Aux origines du capitalisme patriarcal : entretien avec Silvia Federici
Silvia Federici est une théoricienne et une militante féministe marxiste. Elle a notamment écrit l’ouvrage majeur Caliban et la sorcière qui paraît enfin en français le 22 avril 2014 aux éditions Entremonde.
Federici a compté parmi les membres fondatrices de International Feminist Collective, collectif né dans les années 1970 et qui est à l’origine de la campagne « Un salaire pour le travail ménager » (Wages for Housework) également portée par des figures comme Selma James ou Maria Dalla Costa. En décembre dernier, Tessa Echeverria and Andrew Sernatinger, qui animent le socialist podcast Black Sheep, ont eu l’opportunité de l’interviewer.
Tessa Echeverria : Pourriez-vous nous parler un peu de vous ? Comment en êtes-vous venue à vous engager dans la lutte féministe et comment êtes-vous devenue essayiste ?
Silvia Federici : Je me suis engagée dans le mouvement des femmes dans les années 1970 parce que, comme de nombreuses femmes de ma génération, j’étais très frustrée par la perspective d’une vie pratiquement dédiée au travail domestique. À la fin des années 1960, je suis venue aux États-Unis pour travailler sur mon mémoire de thèse. Je me suis impliquée dans les mouvements étudiants et anti-guerre, et j’ai vraiment ressenti la frustration d’évoluer dans un environnement dominé par les hommes.
Les origines de mon implication dans le féminisme sont plus profondes encore. J’ai grandi dans l’Italie de l’après-guerre, et les effets de la guerre ont beaucoup contribué à développer une désaffection à l’égard de la question de la reproduction. Après avoir vécu le carnage de la Seconde guerre mondiale, l’idée d’une maternité idéalisée comme celle vécue, ou du moins envisagée, par nos mères, était devenue complètement étrangère à nous.
L’Italie était alors une société très patriarcale. L’influence du fascisme était très forte, et cela avait contribué à la glorification de la maternité et à la promotion d’une image sacrificielle de la féminité : la femme doit se sacrifier pour le bien commun. Tous ces facteurs ont beaucoup joué dans mon enthousiasme immédiat pour le mouvement des femmes.
Andrew Sernatinger : Si nous tenions à vous interviewer, c’est aussi parce qu’il y a très peu d’économistes radicales féministes, ou de théoricien•ne•s marxistes, qui s’intéressent particulièrement au travail des femmes. Vous êtes avant tout connue pour vos analyses en faveur d’un salaire pour le travail domestique, dès lors nous espérions que vous accepteriez de déployer pour nous vos arguments et de nous expliquer en quoi cela est important.
SF : En 1972, j’ai lu un article d’une féministe italienne, Maria Dalla Costa, « The Power of Women and the Subversion of Community ». Dans cet article, Dalla Costa proposait une analyse du travail domestique qui m’a aussitôt permis de résoudre nombre de questions que je me posais moi-même. À revers des manières d’envisager le travail domestique dans la littérature radicale et progressiste, elle considérait que le travail ménager, le travail domestique et l’ensemble des activités complexes via lesquelles la vie est reproduite, constituaient en fait un travail essentiel dans l’organisation capitaliste de la production. Cela produit non seulement les repas et les habits propres, mais cela reproduit également la force de travail et constitue, en cela, le travail le plus productif au sein du capitalisme. Sans ce travail, aucune autre forme de production ne serait possible.
Cette lecture m’a fait grande impression, et à l’été 1972, j’ai séjourné en Italie pour rencontrer Dalla Costa et m’engager parmi les fondatrices du International Feminist Collective, à l’origine de la campagne pour le salaire ménager. Wages for housework était vraiment la traduction concrète de cette théorie qui expliquait la dévaluation et l’invisibilité du travail domestique en régime capitaliste par le fait que ce travail n’était pas rémunéré.
