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Le séminaire Marxismes au 21, d’abord intitulé Marx au 21 a été fondé en 2005 par Gilbert Achcar, Emmanuel Barot, Sophie Béroud, Sebastien Budgen, Vincent Charbonnier, Jean Ducange, Isabelle Garo, Stathis Kouvélakis, Olivier Pascault et André Tosel. À partir de 2006, il a été intégré au programme de master dirigé par Jean Salem dans le cadre de l’université de Paris I. À partir de 2013, cette collaboration a cessé et nous nous sommes trouvés dans l’obligation de changer sa dénomination, afin d’éviter toute confusion. 

Ce séminaire propose aujourd’hui des  journées d’étude et des colloques, organisés à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris-Nord Saint-Denis. Son esprit n’a jamais changé : il s’agit d’aborder la tradition marxiste, dans toute sa diversité, avec la plus grande rigueur, tout en tentant de dépasser les barrières disciplinaires. Il s’agit aussi d’être offensifs face à la pensée dominante et de s’y confronter. Au fil des années, le site du séminaire s’est ainsi enrichi de plusieurs centaines de textes, dont la plupart sont inédits. Ce fonds sera progressivement mis en ligne sur le site de Contretemps. 

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Thierry Labica aborde dans cet article un des ouvrages les plus singuliers et les plus méconnus du philosophe allemand Ernst Bloch, auteur de L’Esprit de l’Utopie (1918) et du Principe Espérance (1938-1959) : il s’agit de Traces, rédigé entre 1910 et 1929. Ce livre se construit autour de récits populaires divers : contes romantiques, histoires chinoises ou hassidiques, anecdotes hétéroclites et légendes variées. Partant d’une situation similaire d’enfermement dans le présent, qui apparente ces récits, Ernst Bloch décrit des mouvements d’ouverture, de commencement véritable, de nostalgie de l’avenir, dans une veine « mystico-matérialiste » sans équivalent. Ce débordement utopique de la théorie prépare la voie à des mondes meilleurs et en est même l’une des conditions nécessaires : Thierry Labica montre qu’en dépit de sa dispersion apparente, ce livre explore par la voie de la littérature les possibilités d’une vie et d’un monde tout autres. 

 

Traces[1], ou le récit comme entrée en matière

Pour des raisons conjoncturelles pas toujours compatibles entre elles du point de vue idéologique et politique (proto-millénarisme bas de gamme et pur opportunisme éditorial d’un côté, renouveau de radicalité désentravé du paradigme « réellement existant » de l’autre), l’utopie semble connaître une certaine vogue. La récente réédition de Traces, ouvrage court et apparemment secondaire dans l’œuvre d’Ernst Bloch, est peut-être à mettre sur le compte de la récente mode. Traces mérite pourtant une attention toute particulière au moins pour trois raisons : d’abord parce que son auteur a produit l’une des œuvres (l’œuvre ?) les plus considérables et les plus systématiques de ce siècle concernant l’utopie[2] ; ensuite, parce que ce petit livre, peut-être du fait de son titre (peu explicite) et de sa composition (j’y viens), se trouve dans l’ombre des grandes œuvres que Bloch a clairement consacrées à l’utopie, à savoir, en particulier, L’Esprit de l’utopie, qui le précède de quelques années, et Le Principe espérance travail gigantesque qui reprend, systématise et redéploie le reste de l’œuvre au point de la satelliser. Enfin, Traces, qui fait l’effet d’un véritable bazar de récits et d’histoires en tous genres, présente un tour provocateur et résolument ouvert. Rappelons que Traces entame une troisième vie : s’il y a un Spuren initial chargé, après 1917, du moment et de l’espoir d’un processus révolutionnaire enfin abouti et si en 1959, ce morceau d’exubérance progressive n’a plus, et depuis un moment, l’histoire pour lui, surtout quand Bloch s’est par ailleurs lui-même compromis politiquement, notre moment, lui, peut être celui d’une renaissance pour les raisons déjà évoquées et à condition de savoir ce que l’on souhaite réquisitionner par la lecture. Bloch philosophe d’une renaissance. Juste retour.

Mais ce qui fait le charme insolite de ce livre en fait également le caractère déconcertant : quelle est en effet la situation du récit dans ce livre qui entasse les récits ? A-t-on affaire à un pur amas fragmentaire sans direction déterminée ? Ou l’ensemble connaît-il, malgré la première impression d’instabilité, un mouvement cohérent avec son chiffre et sa visée ? Quel rapport le fait même de raconter ces anecdotes, ces histoires se finissant parfois même en queue de poisson, entretient-il avec l’utopie ? Plutôt que « d’expliquer » Traces à partir de généralisations et de synthèses de la pensée de Bloch, demandons-nous ce que l’on peut espérer gagner à suivre la pente propre à ce petit livre sans donc nier ce qui fait sa spécificité, sa difficulté et son « enthousiasme héroïque »[3] propre. Partons donc de l’œuvre mineure et de l’ombre qui l’entoure.

