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À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps publie du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour

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L’essentiel de la journée

La curée froide

La guerre est finie, mais les massacres continuent. Depuis l’entrée de l’armée dans Paris, c’est la curée. La garde nationale est dissoute et la ville est soumise à l’état de siège, divisée en quatre commandements : tous les pouvoirs sont entre les mains de l’autorité militaire. Les publications sont soumises à autorisation, les théâtres sont fermés, les lieux publics fermés à 23h00, la sortie de Paris impossible, l’entrée difficile.

Dans toutes les rues, sur toutes les places, des soldats campent.   Le drapeau tricolore, le drapeau du massacre, pend à presque toutes les croisées, pour éloigner les perquisitions.

La chasse à l’homme, à la femme, à l’enfant est organisée dans Paris, visant toutes celles et tous ceux qui ont soutenu la Commune, ont participé à la Commune, ou qui sont soupçonné-es de l’avoir fait, ou qui ne savent pas se défendre face aux accusations. C’est un massacre de classe : il ne fait pas bon être ouvrier-e, avoir les mains caleuses, être mal habillé, être un-e habitant-e des faubourgs jugés dangereux.

Témoignage Monsieur Jacquet

J’étais rentré chez moi le samedi soir. Le dimanche  matin, traversant le boulevard du Prince Eugène[1], je fus pris dans une razzia. On nous conduisit à la Roquette. Un chef de bataillon se tenait à l’entrée. Il nous toisait, puis, avec un signe de tête, disait : A droite ! Ou : A Gauche !. Je fus envoyé à gauche.

Votre affaire est dans le sac ! Nous dirent les soldats, on va vous fusiller, canailles ! On nous ordonna de jeter nos allumettes, si nous en avions, puis on nous fit signe de marcher.
J’étais le dernier de la file et à côté du sergent qui nous conduisait. Il me regarda. Qui êtes-vous ? Me dit-il. Professeur, on m’a pris ce matin au moment où je sortais de chez moi. Sans doute mon accent, la propreté de mes vêtements le frappèrent, car il ajouta : avez-vous des papiers ? Oui ! Venez ! Et il me ramena devant le chef de bataillon. Mon commandant, dit-il, il y a erreur, ce jeune homme a ses papiers. Eh bien ! reprit l’officier, sans même me regarder : à droite ! […]

Nous fûmes bientôt plus de trois mille prisonniers à droite. Tout le dimanche et une partie de la nuit, les détonations retentirent à côté de nous. Le lundi matin, un peloton entra : cinquante hommes ! Dit le sergent. Nous crûmes qu’on allait nous fusiller par paquets et personne ne bougea. Les soldats prirent les cinquante premiers venus. J’étais du nombre. On nous conduisit au fameux côté gauche.

Sur une étendue qui nous paru sans fin, nous vîmes des tas de cadavres. Ramassez tous ces salauds, nous dit le sergent et mettez-les dans ces tapissières. Nous relevâmes ces corps gluants de sang et de boue. Les soldats plaisantaient affreusement : vois donc quelles gueules ça fait ! Et ils écrasaient du talon quelque visage. Il nous sembla que plusieurs vivaient encore. Nous le dîmes aux soldats, mais ils répondirent : Allons, allons, va toujours ! Sûrement, il y en a eu qui moururent en terre. Nous mîmes dans ces tapissières dix neuf cent sept corps.

L’armée s’est transformée en vaste peloton d’exécution. La règle non écrite mais omniprésente est : ne les envoyez pas à Versailles, on ne les fusillera pas là-bas, faites ce qu’il faut à Paris.

Les interrogatoires sont expéditifs, ne laissant parfois même pas le temps à l’accusé-e de répondre. Il faut montrer ses mains, ne pas porter de godillots fournis à la garde nationale, la moindre hésitation, la moindre attitude qu’il est possible de mal interpréter peut coûter la vie. Quand on est une femme, ne pas sortir acheter du pétrole pour l’éclairage. Porter la barbe est une indication dangereuse. Un mot, une parole malencontreuse peut être fatale, il faut oublier « citoyen » et dire Monsieur par exemple !

