au contact du public, les activités qu’elles assurent « requièrent des compétences relationnelles et humaines » (99). Si elles bénéficient en outre d’un plus grand confort, qui se traduit notamment par un accès plus fréquent à la propriété de leur logement, leurs pratiques culturelles tendent à les rapprocher des classes supérieures. Reste que l’opposition « entre les fractions surtout dotées en capital économique – les salariés du privé et les indépendants – et celles surtout dotées en capital culturel – les enseignants notamment – marque un clivage entre deux manières de s’élever au-dessus du monde populaire. » (108) Certaines fractions de ces classes seraient toutefois hantées par la peur du déclassement (114).

Les classes supérieures, présentées dans le quatrième chapitre, occupent, sans surprise, les positions dominantes de l’espace social européen, dans les domaines économiques et politiques en particulier. Les auteurs rejettent l’hypothèse selon laquelle « l’élite se limiterait aux 1% voire aux 0,1% les plus dotés en ressources économiques » (121) car « isoler la toute petite pointe supérieure de la pyramide sociale revient – avancent-ils – à occulter le rôle des autres fractions des classes supérieures qui sont liées aux intérêts de cette caste internationalisée. » (122) Ils ajoutent que « l’ordre social se maintient et se reproduit en grande partie grâce à des classes supérieures organisées en cercles concentriques, tantôt sur la base du capital économique, tantôt sur celle du capital culturel » (122). Les auteurs distinguent trois cercles ou, plutôt, « trois pôles » qui structurent les classes supérieures : le premier regroupe « ceux qui occupent les fonctions de direction dans les entreprises et dans les administrations » (123) ; le deuxième « les professions intellectuelles et scientifiques » (123), ingénieurs, cadres administratifs, commerciaux ou financiers, médecins, avocats, etc. ; le troisième « les entrepreneurs » (124). « Si le capital économique reste la dimension première et la plus évidente pour décrire l’hégémonie des classes supérieures, il n’est jamais suffisant pour asseoir un pouvoir qui puisse se présenter comme légitime à l’ensemble de la société. » (135) Cette légitimité reposerait sur l’acquisition de capitaux scolaires, les pratiques culturelles ou encore les « ressources cosmopolites » (146). À ce propos, les auteurs notent que « la hiérarchie qui découle des pratiques culturelles ne recoupe pas exactement celle de la richesse économique » (143). Enfin l’hégémonie économique et culturelle s’accompagne d’un « accaparement de la représentation politique » (149).

 

Une approche relationnelle de l’espace social européen ?

Dans un cinquième chapitre, les auteurs reviennent sur la structuration de l’espace social européen. Constatant, par exemple, que « les classes moyennes de tel pays présentent des caractéristiques proches des classes supérieures de tel autre pays » (158) et soucieux de « dépasser l’alternative réductrice entre lecture nationale et approche continentale » (158), ils proposent d’isoler, à l’échelle de l’ensemble du continent, « six groupes sociaux rassemblant des classes ou des fractions de classes de plusieurs pays européens » (158). Voici en quels termes ils énoncent leur projet : « Il s’agit de montrer concrètement comment les classes sociales de chaque pays se rapprochent et se distinguent les unes des autres à l’échelle de l’ensemble du continent, pour former des ensembles non seulement cohérents en eux-mêmes mais aussi en relation les uns avec les autres sur un plan hiérarchique. » (158) Les auteurs choisissent de privilégier, dans leur exposé, « les deux extrémités de cet espace social européen » (158). Enchaînant immédiatement leur propos, ils écrivent : « À la base de la pyramide sociale européenne, les classes populaires des pays du Sud et de l’Est apparaissent, par bien des aspects, beaucoup plus en difficulté que les groupes équivalents dans le reste du continent. Au sommet de cette pyramide, les classes supérieures des pays du Nord exercent une domination sans partage. » (158) Le passage, d’une phrase à l’autre, de l’expression « espace social » à celle de « pyramide sociale » surprend : un vocabulaire qui oppose un bas à un haut de la structure sociale, dont l’usage semblait contenu jusque-là, tend à prendre le pas sur un vocabulaire plus soucieux de pointer ou d’énoncer les relations qui, dans un espace social, définissent les groupes sociaux en présence. Les auteurs décrivent donc d’abord un « en bas de l’espace social européen » (pp. 159 à 169) avant d’en revenir à la « la domination sans partage des classes supérieures du Nord et de l’Ouest » (pp.170 à 186), renouant avec une terminologie qui pointe davantage un système de relations, fussent-elles verticales seulement. Le chapitre se termine sur l’analyse des effets sur les classes ou les nations produits par les mobilités intra-européennes.