 

Traces, ou l’envers de L’Esprit de l’utopie

Traces occupe une place obscure dans la chronologie des premiers ouvrages d’Ernst Bloch après L’Esprit de l’utopie (1918, révisé en 1923), dont on fait une sorte d’appendice, et Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921), qui constitue l’autre référence majeure de Bloch pour cette période des années 1920. Contrairement à Traces, ces deux autres ouvrages relèvent de registres historiques et théoriques clairement identifiés. L’un annonce d’emblée la couleur de l’utopie et propose une analyse historique et une philosophie de la musique. L’autre renvoie directement à la filiation marxo-engelsienne en reprenant et en prolongeant l’analyse que F. Engels avait déjà proposée des guerres paysannes en Allemagne au Moyen Âge. Bien sûr, Traces porte, lui aussi, les traits dominants d’une période et d’une génération ; on y retrouve néo-romantisme et expressionnisme. On y distingue encore (mais peut-être pas aussi nettement que dans L’Esprit de l’utopie) le messianisme révolutionnaire et la référence à la tradition de la mystique chrétienne à laquelle l’avait ouvert, dans les années 1910, un certain G. Lukács[4]. Mais de ces trois ouvrages, Traces reste probablement le moins maniable et d’ailleurs, le moins manié. On le mentionne dans l’ombre de L’Esprit de l’utopie qu’il seconde, en quelque sorte, ou encore, pour y trouver des formulations, des citations destinées à alimenter et illustrer les réexpositions ou les descriptions théoriques d’une pensée que Bloch formule avec systématicité ailleurs. Pour ne prendre que quelques exemples significatifs, on remarque par exemple que Michael Löwy n’a pas recours à Traces dans sa présentation de Bloch dans son Rédemption et utopie ; Arno Münster n’y fait que très lointainement référence dans Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch (Paris, Aubier, 1985) ; même chose dans l’ouvrage collectif consacré à Bloch (Utopie-marxisme selon Ernst Bloch, sous la direction de Gérard Raulet, Paris, Payot, 1976). Même l’article que J.-F. Lyotard consacre à Bloch dans ce même ouvrage collectif (« Rétorsion et théopolitique (puissances des traces, ou contribution d’E. Bloch à une histoire païenne») malgré ce que son sous-titre laisse espérer, éclipse presque entièrement Traces derrière L’Esprit et Thomas Münzer. Bref, notre texte promet une négociation critique ardue et peut-être fallait-il s’en tenir à l’avertissement menaçant que nous donne la quatrième de couverture de notre édition à l’allure pourtant si immédiate, si accessible :« imperméable à quiconque n’est pas fasciné par Munich ou Berlin des années 20 » ? Rassurons-nous toujours en nous disant que d’autres, et pas des moindres, ne nous refusent pas leurs lumières[5]. Mais pour l’instant, le simple fait que Traces ne trouve pas sa place dans les ouvrages de présentation des « idées » et de réflexion sur les « idées » du philosophe de l’utopie, commence peut-être, négativement, à nous dire quelque chose sur ce que ce petit livre n’est pas, ou pas assez dans la perspective des idées, et donc sur ce qu’il est trop du côté du signe, ou comme on dit, du côté de la « forme ». Voilà donc un premier fil sur lequel on peut tirer ; si Traces est comme la face cachée de L’Esprit, on peut se risquer à lire cet incroyable bric-à-brac en prenant note de tout ce qu’il n’est pas, ne fait pas, ne montre pas, tout ce en quoi il est l’ombre antinomique de celui qui l’éclipse.

L’Esprit, dans l’ensemble propose très distinctement du discours théorique, de l’analyse conceptuelle (voir les longues discussions concernant Kant et Hegel), des perspectives historiques et musicologiques. Nous sommes placés devant un domaine et une tradition artistique qui se laissent aisément circonscrire : la musique que l’on a coutume de dire « Grande ». Les compositeurs mentionnés sont tous des monuments de la culture allemande (et occidentale en général) : Bach, Mozart, Beethoven, Strauss, Mahler, Bruckner, Wagner. Bloch lui-même fait figure ici de jeune et glorieux savant. Il écrit en véritable virtuose d’une culture noble et prestigieuse, et dont chaque nom est lourd d’autorité.

Devant cela, Traces cultive un amateurisme flagrant. Le genre et l’origine géographique des récits sont on ne peut plus variés et imprévisibles : anecdotes, fables, contes romantiques allemands, Milles et Une Nuits, Histoires chinoises ou juives hassidiques… Plus de grands noms ni de grande tradition ; pas d’auteur, quasiment aucune source intentionnelle pour toutes ces histoires et aucune analyse historique d’aucune sorte. Autrement dit, s’il y a du récit, on est rarement au fait du récitant. Mais « si cette histoire n’est rien, disent les conteurs en Afrique, elle appartient à celui qui l’a racontée ; si elle est quelque chose, elle nous appartient à tous » (108) et de fait, l’oralité de la culture populaire, la virtuosité mineure du colportage tactique, priment sur l’écrit d’une grande tradition autorisée. Bloch lui-même tend à s’effacer en laissant advenir la flânerie de « on dit » en contes et en anecdotes, citant le récit de l’expérience d’untel, raconté par un tel à tel autre. Enfin, nous sommes placés dans l’obscur d’un sous-savoir aux denrées non-accumulables, dont on ne saurait tirer un quelconque profit sur le marché des échanges culturels et le glorieux passé des Noms monumentaux laisse maintenant la place à une quotidienneté présente faite d’anonymat et de menus moments, d’aventures « infimes ».

Ainsi, cette descente dans un présent anonyme et ordinaire se donne à lire comme une stricte contrepartie de L’Esprit. Tout porte à parler de contrepoint. Et de la part d’un Ernst Bloch, ces jeux d’oppositions en deviennent maintenant presque prévisibles tant l’ensemble contradictoire qu’ils composent semble dialectiquement réglé. Dans cette perspective, notre texte commence à être moins déroutant : des régularités émergent quant au statut de l’auteur, du conteur et des histoires rapportées, quant à la relation au passé. Nous allons pouvoir alors tenter de nous tourner vers le détail de ces histoires en supposant que dans leur masse hétéroclite, elles ne prennent pas toutes les directions à la fois mais qu’au contraire, elles sont intentionnellement orientées par la tension « vers l’avant » de la conscience anticipante et du rêve éveillé. A l’issu de notre survol, on pourra peut-être reformuler positivement ce qu’il en est, dans Traces, du statut de l’auteur, du récit et de sa matérialité.