Des gens sont arrêtés pour des motifs les plus divers, dénoncés parce qu’ils sont des rivaux, des créanciers. Malheur à qui ressemble de près ou de loin à un membre de la Commune. N’importe qui peut être tué, comme cet employé fusillé pour avoir commis le crime de télégraphier pour la Commune. Les musiciens des bataillons de la garde nationales, les médecins, les ambulanciers sont assassinés.

Une chasse aux fédérés est organisée dans les catacombes et les égouts avec des chiens, dans toutes les forêts avoisinantes. Les contrôles de police sont permanents dans les villages autour de la capitale, les trains inspectés systématiquement. Toute personne sans passeport est automatiquement envoyée à Versailles lorsqu’elle n’est pas exécutée sur place.

Élie reclus, 44 ans, journaliste

Quel est donc ce bruit de mitrailleuse que nous entendons et qui a retenti plusieurs fois cette nuit ? Nous croyions que c’était fini .

Chut! Nous glisse à l’oreille notre hôte d’une voix tremblante : ce sont les prisonniers de Mazas, de la Roquette, de Belleville. Comme ils sont très nombreux et que ça ne va pas assez vite, on les mitraille…

On les mitraille !

On les mitraille. Et puis on continue les perquisitions.

Vous n’êtes peut-être plus en sûreté chez nous. Si on vous découvrait !

C’est vrai. Mon cher hôte vous nous avez abrité pendant ces huit mauvais jours nous n’oublierons de notre vie. Nous allons maintenant chercher un autre asile .

Chercher un autre asile n’est pas facile par le temps qui court.

Les amis, les grands amis sont pour la plupart autant compromis que nous. Quant à ceux qui n’ont pas votre votre opinion, il faut qu’il soient plus généreux qu’on est d’ordinaire, plus humains que les les hommes n’ont l’habitude d’être pour risquer sa vie ou, ce qui serait plus, son influence, sa position honorifique, ses chances de promotion administrative, en faveur d’un adversaire politique. Et la plus cruelle inquiétude du proscrit n’est pas celle du danger qu’il court pour lui et les siens, mais celle du danger qu’il fait encourir aux dévoués .

[…]

Après la canonnade les lourdes pièces qui balaie les barricades, viennent des charges à la baïonnette des zouaves et chasseurs d’Afrique nettoyant les places et les rues, puis des mouchards qui furettent dans les coins, puis les procureurs qui enfoncent votre porte, vous arrachent à femme et enfants et entassent vos papiers, secrets du foyer et notes de travaux, dans les cartons sales d’un greffe ou d’une Préfecture de police.

Quel brusque changement! On légiférait hier, on passe aujourd’hui à l’état d’exilé, d’insurgé, pis que cela de malfaiteur, de criminel, parce que, combattant d’hier, on est le vaincu d’aujourd’hui, objet d’horreur et d’effroi, même pour des amis qui n’ont que trop raison de craindre que votre entrée chez chez eux ne soit suivie de mort, de ruine ou de prison. Un bourgeois libéral, ami de ma famille depuis quarante ou cinquante ans, excellent homme du reste, me disait en me refusant un refuge sous son toit : “ En dehors des amis de l’ordre, il n’existe plus aujourd’hui que trois catégories d’individus : la première des gens à fusiller, la deuxième des gens pour Cayenne, la troisième des gens pour Nouka-hiva, et vous devez appartenir à l’une de ces trois catégories!”.

Cherchons pourtant si nous ne pourrons pas nous glisser dans une quatrième catégorie. Errant dans la rue, flânant de ci, de la, tâchons de ne pas nous trahir et de ne pas laisser deviner aux policiers mouchards et brassards tricolores, jeunes officiers et lieutenants faisant du zèle que je suis un chien enragé.