En conclusion, les auteurs déclarent que leur « plongée dans les grands échantillons alimente une approche dynamique et relationnelle des classes sociales, qui ne se laissent appréhender que les unes par rapport aux autres » (204). Nous proposons de revenir sur cette affirmation en posant, par exemple, une question comme celle-ci : pourquoi avoir découpé dans l’espace social européen trois classes sociales plutôt que deux ? La classe intermédiaire – celle qu’ils désignent comme « classes moyennes », catégorie construite par les discours politiques – n’est-elle pas elle-même clivée ? Les auteurs nous ont expliqué – cf. ci-dessus – qu’il convenait de distinguer ceux qui bénéficient d’une certaine autonomie dans leur travail, voire qui encadrent le travail de subalternes, tout en bénéficiant de conditions de travail plus favorables et disposant d’un capital culturel qui les rapproche des classes supérieures d’une part, de ceux, d’autre part, qui, pourvus d’un moindre capital scolaire, exposé à des conditions de travail moins confortables sont soumis à une forte contrainte dans leur activité, à l’instar des classes populaires : pourquoi n’avoir pas pris le risque de remettre en cause la tripartition – « conventionnelle » de leur propre aveu – au profit d’une bipartition… Qui aurait eu l’avantage ou le désavantage de ramener l’hypothèse de deux classes antagonistes ? Et, in fine, l’hypothèse d’une lutte des classes ? C’est-à-dire d’une relation coextensive aux classes ainsi définies ? De là, sans doute, la gêne sinon l’embarras qui surgissent au fil de la lecture de l’ouvrage, certes passionnant par ailleurs : leur « parti pris (…) de recourir à des catégories socioprofessionnelles » (209), c’est-à-dire de faire usage d’une catégorisation opérée par des institutions étatiques ou supranationales européennes – qui, bien évidemment, ont tendu et tendent plus que jamais à nier l’hypothèse d’une structuration conflictuelle de l’espace social – n’est-il pas d’autant plus risqué que les affectations d’individus aux différentes catégories présentent beaucoup d’incertitudes ? Mais, plus problématique : le découpage ainsi réalisé ne risque-t-il pas de produire des classes sociales abstraites, des classes « de papier », « construites » puis « parlées » dans une rhétorique dont les liens avec la réalité des rapports entre groupes sociaux paraît négligée ou, pour le moins, non explicitée ? Des classes sociales qui ne seraient pas vraiment des classes sociales « en elles-mêmes » et moins encore des classes sociales « pour elles-mêmes ».