Une lecture attentive de chacune des sections du livre permet de préciser cette orientation au niveau du contenu même des récits qu’on y trouve parce que chacune (« Situation » ; « Destin » ; « Existence » ; « Chose ») reproduit le même mouvement d’ouverture progressive menant de l’enfermement dans un présent immobile, identique à lui-même, utopiquement pauvre parce que sourd à son propre étirement comme fin/commencement, à un point sublime de réappropriation d’un soi-même ouvert par le devenir.

 

« Existence » : soi et sa moitié cachée

L’enfermement dans le présent

Mais avant de préciser pour chaque section la figure qui la signe, du présent obscurci au départ auroral, observons, à titre d’exemple la troisième section de Traces.

« Existence » s’engage sur cette surdité même avec « A l’instant », « Zone d’ombre », et surtout « La chute dans le présent » qui évoque une histoire « qu’on raconte chez les juifs de l’Est [et] dont la conclusion produit une déception bizarre, il faut bien le dire. Elle prétend manifestement finir sur un mot d’esprit, mais il est plutôt embarrassé, insipide, pas drôle, et il doit pourtant suffire à combler le trou où l’on est tombé. Ce trou est notre présent où nous sommes tous et dont le récit ne va nullement nous éloigner, comme ils le font presque toujours ; préparons donc notre trappe » (85). Ce début de section n’est pas un point de départ. Cette « trappe » est celle d’un présent immédiat fermé, précisément, à tout commencement et désajustement à soi, aussi timide fût-il. Toutes les évocations qui suivront viseront à ouvrir toujours un peu plus la « trappe » en réveillant ce coma de l’être-dans-le-présent à sa tendance hors de soi.

 

Première excursion : l’ombre portée du travail

La première figure en est, très simplement, celle du travail (« L’aiguillon du travail »), opposée à la paresse d’un impossible fainéant parfait et à la solitude, paresse et solitude contenant « l’une et l’autre un poison chimiquement apparenté (…) le poison du sombre être en soi-même » (88). « Tous deux se rencontrent dans le négatif de cet irréel futur autour duquel les hommes ont bâti et bâtissent, sans en avoir achevé la construction »

(89). L’identité à soi, dans le trou, au fond de la trappe de l’être-en-soi-même serait donc un anti-futur et une négation de la tendance vers une deuxième naissance, une mise au monde valable. « Seul le travail accompli nous met au monde légitimement, expulse de nous le poison de la crudité et du corruptible » (91). Le travail « vrai », désaliéné dans un hic et nunc « magnifique », loin des « ténèbres » (23) de l’exploitation, reste, précise Bloch, à trouver, mais au moins, là, on a un point de départ, au ras du sol, point ordinaire de l’écoulement du devenir, encore presque invisible tant il est dans l’ombre d’un quotidien obscurci.

 

Un peu plus loin hors de soi : se voir (sans le savoir) dans un autre

L’être-soi-même véritable, c’est-à-dire, l’être qui se désajuste à soi-même vers l’avant, est déjà plus en vue dans « Silence et miroir » qui aborde plusieurs versions de la prise de distance critique par rapport à soi : « un ami » qui « jette un regard fort lucide sur le monde, sur lui un peu moins » (91) et qui se trouve désarçonné lorsqu’on lui demande « comment il trouverait l’habitant de sa propre chambre si , ne le connaissant pas, il devait s’en faire une idée d’après son pantalon et ses chaussures ». On nous rapporte ensuite l’histoire du dernier empereur égyptien qui, défait par les Perses, demeure impassible à la vue de sa fille conduite en esclavage et de son fils traîné à la mort, mais qui devant l’un de ses palefreniers enchaînés sombra dans un pathétique désespoir. Plusieurs explications sont envisagées : la goutte d’eau qui fait déborder le vase ; la réaction à retardement de l’orgueilleux ; une troisième explication suggère que « ce qui est le plus loin de nous, voire ce qui se tient là-bas tout à fait en marge » pourrait être le plus sûr « miroir » de ce que nous sommes, que « l’alentour trop proche », de la trappe immédiate appelée « famille » (ici, les enfants, le fils héritier !), ou encore «chambre», dans ce passage. « Le valet, lui, parce qu’il fait partie d’une expérience tout à fait lointaine, purement étrangère et pourtant connexe, rompt le barrage, et le pharaon crie » (93). Émerge donc ici une théorie du reflet d’un tout autre genre qui, loin d’un travail de représentation sur les conditions objectives, privilégie la sortie de soi vers un subjectif objectivé, un autre soi-même ignoré comme tel.