À l’époque, cette campagne était franchement impopulaire parmi de nombreuses féministes qui nous accusaient de vouloir institutionnaliser les femmes au foyer. Mais l’une des fonctions de la campagne consistait à rendre le travail ménager visible, à redéfinir dans l’imaginaire collectif ce à quoi correspondait ce travail. Nous voulions montrer qu’il s’agissait d’un travail central et essentiel, et non d’un simple service personnel dédié aux hommes et aux enfants. La revendication comportait également une importante dimension économique en cela que nous constations le grand nombre de femmes soumises à la dépendance des hommes à cause de la nature non salariée de ce travail. Ce travail charriait dès lors des relations de pouvoir en cela que des femmes ne pouvaient pas quitter une relation abusive, par exemple, à cause de leur situation de dépendance.
Cette vie sans revenus, cette condition non salariée, poursuivait les femmes où qu’elles aillent, même quand elles prenaient un boulot en dehors de la maison. Nous pensions en effet que le schéma qui veut que les femmes consacrent leurs vies entières à travailler sans être rémunérées était probablement à l’origine de la situation qui les attendait quand elles travaillaient en dehors du foyer : elles étaient moins payées, et la plupart des postes auxquels elles pouvaient prétendre n’étaient que des appendices du travail domestique.
Nous n’avons jamais envisagé cette revendication comme une fin en soi, mais plutôt comme un point d’appui pour renverser le rapport de force entre les hommes et les femmes, et entre les femmes et le capital. Il s’agissait d’une véritable analyse du salaire : qu’est-ce que le salaire ? Cette réflexion nous a emmenées bien au-delà de la pensée de Marx.
Pour Marx, le salaire dissimule le travail non-payé effectué par les travailleurs, mais il ne voit pas à quel point le salaire a servi à hiérarchiser et à diviser le travail, en commençant par la segmentation par le genre tout comme la stratification raciale.
En un mot, le salaire pour le travail ménager était une manière de déstabiliser et de renverser une division socio-sexuelle du travail injuste et inégalitaire. En un sens, cette campagne devait jouer le même rôle que celui des révoltes contre l’esclavage. Nous avions l’habitude de souligner qu’il y avait une différence majeure entre la lutte des esclaves pour accéder au travail salarié et la lutte des travailleurs pour de meilleurs salaires. Il s’agit de démanteler toute une architecture sociale qui a jusqu’alors joué un rôle extrêmement puissant dans le fait que les gens restent divisés tout en s’assurant une large quantité de travail non rémunéré.
Tel était le but et la raison d’être de cette campagne qui, comme je l’ai dit, a rencontré l’opposition d’un grand nombre de franges du mouvement des femmes. Mais j’ai noté un changement ces dernières années, et je crois que votre question en est le reflet : ce nouvel intérêt pour cette revendication est, à mon avis, dû au fait que 30 ans plus tard, la grande illusion qui berçait le mouvement des femmes à propos du caractère émancipateur du travail salarié à l’extérieur du foyer a grandement décliné.
TE : Pour ma part, ce qui m’a vraiment ouvert les yeux, c’est la lecture des premiers chapitres de votre ouvrage Revolution at Point Zero et la manière dont vous y analysez la reproduction et dont vous éclairez la nature du travail domestique, en montrant qu’il s’agit d’une forme de travail au plein sens du terme, et que la revendication du salaire ménager a servi à le mettre à jour.
SF : Tout à fait ! J’ai en effet intitulé le chapitre qui ouvre le livre : « Un salaire contre le travail ménager » (« Wages Against Housework ») parce qu’il était très clair pour nous que le salaire pour le travail domestique était en même temps un salaire contre le travail domestique. Les femmes qui se sont révoltées contre le travail domestique ont eu à souffrir d’une immense culpabilité. Elles ne se sont jamais considérées comme des travailleuses en lutte. Les membres de leurs familles et de leurs communautés n’ont pas non plus vu en elles des travailleuses en lutte : au contraire, quand elles refusaient de faire les tâches auxquelles elles étaient astreintes, on les considérait comme de mauvaises femmes. Ça montre à quel point cela a été naturalisé. Tu n’es pas considérée comme une travailleuse, tu es simplement envisagée comme accomplissant ton destin naturel en tant que femme. De notre point de vue, la revendication d’un salaire pour le travail domestique coupait justement le cordon ombilical entre nous et le travail domestique.