L’enjeu est donc bien celui d’une approche relationnelle des classes sociales, qui ne postule pas les classes sociales définies de manière « conventionnelle » mais s’attache à saisir les classes sociales à travers les rapports sociaux dont elles sont l’effet : il n’y a pas de luttes des classes parce qu’il y a des classes sociales, il n’y a pas de classes sociales parce qu’il y a lutte des classes, les deux sont données simultanément (Poulantzas, 1974 ou Althusser, 1976). Ces luttes prennent des formes différentes selon les contextes économiques et sociaux et les circonstances historiques ; elles peuvent faire écho d’une zone à l’autre de l’espace européen et rendre visibles les similitudes de position dans l’espace social européen, certes, mais aussi révéler des destins ou des revendications identiques et des enjeux de luttes similaires. Pour ne pas rester dans un discours trop abstrait, prenons cet exemple, tiré d’une actualité relativement récente : début janvier 2018, la direction du groupe américain Whirlpool, annonce la fermeture de son site de production italien, installé à proximité d’une petite ville du Piémont, non loin de Turin. Embraco va cesser son activité et procéder au licenciement de 495 salariés sur les 537 qui travaillaient sur le site. Cela faisait certes un moment que certains salariés d’Embraco étaient envoyés en Slovaquie pour y former la main d’œuvre locale mais les performances du site italien – triplement des bénéfices d’exploitation entre 2012 et 2016 – semblaient rassurer sur la pérennité de l’entreprise. Période électorale oblige, tous les dirigeants politiques font étape à Embraco et promettent de maintenir le site s’ils sont élus. Début mars, la procédure de licenciement est gelée… « Une bouffée d’oxygène » dit une ouvrière, « on gagne un peu de temps, jusqu’à la fin de l’année au moins » (propos rapportés dans Le Monde du 3 mars 2018 par Charlotte Chabas, envoyée spéciale du journal). Ces événements ne peuvent pas ne pas rappeler ceux qui se sont produit dans une usine française du groupe Whirpool en 2017 : là aussi deux candidats à l’élection présidentielle s’étaient rendus sur le site. Mais, au-delà de cette coïncidence, un même groupe social, confronté à la même direction d’entreprise, dans des circonstances économiques comparables, est acculé aux mêmes luttes pour résister à un destin menaçant. Robert Castel notait en 2003 que «  du fait de la désindustrialisation, de la concurrence exacerbée, des stratégies du capitalisme financier international, etc., des individus sont comme condamnés à perdre, dans une large mesure parce qu’ils appartiennent à des groupes en déclin », et poursuivait « l’appartenance collective demeure ainsi déterminante… » Malgré certains brouillages, cette appartenance collective transcende les appartenances nationales : salariés italiens et français sont confrontés aux mêmes difficultés et engagés dans la même lutte des classes.

 

Saisir les classes sociales dans le conflit qui en témoigne

Si l’expression « classes sociales » apparaît dans le titre de l’ouvrage, son sous-titre annonce un tableau des « nouvelles inégalités sur le vieux continent ». Il nous semble que l’ouvrage documente davantage les « nouvelles inégalités en Europe » qu’il ne convainc de l’existence de trois classes sociales, ou de six groupes dès lors que la structuration en trois classes est dédoublée du fait du différentiel de développement entre l’Est et le Sud de l’Europe par rapport au Nord et à l’Ouest. Or le constat d’inégalités entre citoyens européens – aussi sérieusement document soit-il – ne suffit pas à fonder l’existence de classes sociales, sauf à réduire le sens du mot classe pour le ramener à quelque chose comme un groupe, identifiable du dehors par celui qui classerait les membres d’une collectivité sociale comme on classe des boules rouges et vertes. Le constat d’inégalités ne peut, en effet, échapper à cette autre questions : en quoi ces inégalités font-elles système ? C’est précisément la question que posaient Alain Bihr et Roland Pfefferkorn dans leur ouvrage intitulé Le système des inégalités (2008). Les deux auteurs y montrent en quoi le cumul des inégalités et leur tendance à se reproduire constituent, dans une société segmentée et hiérarchisée, l’indice d’une société de classes. et suggèrent ainsi l’existence simultanée de classes sociales et de lutte des classes.

Reste, malgré ces questions, que le lecteur trouvera son compte dans la lecture de l’ouvrage de Cédric Hugrée, Étienne Pénissat et Alexis Spire. La description de classes sociales certes « conventionnelles », est riche, précise et les rapprochements effectués par les auteurs entre pays européens ouvrent des questions cruciales. Celles relatives, par exemple, à des classes populaires malmenées dans un contexte d’une nouvelle division internationale du travail où le conflit de classe pourrait bien redonner tout son intensité à la lutte des classes.

 

Henri Eckert est professeur de sociologie à l’université de Poitiers et chercheur au GRESCO.

 

Bibliographie

– Althusser L. (1976), Positions, Éditions sociales.

– Bihr A. et Pfefferkorn R. (2008), Le système des inégalités, La Découverte.

– Castel R. (2003), Le brouillage des classes sociales, in Classes sociales : retour ou renouveau ?, Syllepses Editions, 2003.

– Poulantzas N. (1974), Les classes sociales dans le capitalisme d’aujourd’hui, Le Seuil.

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