 

Erreur sur la personne : devenir enfin tout autre que soi dans l’écriture

Sous les trois titres qui suivent (« L’ennemi immédiat », « La signature de Potemkine », « Instant et images »), on trouve trois mises en scène d’un écrit (respectivement : billet, signatures, lettres) par lequel la dépossession et l’absence à soi deviennent maintenant totales. « J’ai connu quelqu’un qui ne demandait pas mieux de sortie de soi mais n’y parvenait pas » (93) annonce « Ennui immédiat ». Bloch colporte l’histoire que raconte ce « quelqu’un », un munichois « grand connaisseur en mutisme », à propos d’un homme hanté par un billet rédigé dans une langue incompréhensible que lui a donné une belle dame au théâtre et qui, dès qu’il en demande le déchiffrage à quelqu’un d’autre, le rend parfaitement méprisable et détestable à son interlocuteur quel que soit l’endroit du monde où il se trouve ? Aussi le malheureux se voit condamné à ne jamais comprendre ni se réconcilier avec l’effet qu’il produit, que tout le monde perçoit et qui se constitue en un autre lui-même. Un lecteur de John L. Austin y verrait peut-être un cas étrange d’effets perlocutoires autonomisées et constitués en fantôme à l’allure plus réelle que l’énonciateur lui-même. Sans entrer dans le détail de cet emboîtement (Bloch colporte des récits / le conteur colporte une histoire/l’homme colporte son billet), on relève simplement le parallélisme entre le mutisme du billet dont le mystère reste entier et le silence dans lequel sombre généralement le conteur qui d’ailleurs redevient muet à la fin de son histoire. Le conteur, comme l’homme au billet de son histoire, n’existe que dans l’effet produit sur l’auditoire en deçà duquel il est muet : « son propre symbole, il ne peut le lire lui-même, il le reconnaît seulement dans son effet sur les autres, comme un effet sans cause, comme une fuite devant cet effet sans cause » (98). En attendant de revenir sur Traces, ce long billet que nous tend de très loin le philosophe de l’utopie, observons la manière dont l’écrit devient le point, encore méconnu, de fuite et rupture hors de soi. « La signature de Potemkine » reprend exactement cette absence de soi, ce fait de n’être plus soi-même au sens même où on l’entend le plus couramment : Potemkine, qui perd la boule, se met à signer d’importants documents du nom de l’officier qui les lui présente : « Pétoukof ». « Le prince Potemkine avait des moments où personne ne pouvait l’approcher» (99) est donc à lire littéralement puisque le prince Potemkine, en tant que Prince Potemkine, se désertait lui-même; était absent. Alors comment l’approcher ? Et là encore, mutisme, « silence de mort [à soi] dans sa chambre [trappe, trou] » (99, mes crochets). Dans « Instant et image », deux amants se retrouvent. Le présent de ces retrouvailles s’évide, pour la jeune fille, en direction de la version épistolaire de leur être-ensemble antérieur. Encore un fois, l’écrit constitue le point de basculement dans le soi-même pré-apparaissant et fantôme.

 

Beaucoup plus loin : soi-même se constitue intentionnellement en l’autre qu’il est déjà tendanciellement

La suite d’ « Existence » nous entraîne maintenant tout à fait au-delà de ce point de basculement avec des figures de l’incognito dans « Thèmes de la vérité cachée » (101-109), incognito qui n’est pas, ici, une identité pleine simplement dissimulée, mais tout au contraire, qui est un nom d’une réalisation possible de la tendance au désajustement à soi dans le devenir. (« ) Le thème de la porte (») qui termine cette section est clairement annoncé dans « On frappe » et, avec « La literie » et « Une petite porte de sortie » on en vient à la mort continue dans les sursauts et brusques réveils, la « petite porte », de « Une petite porte de sortie » n’étant rien d’autre que l’endormissement même qui fait du dormeur un « quasi-mourant » en « état de départ » (112). Autrement dit, des points de fin/commencement disséminés dans la vie quotidienne et par-delà lesquels monte la nuée fantomatique d’un soi-même autre, on passe aux figures de la mort comme point le plus radical de fin/commencement et condition d’une véritable renaissance ou résurrection sans retour possible. De l’autre côté. « Car la fierté du départ, où il y a déjà quelque chose du bonheur, de la fierté de mourir, trouve un accomplissement évident dans une sorte de triomphe de l’arrivée. Surtout quand le navire arrive en musique ; alors se cache dans tout ce kitsch (celui qui n’est pas petit bourgeois) quelque chose de l’allégresse de la résurrection (possible) de tous les morts » (112). C’est la « bonne mort » (115) (mort-navire, mort-traversée) de la tension utopique de l’Autre Citoyenneté même si « ce n’est pas toujours de bon gré qu’on passe de l’autre côté » ; les « visions hallucinantes » [de l’effroi d’après la vie, l’effroi mortel] sont des possibilités obscurément utopiques, soit de notre incognito lui-même, soit de ce qu’attend notre incognito. « Il arrive que des images foraines ensanglantées, de vieilles images de fantômes, méprisables, et en quelque sorte follement terrifiantes, sachent nous chanter une berceuse de l’au-delà » (113). Le vocabulaire se précise de plus en plus, reprenant des termes employés dans les pages qui précèdent et nommant enfin le point de mire de l’au-delà sans transcendance de l’utopie qui déjà bruisse et laisse ses traces dans les recoins de l’ici et maintenant.

 

L’ombre portée comme moitié cachée prend vie dans un monde parallèle

Le reste de cette section produit de nouvelles mises en parallèles d’existences dégondées, mais les simples prises de recul et distanciations involontaires des amis et des pharaons, le travail du reflet au miroir de l’écriture, le tout dans cette même existence, font place à une oscillation radicale entre des mondes distincts. Les fous (de « A côté : l’auberge des fous », 120), partis en simple promenade jusqu’à une proche auberge, traversent une forêt du genre tropical (perroquets, cacatoès, singes, aux « cris de fantômes naturels ») ; sans aucun doute, celle annoncée quelques pages auparavant : « Il pousse ici (…) une végétation plus tropicale que ne le permettent les latitudes connues de notre subjectivité (et du monde) » (115). Et ce qui reste une petite promenade à l’auberge pour ceux qui sont demeurés à quai n’est rien moins que l’au-delà pour ces fous qui ne veulent plus revenir. La traversée les a conduits à l’auberge du « Boeuf couronné », du « Tonnelier joyeux » ou des « Trois rois dont on ne trouve chez nous que les enseignes et qui ne correspondent à rien » (121). Ils ont donc accosté, de l’autre côté, au Royaume, bien sûr.