TE : Toujours à propos de l’économie du travail domestique, beaucoup vous rétorqueraient que la production capitaliste consiste à aller sur un lieu de travail, vendre sa force de travail, obtenir un salaire et c’est tout. Le travail domestique est extérieur à ça. J’aurais voulu savoir ce que vous répondriez à une telle description ?
SF : Je serais évidemment en désaccord ! C’est précisément pour cette raison que j’ai mené le travail de recherche historique dont Caliban et la sorcière est le fruit. Je souhaitais fonder théoriquement et historiquement l’idée que le travail domestique n’est pas l’héritage ou le résidu d’une ère précapitaliste, mais une activité spécifique dont les rapports sociaux ont été forgés par le capital. En d’autres termes, je voulais fonder l’idée qu’il s’agissait d’une nouvelle forme d’activité.
Mon travail devait montrer comment le capitalisme a créé la figure de la femme au foyer. Il est évident que chaque période soulève des nécessités bien précises : j’ai commencé mon étude par les xvie et xviie siècles, périodes de transformation des activités productives, dans laquelle une seule de ces activités, à l’aube de l’économie de marché, a fini par être considérée comme effectivement productive. Seul le travail salarié est « valorisé » et les activités reproductives rémunérées ont commencé à disparaître. C’est là la première étape, l’idée fondatrice.
Mais par la suite, bien sûr, dans le courant des siècles suivants et en particulier au xixe, on peut de fait tracer tout un ensemble de politiques spécifiques. Dans Caliban et la sorcière, je pointe du doigt le fait que dans l’Europe du xviie siècle, les femmes ont été exclues de toutes les activités qu’elles avaient en dehors de la maison. Au Moyen-Âge, elles furent exclues des guildes, qui constituaient à peu près un équivalent des organisations des travailleurs contemporaines. Très vite, elles ne purent obtenir que des emplois en référence au travail domestique : infirmières, nourrices, domestiques, blanchisseuses, etc. C’est ainsi que commence à se dessiner sous nos yeux la formation très concrète, sous des formes historiques très précises tout au long des xvie et xviie siècles d’une nouvelle forme de travailleuse qui s’est vue de plus en plus invisibilisée.
En fait, cette forme de travailleuse est partie-prenante de la chaîne de montage produisant la force de travail. Marx évoque la reproduction de la force de travail, mais il en parle d’une manière tout à fait étrange. Pour Marx, la reproduction du travailleur se fait par le truchement du salaire, et par le panier de marchandises qui équivaut à son salaire. Le travailleur consomme des marchandises. Il utilise sa paye pour acheter de la nourriture et des vêtements, puis il consomme ces marchandises et se reproduit. Voilà, il n’y a pas de trace d’un autre travail à l’œuvre dans la description offerte par Marx.
J’ai toujours expliqué ce phénomène en rappelant qu’au moment où Marx écrit, on est dans une période du développement du capital industriel assurant l’emploi maximal des femmes, en particulier des plus jeunes femmes, dans les usines. Peut-être que Marx a surtout été le témoin de cette main d’œuvre féminine dans l’industrie, et que dans la première phase du développement industriel le travail reproductif était extrêmement restreint ; c’est là l’une des explications que j’ai données à l’incompréhension marxienne. Mais la part de travail nécessaire à la reproduction quotidienne et générationnelle de la force de travail est bien plus importante que cela. Si l’on s’y intéresse, dès 1860, ce travail est déjà définitivement assigné aux femmes.
Au tournant du siècle et plus tard au moment de la Première guerre mondiale, on assiste à la production concertée de la figure de la femme au foyer et le travail domestique devient alors l’objet d’une véritable science. C’est cette science qu’on enseigne à l’école à toutes les filles, et on assiste à la mise en place d’une campagne idéologique déployée afin de transformer le foyer en centre de production et de reproduction de la force de travail. Cette analyse qui veut que le travail domestique reste essentiel au processus de valorisation du capital a de profondes bases historiques.
