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Ci dessous, diffusé par l’Association Daniel Bensaïd, un passage de Une lente impatience où Daniel évoque, relatant son premier voyage dans l’Espagne franquiste de 1972, sa rencontre avec le Moro – Miguel Romero Baeza (Melilla, 1945), décédé le 26 janvier 2014.

Miguel Romero Baeza était un des fondateurs de la Ligue communiste révolutionnaire, section espagnole de la IVe Internationale dans les années 70 après avoir participé aux luttes contre la dictature franquiste dans les années 60.

Très proche de Daniel Bensaïd, il a participé aux débats et à l’animation de la gauche révolutionnaire aussi bien en Europe qu’en Amérique latine durant toute sa vie militante. Il laisse de nombreux écrits, journaliste et directeur durant des années du journal Combate, il a aussi réalisé un travail considérable comme fondateur et éditeur de la Revue VientoSur (http://vientosur.info/). Après avoir participé un temps à l’aile gauche de Izquierda Unida, il accompagne la création de Izquierda Anticapitalista en 2008. Il aura également été un soutien enthousiaste des mobilisations des indignés et de la jeunesse espagnole, tout en menant un combat courageux contre un cancer, qui le minait depuis plusieurs années.

Figure de l’anticapitalisme européen, il était aussi reconnu pour son souci permanent de transmettre les leçons du XXe siècle, la recherche du débat d’idées et la revendication d’un marxisme critique vivant, loin de tout dogmatisme.

Contretemps

 

L’histoire nous mordillait la nuque

http://danielbensaid.org/L-histoire-nous-mordillait-la

Pour tous ceux qui l’ont connu, nous reproduisons ce passage d’Une lente impatience où Daniel Bensaïd évoque – relatant son premier voyage dans l’Espagne franquiste de 1972 – sa rencontre avec le Moro – Romero Baeza Miguel – décédé le 26 janvier 2014.
« 
Que la tierra te sea leve  » – « Que la terre te soit douce » – ces mots qui concluaient, le 24 janvier 2010 à la Mutualité, l’hommage du Moro à Daniel, nous les lui adressons aujourd’hui, 27 janvier 2014, en mémoire de leur longue et riche amitié.

À Pâques [1972], je fis mon premier voyage conspiratif à Barcelone. Au petit jour, ces noms des villages catalans défilèrent comme autant de lieux hantés par les personnages fantômes des Sept dimanches rouges de Ramón Sender, ou des romans d’Arturo Barrea ou Juan Marsé. Muni d’un manuel d’Espagnol en 90 leçons et de quelques exemplaires de Mafalda, je m’efforçais de raviver mes souvenirs de conjugaison latine et de maîtriser le maniement de ser et d’estar. Lorsque le Talgo traversa dans l’aube grise les petites gares de Massanet et de Fornells, je saluai la mémoire de Francisco Sabaté Llopart. Le 6 janvier 1960, dans cette station, il a arrêté, les armes à la main, le train de 6 heures 20 pour Barcelone. Combattant d’arrière-garde d’une guerre perdue, blessé, il fut abattu à San Celoni. Son odyssée figurait dans Les Bandits, d’Eric Hobsbawm, que venait d’éditer Maspero.

J’avais rendez-vous dans un bar obscur du Paseo Gracia, face à la maison de Gaudí. Tout droit sorti des pages de L’Espoir, un petit moustachu se présenta comme « Agustin ». C’était un jeune ouvrier métallurgiste, noiraud et teigneux, semblable à ceux qui apparaissent dans les bandes d’actualité de mai 1937, vêtus d’un mono bleu et d’un béret, la cigarette aux lèvres et le doigt sur la gâchette, défendant la Telefonica de la Plaza Cataluña.

Notre conclave discret se tint dans une cité populaire de l’Hospitalet de Llobregat. Ces réunions avaient alors un petit air de fête. La plupart de nos camarades vivaient dans les catacombes de la clandestinité. Jesus Idoyaga « Petxo » resta ainsi reclus une année durant dans un appartement de Pampelune, d’où il rédigeait la presse clandestine d’ETA-6. L’organisation lui offrit généreusement une bicyclette d’intérieur pour entretenir son souffle et dépenser son énergie débordante (après une grève de la faim à Bayonne, Petxo engloutit gargantuesquement, sous nos yeux effrayés, une bonne vingtaine de côtelettes). Les réunions étaient donc l’occasion de retrouvailles chaleureuses et d’une amicale décompression. On y échangeait mille anecdotes. On s’informait du moindre signe de rébellion contre le régime. On s’affairait autour de la cheminée où rôtissaient des butifarras ruisselantes de graisse. Fils de paysans catalans à la parole mesurée, Enrique était l’âme du groupe.1

Lors de cette réunion pascale de 1972, les Madrilènes eurent la vedette. Ils préparaient un 1er mai historique, inspiré des schémas de mobilisation expérimentés en France : rendez-vous secondaires, parcours chronométrés, groupes mobiles et cocktails Molotov. L’opération était audacieuse. Malgré les arrestations, ce fut un succès. Après la répression de 1969 contre le mouvement étudiant, elle confirmait une remontée de la combativité et représentait une (modeste) victoire morale.

Celui qui, croquis en main, exposa le plan de bataille fut présenté comme le Moro. Natif de Melilla. Le Maure avait une tête d’oiseau de proie, le verbe tranchant et le sens de l’efficacité. Au fil des ans, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. En 1973, après une vague d’arrestations à Madrid (notre appareil, « l’appa », n’y tenait guère jamais plus d’un an), la direction de la LCR-ETA-6 (devenue section de la IVe Internationale dans l’État espagnol à l’issue de la fusion entre la Liga et ETA-6) dut déménager Barcelone. Le Moro y partageait avec deux camarades basques, Petxo et Xirri, un logement près du vieux quartier populaire de Pueblo Seco et du Molino. Lorsque la télé retransmettait un match de l’Atletico Bilbao, la révolution mondiale suspendait son pas de cigogne. Les bières glacées sortaient du frigo. Nous formions une joyeuse tribune, scandant « At-le-ti-co ! At-le-ti-co ! » pour saluer les exploits d’une équipe 100 % basque, dont certains joueurs (comme le gardien Iribar) étaient réputés sympathisants d’ETA.

Avant de reprendre le train, je passai mes dernières heures à rôder aux abords de l’hôtel Falcon, siège légendaire de la direction du Poum en 1937, à déambuler sur les traces du personnage paumé de La Marge de Mandiargues, et à déguster Plaza Real des churros saturés d’huile, accompagnés d’horchata de chufa.

 

Une lente impatience, chapitre VIII, coll. « Un ordre d’idées », éditions Stock, avril 2004

 

 

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références

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1 Je fus hébergé lors de ces séjours à Barcelone par un jeune couple de militants. La camarade était enceinte. A sa naissance, le bébé hérita, en guise de prénom officiel, de mon pseudonyme de l’époque, Jebrac. Ce nom dont j’avais hérité sans l’avoir choisi ne figurait bien sûr à aucune nomenclature d’état civil. Un gamin catalan fut donc affublé de ce prénom exotique, aux sonorités vaguement gasconnes. Je n’ai jamais rencontré ce filleul inconnu. Il est mort en 2003, à l’âge de trente ans, dans un accident de moto.