 

Basculement définitif sur l’autre versant

Dans le conte fantastique « le cadre deux fois disparu », un jeune homme passe du monde où sa future épouse (« qu’il n’aimait plus tellement ») claque les portes, à un autre auquel il accède en passant dans le tableau au mur qu’il observe pour la première fois. Dans ce monde-là, parfait, avec ses parcs rococos derrière des grilles dorées, une femme l’attend… Mais le futur époux fini quand même rejeté dans ce quotidien qu’il avait quitté.

Le commentaire de Bloch insiste sur la sentimentalité un peu fade de cette affaire pour mieux circonscrire la part qui doit en être réquisitionnée: le cadre du tableau qui fait porte tournante vers l’illusion ouvre non pas à la satisfaction onirique d’un souhait frustré, mais au contraire, à ce qui n’est pas encore en exprimant le travail vers l’avant de la conscience anticipante. « Le thème de la porte » constitue le point ultime où l’oscillation s’achève avec l’écrivain qui, lui, bascule définitivement dans le dernier chapitre de son propre livre.

 

Autres morts et renaissances

En passant en revue « Existence » et en essayant d’en faire apparaître la progression continue d’un point d’enfermement complet dans le présent vers un véritable départ, on a repéré un mode de structuration des autres grandes sections du livre. On a également commencé à en apercevoir la terminologie fondamentale ainsi qu’une « manière de parler ». Toutes choses sur lesquelles il faudra revenir. Mais tout d’abord, précisons ce qui semble être le chiffre de la progression des autres sections du livre. Dans la dernière (« Choses »), le découvrement de la moitié fantomatique cachée par la simple ‘prise de recul’ par rapport à soi fait place aux figures de la deuxième vie. On passe donc à de véritables figures d’une résurrection qui « fermente » dans le giron de la matière.

« Choses » (et Traces) s’interrompt au point de commencement du Novum le plus sublime qui est donc aussi le point d’orgue mystique de Traces. Cette mort/résurrection ne s’accomplit pas par l’œuvre d’art mais dans le mutisme et le silence désertique d’une montagne tirée de la plus pure tradition romantico-mystique ; montagne de la frontière vers « l’étonnement » d’une indicible altérité utopique. Les « grands paysages » muets de cette dernière partie reprennent et décuplent une latence utopique que l’on trouvait encore plus ou moins domestiquée dans les paysages exquis de parcs sentimentaux et de vallons en fleurs. On pourrait alors symboliser « Existence » par deux lignes parallèles : | |, et « Choses », par deux lignes consécutives : ___ ___ la seconde ligne (ou vie) apparaissant et se matérialisant progressivement à chaque fois.

La section précédant « Existence » (« Destin ») s’organise autour des points de retournement/commencement au sein d’une même existence. La version la plus aboutie en étant celle que l’on trouve dans les grandes floraisons artistiques, authentiques ruptures et figures de la deuxième naissance dans cette vie même. Selon le même principe, la symbolisation figurerait un simple coude, ou ligne brisée.

Enfin, « Situation » engage Traces sur des références tout à fait explicites à la réalité des rapports d’exploitation capitalistes. Mais là encore, les différents paragraphes nous conduisent d’un versant à l’autre de leur vécu chez les dominés. Ainsi trouve-t-on d’abord une pauvreté et une saleté « trou » ou « trappe » dans laquelle les rapports d’oppression ont été complètement intériorisés et la défaite est totale au point que tout principe d’étirement hors de soi semble avoir été aboli. A la lumpenisation du devenir s’ajoute l’hégémonie idéologique des rapports marchands faisant qu’un semblant de cadavre flottant sur l’eau, c’est, dans la tête d’une fillette, 20 marks. De cette misère sans appel, désespérante, « Situation » entreprend de révéler la « moitié cachée », le versant sur lequel la classe ouvrière aspire à ne plus être une classe et devient hors d’elle-même dans la conscience et la lutte révolutionnaire : « s’il est vrai que la faim ne produit pas de soulèvement (…) il faut bien qu’il y ait une impulsion mystérieuse à être révolutionnaire.

Une impulsion ne provenant jamais de la seule pauvreté qui souvent la masque mais du sentiment de ‘propriété’ qu’on ne possède pas bien qu’elle vous revienne, d’une gloire déguisée qui dans l’état de prolétaire devient explosive » (23). Voilà, en passant, une version de la « mission historique » de la classe ouvrière qui, plutôt que de déborder d’optimisme, est avant tout pétrie d’étonnement philosophique : « Que dans un si vieux dressage, dans une si vieille habitude de l’esclavage la révolte soit encore possible, c’est un fait si insolite qu’il a de quoi nous édifier, à sa manière» (23). Cet étonnement devant les tendances à l’abolition de soi de l’être social du prolétariat en tant que prolétariat, outre le fait qu’il nous aide peut-être à porter un regard plus serein sur l’état des rapports de forces actuels, pose la condition préalable de ce qui doit suivre: l’élan utopique-mystique d’inspiration chrétienne chez Bloch n’a de sens que dans la perspective du matérialisme historique. Cet utopique-là est donc aux antipodes du dilettantisme opportuniste qui mue depuis quelques années l’utopie en véritable business éditorial.