AS : On peut rattacher cette problématique à celle de la théorie de la valeur, que beaucoup de marxistes considèrent comme essentielle à une compréhension critique du capitalisme. La question de la « reproduction », par exemple, ne représente que quelques pages dans le volume 1 du Capital, des pages assez vagues qui disent que la reproduction est en même temps une forme de production. Je me demandais si votre défense de l’idée du salaire ménager disposait d’une théorie de la valeur correspondante. Est-ce que votre analyse essaie de comprendre comment les femmes contribuent à la production de la plus-value ?
SF : La production de plus-value est d’emblée sociale. Ce n’est jamais le produit d’une activité ou d’une personne en particulier. C’est là quelque chose de très important et de toujours valable à partir des travaux de Marx. En régime capitaliste, la production de valeur n’est jamais exactement le fait d’une unité sociale particulière, elle est un produit social. En d’autres termes, on peut se figurer une grande chaîne d’assemblage à l’échelle de la société, dont tous les maillons sont nécessaires pour produire la plus-value. La plus-value est par exemple évidemment réalisée dans la vente des produits du travail. Si vous avez une usine qui produit une douzaine de voitures et que ces voitures ne sont jamais vendues, alors la plus-value contenue dans ces marchandises n’est jamais réalisée.
Ce que je suggère ici c’est que les activités par lesquels le travailleur salarié est reproduit font partie intégrante de cette chaîne de montage sociale : c’est un moment du processus social qui détermine la plus-value. Bien que nous ne puissions pas établir une relation directe entre ce qui se joue dans la cuisine et la valeur qui y est réalisée – à travers l’exemple de la vente d’une voiture et de bien d’autres produits – cependant, à en juger par la nature sociale de la production de valeur, on peut dire qu’il existe une usine sociale qui va bien au-delà de l’usine elle-même.
TE : En gardant cela en tête, comment l’idée d’un salaire pour le travail domestique pourrait changer cette dynamique ? Est-ce que la perception d’un salaire produirait un autre rapport ?
SF : À nos yeux, l’élément déterminant de la campagne pour un salaire pour le travail domestique consistait dans sa capacité à unir les femmes. Pas seulement par ce que cela produirait en terme d’une redistribution des richesses, donnant aux femme plus de pouvoir et remettant en question leur dépendance vis-à-vis des hommes – et dès lors changeant le rapport entre les femmes et les hommes – mais aussi à travers le pouvoir d’unification d’un tel mot d’ordre. La première chose que vous devez vous demander quand vous voulez porter une revendication consiste à savoir si elle a un pouvoir d’unification, si elle vous donne plus de force dans la lutte ou si, en fait, cette revendication ne rétablit pas ou n’approfondit pas les divisions au sein du peuple.
« Un salaire pour le travail domestique » a été une campagne unificatrice parmi les femmes : bien qu’il y ait évidemment une minorité de femmes qui sont des « hommes » dans la plupart des sphère de la vie pratique, en ce qu’elles contrôlent le capital et qu’elles sont des capitalistes, la grande majorité des femmes sur cette planète – qui réalisent le travail domestique – sont dévaluées, très souvent dépendantes des hommes, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du foyer. C’est ainsi que pour nous cette revendication est avant tout importante en ce qu’elle constitue un moyen d’unifier et de pointer du doigt la dévaluation en régime capitaliste du travail domestique que nous effectuons toutes. Pour nous, cela n’a jamais été : « D’accord, on reçoit un chèque à la maison et tout reste comme avant. »
AS : J’aurais juste voulu revenir sur ce dernier élément. À la lecture de vos textes, on a l’impression que vos arguments sont d’une grande simplicité, comme celui du « salaire ménager », puis vous entrez dans un certain nombre de nuances et de distinctions subtiles. J’aurais aimé que vous reveniez sur ces dernières. Par exemple, vous dites que le salaire ménager doit être payé par le capital, et que vous ne défendez pas la salarisation du travail domestique. Est-ce que vous pourriez nous dire comment vous verriez la mise en œuvre d’un salaire ménager – qui en seraient les acteurs et actrices et comment ce revenu serait géré ?