 

Les mots de Traces

Cette cohérence dans la répétition du mouvement d’ouverture de l’être à ce qu’il n’est pas encore trouve son nerf dans la continuité du vocabulaire de la « moitié cachée », autre nom du non-encore en tendance dans le réel. Il est partout question de ce qui ne « s’arrange qu’à moitié » (8), de ce qui n’est qu’ « à moitié bon » (138), d’une pauvreté qui « est déjà à moitié la saleté » (15), d’une « liberté plus qu’à moitié » (30), de « moitié de plaisir » (129), de « terreurs à moitié cuites » (128). Il y a aussi du « demi » (existence, mesure, lune, élan…) qui prolifère aux pages 38, 64, 69, 109, 120, 128, 130, 137, 171. Mais on trouve encore du « tronqué » (« cette vie tronquée » (64]) et du « quasi » (112). Aussi, chacune des quatre figures que l’on a essayé de reconnaître (révolution, dédoublement, ligne brisée, résurrection) rejoue-t-elle le mouvement de dévoilement de la moitié cachée, du demi manquant, de la part tronquée. Mais ce mouvement implique dans tous les cas une sortie hors du trou, hors du soi présent qui est mutilation. On est alors devant le paradoxe suivant : la seule complétude envisageable doit tenir ensemble l’accompli et l’inaccompli, le devenu et l’à-venir. Je ne suis complet que dans l’anticipation permanente du mouvement de non-présence à moi-même et donc de ma propre incomplétude. Je ne suis tout à fait là qu’en présence de mon fantôme. Traces ne connaît que ce point de bascule où la fin est en même temps commencement authentique et dévoilement. Des utopies formulées, décrites, autrement dit, du commencé et du dévoilé, Traces ne dit rien simplement parce que rien ne peut en être dit qui ne déformerait le « premier étonnement » (190) et qui ne serait pas renoncement au maintien de « l’orientation du commencement » (191). Et cela parce qu’un Nouveau authentiquement nouveau ne peut se dire avec le vocabulaire ou la syntaxe du déjà. L’altérité utopique est donc indicible et dans ce travail de la nostalgie vers l’avant, la recherche d’une parole ajustée à l’ordre de ce qui n’est pas encore ne peut qu’aboutir au silence. C’est ainsi que « les meilleurs dilettantes perdent la voix » (81). C’est pour cela que le munichois d’un récit déjà évoqué est décrit comme « grand connaisseur en mutisme » (94). Traces s’achève sur une histoire dans laquelle le mutisme n’est plus anecdotique mais central : le chasseur Michael Hulzögger, dont on devine qu’il a vu l’autre côté, devient, « en pleine contradiction avec sa nature antérieure, […] complètement muet ». Après avoir entendu sa confession, l’Archevêque Firmian de Salzbourg « abdiqua sa charge pastorale et se tut jusqu’à sa fin » (192). Là encore, les personnages de l’histoire deviennent muets, le petit conte s’achève et Traces avec lui, comme si le petit livre qui regroupe toutes ces histoires partageait lui-même avec elles cette tension vers un point de basculement dans la moitié silencieuse, utopique, cachée. Ainsi, le début de Traces, en commençant par une figure du trou, est une fin ou tout au moins, c’est un début qui ne parle pas de commencement mais au contraire, d’enfermement, d’arrestation. La fin de Traces, exactement à l’inverse, est, elle, un point silencieux de commencement.

Le début est une fin. La fin est un début. Voilà un texte qui n’est pas avare de paradoxes. Mais il faut enfin en venir à celui qui les porte tous. On a relevé les thèmes récurrents de la sortie de soi (lorsque l’on en vient à « prendre congé de soi-même » [76] ou que l’on a affaire à quelqu’un « qui ne demandait pas mieux que de sortir de soi ») et du mutisme devant l’indicible du Nouveau placé au-delà de tout mot déjà disponible. Autant le dire, notre paysage thématique ressemble singulièrement à ce que l’on trouverait, non pas chez Marx, mais dans les « instructions spirituelles » de Maître Eckhart, « et Bloch se met à bavarder dans le langage de la gnose »[6]. La chose ne constitue pas une si grande surprise si l’on se souvient d’une part que la tradition de la mystique chrétienne fait partie de la culture philosophique de Bloch depuis les années 1910[7] et si d’autre part, on tient compte du fait que la référence à Maitre Eckhart, et même au pseudo Denys, reste souvent présupposé dans L’esprit de l’utopie ou dans Le principe espérance. Pour rester bref, Bloch semble avoir confisqué le problème de l’indicibilité de Dieu chez Eckhart ainsi que la thématique du « désistement de soi »[8] et des trois morts de l’âme pour les tirer sur le champ de ce que l’on pourrait risquer d’appeler ‘l’utopie négative’ (en imitation de la théologie négative rhénane). On peut d’ailleurs voir dans cette réquisition une exploitation particulièrement audacieuse du paradoxe athée qu’un Eckhart (entre autres) formule au cœur du christianisme : Dieu transcende toute chose, à tel point que je ne puis rien en dire ni en penser. Mieux : je ne puis dire que Dieu est bon car pour ce faire, il faudrait que dieu soit un être. Or, Dieu n’est pas même un être car la catégorie de l’être impliquerait une déterminité encore bien trop de l’ordre du pensable ; Dieu est un « surétant », un « néant » au-delà de toute déterminité. Dieu n’est pas : « Remarquez le bien ! Dieu est sans nom : car de lui personne ne peut rien dire ni connaître. […] Si donc je dis Dieu est bon … Si je dis en outre que Dieu est sage : ce n’est pas vrai, je suis plus sage que lui ! Si je dis encore que Dieu est quelque chose qui est : ce n’est pas vrai, il est quelque chose de tout à fait transcendant, il est – un surétant non-être ! »[9] Si l’on voit facilement comment ce genre de raisonnement a valu à Eckhart le sort que l’Eglise lui a réservé (à la fin de sa vie et pendant les siècles qui ont suivi[10]), on peut aussi supposer que c’est aussi ce qui fait dire à Gilles Deleuze et Félix Guattari que le christianisme « sécrète » de l’athéisme « plus que toute autre religion »[11]. Le « non encore » utopique concret, inscrit en tendance dans le réel, ressemble singulièrement, de ce point de vue, au « surtétant » eckhartien, mais cette fois, rabattu sur le plan d’immanence et matérialisé. Notons que ce renversement en implique un autre : « le principe et source originelle » caché dans la mémoire bascule cette mémoire en une mémoire du « caché » propre à Bloch, qui, brisant le cercle de la réminiscence et du retour du même, est à venir[12]. Il s’agit donc d’une mémoire de ce qui n’est pas encore : aussi, à la matérialisation utopique du « surétant », faut-il ajouter un renversement de la mémoire maintenant devenue puissance anticipante. C’est du moins de cette manière que l’on peut suggérer de relire le vocabulaire du « caché » dans Traces[13] qui parle cette langue de l’athéisme qui est toujours « à extraire d’une religion »[14]. Reste à savoir jusqu’où Traces reprend la question du désistement de soi, et pour en faire quoi.

 

Raconter en dilettante : récit et matérialisme mystique-athée

« Ce que l’on va essayer maintenant de conter, de faire remarquer, c’est comment on a été frappé par certaines choses. En amateur, on remarque en racontant, on dit ce qu’on veut raconter » (13). Si les figures d’amateurs et de dilettantes foisonnent dans Traces, c’est en creux que la figure du dilettante est encore la plus remarquable. On a déjà relevé que Bloch ne faisait jamais référence aux auteurs ou aux origines des histoires, contes, fables qu’apparemment il jette ensemble. Il n’est proposé aucune étude ou analyse critique systématique qui permettrait au philosophe, au théoricien de mettre en travail la fonction organisatrice, classifiante qui est la sienne. Le relâchement du texte de Bloch se situe exactement à l’opposé de ce genre de préoccupation dès lors qu’il vise un laisser-parler, un laisser-advenir du conte comme moment du pré-apparaître utopique. La voix narrative de Traces est prêtée et se laisse investir en pratiquant une désertion, un « détachement », un « désistement de soi » de la fonction autoriale. La cohérence de Traces comme ‘bric-à-brac’ tient précisément dans cet effort cultivé d’effacement du soi-auteur. On reconnaît alors ici le travail d’auto-extinction et d’absence à soi de l’amant mystique tendant à se déserter lui-même pour laisser Dieu naître dans l’âme enfin libérée. Dans cette perspective, les fonctions auteurs originaires absentes derrière les récits rapportés ne seraient qu’autant d’images projetées de l’auto-extinction d’Ernst Bloch, amant mystico-matérialiste et athée d’un genre peu couru. C’est dans cette même perspective encore que l’on voit ces décrochages, ces « désistement » (rendant impossible tout travail d’interprétation vers l’arrière, vers les intentions, les biographies, les contextes d’origine des histoires) et cet amateurisme revendiqué, s’imprimer dans le déroulement même du texte. J’ai déjà fait référence à « Silence et mémoire » (91-93) où il est conté comment le dernier pharaon égyptien fut défait. Mais maintenant, on a de bonnes raisons de penser que l’amateurisme (des plus sérieux) qu’exige l’absence à soi passe dans la simple manière de raconter : le dilettantisme narratif entraîne une série de ruptures, une dérive hors de soi du récit faisant que l’on passe de « j’ai un ami» à Hérodote puis au pharaon avec des formules du type: « bien que la chose au fond n’ait pas grand-chose à voir avec cet incident, il me vient à l’esprit un trait sublime […] » (91). Le décrochage hors de soi est aussi et d’abord une rupture de la narration amateur qui laisse advenir ces infimes points d’étonnement qui sont autant de fins-commencements.