SF : Beaucoup nous ont demandé de déplier un programme ficelé, et nous avons toujours résisté à cette injonction. Nous avons réalisé que comme pour la sécurité sociale et bien d’autres formes d’assistances sociales, tous ces programmes peuvent être organisés et administrés de bien des façons : ils peuvent être mis en place sur la base de moyens qui unissent les gens, qui les divisent, qui créent des hiérarchies ou qui n’en produisent pas. Prenez la sécurité sociale : elle a été élaborée de façon à en exclure les personnes dédiées au travail domestique. Vous avez beau travailler toute votre vie, mais au foyer vous ne bénéficierez jamais de la sécurité sociale, si ce n’est par l’intermédiaire de votre mari – et seulement après neuf ans de vie conjugale !
Nous étions toutes très attentives à la dimension sociale du pouvoir : « Face à quel pouvoir adressons-nous nos revendications ? » Il y a des choses qui ont toujours été claires pour nous : d’une part, ce devait être l’État et non des hommes en tant qu’individus. Pour nous, l’État était le représentant du capital collectif. D’autre part, tout employeur bénéficie du fait qu’une personne reste au foyer pour réaliser le travail domestique, qu’il s’agisse d’hommes, de femmes ou d’enfants. Nous comprenions très bien qu’il fallait mettre l’accent sur le fait qu’il s’agissait d’un salaire ménager, pas d’un salaire pour les femmes au foyer, pas d’un salaire pour les femmes. Cette revendication devait avoir le potentiel de dégenrer le travail domestique.
Nous considérions notre revendication comme potentiellement accomplissable de différentes manières, pas seulement directement monétaires, mais à travers l’aide au logement par exemple. L’un de nos arguments consiste à dire que, pour les femmes, la maison constitue l’usine, c’est là le lieu de la production. En cela, nous entendons bien être payées à ce titre. Mais nous n’avons pas voulu lutter pour les services de garde d’enfants de la même manière que beaucoup d’autres, c’est-à-dire en considérant que la lutte pour les services de garde d’enfants se menait afin de nous libérer du temps pour aller travailler.
Le salaire pour le travail domestique pourrait être obtenu à travers un salaire, mais aussi par le prisme d’une foule d’avantages et de services qui prennent acte du fait que se qui se joue au foyer est bien un processus de travail et que ceux ou celles qui le réalisent doivent avoir le droit de prendre du repos ou de s’absenter de leur travail. Nous n’avons donc jamais conçu de modèle pour mettre en œuvre notre revendication, car nous attendions d’avoir accumulé suffisamment de forces pour commencer à imaginer des formes de négociation et le large spectre de possibilités qui l’aurait accompagnées.
TE : J’aimerais passer à un autre sujet et nous concentrer sur l’accumulation primitive telle que vous la développez dans Caliban et la sorcière. Marx parle de manière générale de la façon dont le capitalisme s’est développé et comment il a réalisé son expropriation originelle à travers la conquête, le vol et l’esclavage. Dans Caliban et la sorcière, vous proposez un récit de l’accumulation primitive très proche de la proposition de Marx mais qui comporte aussi des différences importantes. Pourriez-vous nous en dire plus ?
SF : La notion d’accumulation est d’abord l’œuvre d’Adam Smith, reprise par Marx pour servir sa propre argumentation. Marx montre qu’aux origines du capitalisme, une période initiale d’accumulation et de mise en place des rapports sociaux fondamentaux est nécessaire pour permettre le « lancement » du capitalisme. Il est en particulier essentiel de séparer les travailleurs des moyens de production.