Je risquerai alors, à titre de récapitulatif, plusieurs propositions sur le statut du récit dans Traces, œuvre dont la ‘littérarité’ et le dilettantisme, loin d’être aléatoires, ont bel et bien une fonction(1). L’amateurisme narratif n’est pas simplement destiné à illustrer ou à orner des énoncés théoriques. Il est un moment de passage à l’acte dans lequel le théorique s’auto-déborde dans une pratique de l’utopie négative (au sens où on l’a entendu précédemment). (2) L’amateurisme, en tant qu’indice de réquisition athée d’une certaine tradition de mysticisme chrétien, est un laisser advenir et un laisser parler. A ce titre, il est un mode de prise de parole de la catégorie du possible telle qu’elle est inscrite tendanciellement dans le réel. Autrement dit : quelque chose parle qui n’est pas moi et qui n’est pas non plus le fétiche marchand. (3) D’où Traces comme délire léger. (4) Le récit comme acte et comme dépossession est donc un moment de remontée de l’objectif qui parle le subjectif. C’est alors aussi le mouvement d’entrée en matière de la conscience qui gagne en puissance d’anticipation à mesure qu’elle se dégonde ou qu’elle sort du présent « trou ». Ou, pour reprendre les termes de Bloch, c’est le moment de rencontre et de fécondation mutuelle de la « matière utopique dont la terre est faite » (64 ; souligné par Bloch) et les « rêves réalistes derrière la porte » (137). (5) Traces fait donc du récit le point de pré-apparaître privilégié des mondes meilleurs à naître. (6) Tout cela semble indiquer que Bloch constitue la matérialité utopique objective en autre versant du fétichisme de la marchandise chez Marx : l’utopique de Bloch comme le fétichisme de Marx ne sont pas (ne sont plus, avec eux) des faits de conscience ; l’un et l’autre sont des catégories matérielles objectives ; tous deux ventriloquent les agents, font que quelque chose parle qui n’est pas le sujet quand le dit « sujet » ouvre la bouche. Enfin, la « matière utopique » de Bloch semble reproduire l’écrasement de la superstructure dans la base qu’opère la théorie du fétichisme de la marchandise. Ce qui signifie, encore une fois, que les récits de Traces, avec tout leur imaginaire, leur dimension culturelle, ne relèvent plus de l’ordre superstructurel ; ils sont au contraire des moments d’instanciation subjective et d’incarnation parlante de la matérialité objective. Avec pour conséquence, une verbalisation du matériel et une matérialisation de la langue. Et c’est au récit de faire entendre la petite musique de la matière.

J’ai essayé de relever la spécificité de la situation de cet étrange petit livre d’Ernst Bloch. J’ai voulu ensuite montrer que malgré l’effet de dispersion, chacune des quatre parties du livre semble être chiffrée (il aurait fallu prendre le temps de détailler davantage la lecture des trois autres sections du livre). Je me suis intéressé ensuite au travail du mysticisme athée dans Traces pour en revenir enfin à la relation profonde qu’y entretiennent le récit et le matérialisme. Mais, nous disait la quatrième de couverture dans une parenthèse bien intimidante : « ([Traces est] imperméable à quiconque n’est pas fasciné par Munich ou Berlin des années 20 »). Sans doute. Mais l’injonction (interprétez : en arrière toutes !), à peine voilée, pourrait aller totalement à l’encontre de la leçon d’Ernst Bloch qui nous dit ailleurs « si l’appropriation de l’héritage culturel doit toujours être critique, cette appropriation doit impliquer, comme moment particulièrement important, l’autodissolution de la première fonction de l’œuvre, conçue comme “objet d’art”, mais aussi celle du faux isolement auquel prétendait l’œuvre à l’époque et que renforce encore la contemplation en musée »[15]. Alors une vision plus proche de ce que nous enseigne Traces nous dirait sûrement : imperméable à quiconque ne reste pas fasciné par la possibilité toujours ouverte d’un avenir et d’une vie tout autres. Imperméable encore à quiconque n’entend pas la littérature de l’utopique comme nécessité matérielle et militante. Bien loin du musée de la réification culturelle.

 

Notes

[1] Toutes les références de pages renvoient à l’édition de Traces, Paris, Gallimard, 1998, trad. P. Quillet et H. Hiderbrand.

[2] Œuvre que nombre de compilateurs s’empressent, scandaleusement, mais très opportunément, d’ignorer.

[3] Cf. E. Bloch, La philosophie de la Renaissance, Paris, Payot, 1994, p. 44.

[4] Cf., sur ces questions, Michael Löwy, Rédemption et utopie : le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, PUF, 1988.

[5] On pense en particulier à T.-W. Adorno, « Traces de Bloch » in Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984 [1958], p. 153-170, et à F. Jameson, Marxism and Form, Princeton, Princeton University Press, 1974 [1971], p. 123-125.

[6] Adorno, op. cit., p. 153.

[7] Cf., Löwy, op. cit.

[8] Maître Eckhart, Sermons et traités, Paris, Gallimard, 1987, p. 193.

[9] Maître Eckhart, « Du renouvellement dans l’esprit », in, Sermons-traités, trad. Paul Petit, Paris, Gallimard, 1987, p. 131. Cf. également sur ces questions, A. de Libera, La mystique rhénane, Paris, Le Seuil, 1994, ch. 6, et en particulier, p. 247-248 (« l’homme pauvre »), et p. 283-284 (« Le solipsisme ontologique de Dieu »).

[10] Le passage cité est fort proche de ce que l’on peut également lire dans « comme une étoile du matin » (Maître Eckhart, ibid. p. 125 : « en Dieu il n’y a ni “bon” ni “meilleur” ni “le meilleur” ! ») et qui, pour être « entaché d’hérésie », fait partie des 28 propositions condamnées par Jean XXII en 1329. Cf., ibid., p. 320.

[11] Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 88. Paradoxes chrétiens-athées que l’on retrouve chez un William Blake (que Bloch cite en exergue d’un des chapitres du premier tome du Principe espérance) ou chez un Jacob Boehme.

[12] Renversement et rupture (du « cycle fondamentalement stérile ») conforme au programme repris et systématisé dans le Principe espérance : « il n’y a de place dans la philosophie que pour l’anti-réminiscence ». « L’espérance qui, à aucune fin, ne veut être au même point qu’à son départ, brise ce cycle autoritaire » (trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, Tome 1, p. 246.

[13] Sur le « le principe premier » demeurant caché dans les profondeurs secrètes de la mémoire « et où s’engendre le verbe intime qui n’est d’aucune langue » chez Thierry de Freiberg, cf. A. de Libera, op. cit., p. 177.

[14] Ibid., p. 88.

[15] E. Bloch, Le Principe espérance, Paris, Gallimard, 1976, vol. I, p. 265.

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