Marx décrit cette période préparant le lancement du capitalisme comme une période d’accumulation primitive, qui est en réalité une accumulation de terres, de travail et de minerais comme l’argent. C’est par exemple de cette manière que l’on peut expliquer la conquête des Amériques aux xvie et xviie siècles : produire une réserve d’argent qui est venue alimenter l’économie monétaire. Dans un grand nombre de contrées européennes, et notamment en France et en Angleterre, on a assisté à un processus d’enclosure qui a exproprié une grande partie de la paysannerie. Ce processus a transformé les peuples, les paysans, les fermiers, les artisans, autant de catégories sociales ayant un accès direct avec leurs moyens de (re)production ; c’est un processus qui les a transformées en masses totalement dépossédées et forcées à travailler pour une bouchée de pain.
Ce que je défends dans mon livre, c’est que la description fournie par Marx de ce processus est extrêmement limitée. Marx est probablement conscient de l’importance des conquêtes coloniales et des enclosures, mais il occulte des processus pour moi fondamentaux à ce qui allait constituer la jeune société capitaliste.
Marx néglige en particulier l’histoire de la chasse aux sorcières, une grande guerre menée contre les femmes où des centaines et des centaines d’entre elles ont été arrêtées, torturées, tuées, brûlées en place publique. Marx n’aborde pas non plus le rôle des législations anti-contraception et le contrôle sur la reproduction « biologique », ou encore sur la législation ayant forgé un nouveau modèle de la famille, un nouveau type de rapports sociaux de sexualité. Ces mesures placèrent le corps des femmes sous la tutelle de l’État. Ce que l’on vit naître avec le développement du capitalisme fut une politique ayant désormais en ligne de mire le corps des femmes et la procréation comme aspects fondamentaux de la production de la force de travail. En ce sens, le développement du capitalisme a transformé le corps des femmes en machines à produire des ouvriers, ce qui explique pourquoi ces âpres et funestes lois contre les femmes ont été mises en place là où la peine de mort était infligée pour punir toute forme d’avortement.
Ce que j’ai tenté de montrer dans Caliban et la sorcière, c’est qu’une autre histoire est à écrire : une histoire qui n’est pas seulement celle du procès de production, mais celle de la transformation du processus de reproduction de la force de travail. C’est une histoire, qui envisage l’État comme un État en guerre contre les femmes, détruisant la puissance des femmes pour les réduire au statut de travailleuses non payées.
Voilà le travail d’historienne que j’ai mené, qui ne se contente pas d’ajouter des éléments à ce que l’on connaissait déjà de la même période, mais qui tente en quelque sorte de redéfinir ce qu’est le capitalisme et qui se demande quelles sont les conditions de reproduction de la société capitaliste. En écrivant cette histoire, j’ai élaboré une démarche théorique que j’ai par la suite mise en œuvre pour analyser la restructuration de l’économie mondialisée.
TE : Dans Caliban…, vous évoquez la chasse aux sorcières et vous prolongez la réflexion de Marx sur l’accumulation primitive, mais vous semblez également reconsidérer les catégories de ce qui est accumulé. Vous évoquez la terre, le travail, l’argent mais vous vous penchez également sur le savoir, et en particulier le savoir des femmes lié aux moyens de contraception et comment s’est effectué la dépossession de ce savoir concernant nos corps et nos moyens de nous reproduire et de former des familles comme nous l’entendions.
SF : En effet ! Si on s’attelle à repenser l’accumulation primitive, on peut dès lors penser de multiples enclosures : non seulement l’enclosure des terres mais également l’enclosure des corps. Quand vous vous retrouvez terrorisée au point que vous ne pouvez plus avoir de contrôle sur vos moyens de reproduction, sur votre vie sexuelle, alors vous êtes véritablement dépossédée (enclosed) de votre corps. On peut parler d’enclosure du savoir compte tenu que, pour exemple, il y a eu une véritable offensive contre les moyens que les femmes utilisaient pour contrôler leur procréation. Les femmes ont transmis une quantité gigantesque de savoir – aujourd’hui, on aurait tendance à être un peu sceptiques concernant quelques-unes de ces techniques, mais il n’y a pas de doute que nombre d’entre elles ont été transmises de génération en génération. Ce que, pour ma part, j’objecte à l’analyse de Marx – aussi majeure soit-elle – c’est sa conception limitée de l’espèce de dépossession qu’il a fallu pour créer le prolétariat moderne.
AS : L’une des choses que vous mentionnez dans votre ouvrage, Revolution at Point Zero, consiste en une certaine critique des canons marxistes ou, du moins, anticapitalistes. Je me demandais si vous pouviez continuer là-dessus et si vous pouviez nous dire quel rôle joue votre compréhension des aspects genrés du capitalisme dans votre pratique politique ?
SF : J’ai le sentiment que cette question de la reproduction est essentielle, non seulement à l’organisation capitaliste du travail mais qu’elle est aussi essentielle à tout processus véritablement révolutionnaire, à tout processus de transformation significative de la société. À mon avis, c’est d’autant plus important aujourd’hui compte tenu que ni l’État, ni le marché, ne sont en mesure de nous reproduire. Le démantèlement de l’État social est à l’œuvre partout dans le monde si bien que cela nous laisse sans soutien aucun pour assurer notre reproduction.
Il existe également une autre nécessité, qui a à voir avec la désintégration des formes de lien social dans nos vies quotidiennes et nos communautés provoquée par la destruction économique à l’œuvre depuis trois décennies. Les formes d’organisation et les types de solidarités qui ont pu se construire au fil de longues années ne sont pratiquement plus là. C’est tout un processus de reconstruction qui doit se mettre en place si on veut avoir le pouvoir de changer nos vies, d’imposer un autre genre de société. Le travail reproductif et ce qui se joue au foyer sont vraiment fondamentaux en cela qu’ils font la démonstration claire de toutes les divisions à l’œuvre pour garder les gens en esclavage dans cette société, en commençant par la division entre les femmes et les hommes, mais aussi entre les jeunes et les vieux, et les divisions qui se fondent sur la question raciale.
AS : Nombre de personnes à l’extrême gauche, que ce soit dans les sphères anarchistes ou marxistes, prétendent que le sort des femmes les préoccupent, mais en ont encore une appréhension en terme de lieu de travail. Ils pourront être d’accord avec nombre de vos arguments mais diront que, compte tenu de nos forces, nous devrions nous focaliser sur les lieux de la production capitaliste (l’usine) parce que c’est là que se joue la part essentielle du potentiel de transformation. J’aimerais savoir comment vous leur répondriez ?
SF : Il me semble que ce que vous évoquez là correspond à une vision très étriquée de ce qu’on a pu appeler la lutte des classes. Même à l’échelle de l’histoire récente, de nombreux mouvements qui ont eu un véritable impact sur les années 1960 et 1970 étaient des mouvements dont la base agissante se jouait bien au-delà de l’usine. Le mouvement pour les droits civiques ou le mouvement du Black power étaient loin d’être des mouvements ancrés à l’usine. Cela devrait nous enseigner qu’il y a une puissance de la communauté, et que cette puissance ne se joue pas seulement à l’usine. Avec la précarisation du travail et le type de chantage auxquels sont désormais soumis les travailleurs salariés, il se trouve que les luttes sur les lieux de travail salarié sont rarement triomphantes sans le soutien de la communauté. Cette connexion entre l’usine et la communauté était de règle avant les années 1930-1940 et le New Deal.
Nous avons besoin de reconcevoir cette séparation. Il me semble que l’un des aspects centraux de la lutte aujourd’hui est à voir dans la manière dont nous transformons ce type de reproduction qui nous est d’ordinaire imposé, en cela qu’elle nous reproduit en tant que travailleurs et travailleuses, en tant que force de travail, en tant que personnes destinées à différentes formes d’exploitation. Nous devons transformer cela en un travail reproductif qui nous reproduirait selon nos besoins réels et nos désirs. Voilà l’un des défis fondamentaux que nous devons relever aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par Stella Magliani-Belkacem.
Source originale : http://blacksheeppodcast.org/2014/02/23/the-making-of-capitalist-patriarchy-interview-with-silvia-frederici/
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