[…]

Chaque heure de gagnée majore nos chances de vie… D’abord, c’était aussitôt pris, aussitôt fusillé, maintenant on a quelque répit, les chances de salut augmentent avec le temps de la réflexion. Peu à peu les vainqueurs reviendront sans doute de leur folie furieuse, s’arrêteront dans leur rage de meurtre et de massacre. En attendant, celui-là rendrait à la population parisienne un service signalé qui publierait pour faire suite aux petits traités de civilité puérile et honnête, au Manuels de bien vivre en société, une dissertation sur l’art de ne pas être fusillé : manière de se vêtir, de marcher, de parler, de regarder sans offusquer Messieurs les mouchards et officiers versaillais… Hélas!  le mot de fusiller est devenu le fond de notre langue : “ on fusille, il a été fusillé, nous serons fusillés… Et cependant, ce mot je ne le comprends pas encore et plus je réfléchis, plus il me semble monstrueux qu’il soit devenu le grand mot d’ordre de la société française

[…]

De la barricade Saint-Merry, qui a tenu trent-six heures, à la bataille de juin, qui a duré trois jours, à la campagne de 1871 qui a duré septante jours, la progression est significative.

On se console comme on peut, mais on ne peut pas. La tête est vide, le cœur est trop plein. Impossible de penser ni de réfléchir, l’être entier est absorbé dans une douleur vague, dans une ténébreuse angoisse. Nous sentons que notre existence ne tient qu’à un fil. Une pensée à tous ses amis qu’on a assassinés, à ce qu’on assassine… Que de noble têtes nous nous reverrons plus, et qui maintenant gisent à terre, souillées dans une boue sanglante!

On nous a apporté le propos d’un médecin : « Ceux qui ne sont pas des brutes ont pendant ces huit jours dépensé plus de fluide nerveux qu’ils n’en dépenseraient en douze mois année commune ».

Et cependant des curieux affluent dans les rues et sur les boulevards :on va voir les décombres et les traces du massacre comme on irait voir une exposition; il y a même des femmes en toilette, car il paraît que c’est fête aujourd’hui, lundi de Pentecôte. Il n’est pas sûr qu’à ne regarder que les physionomies, un étranger devinerait l’horrible drame.

À part la frivolité insigne qui a si tristement illustré la nation française, à part la joie haineuse et cruelle des stupides amis de l’ordre qui croient que tout est fini, qu’ils pourront s’engraisser le reste de leur vie en agiotaillant, exploitaillant, il y a la peur. On a peur, mais on est curieux, et l’on veut voir coûte que coûte, pour chercher un refuge, pour en indiquer un, pour savoir si ce qu’on aime sont morts ou vivants, et, quand on a peur, il faut cacher sa peur devant tous ses surveillants qui vous provoquent du regard, qui inspectent votre mine, vos mains, vos habits, votre tournure, qui gagnent six francs pour arrêter un suspect, cinquante à le faire fusiller. Jamais le monde n’a l’air fatigué et si indifférent que lorsqu’il est plongé dans la terreur.

Dans certains quartiers de Paris, des réunions de notables dressent et envoient à la préfecture la liste des citoyens dont ils veulent épurer arrondissement. Les concierges sont souvent des auxiliaires dévoués. A ces dénonciations ouvertes s’ajoutent les dénonciations anonymes par dizaines de milliers.

Dans les prisons et autres lieux de détention, on fusille, parfois à la mitraillette, on expédie les exécutions par groupes. Tous les prisonniers faits au Père Lachaise sont assassinés. Il y a des cadavres dans toutes les rues des quartiers de l’est parisien. Pour frapper les esprits de terreur, certains corps restent par ordre dans les rues deux jours.

Les cadavres des fusillades sont tellement nombreux qu’on les enterre un peu partout. On creuse des tranchées, des fosses, et on recouvre de chaux les corps. Des casemates des fortifications sont emplies de cadavres et murées. On tente des incinérations aux buttes Chaumont.  Les fusillés du Luxembourg sont transportés dans des charrettes et des omnibus dans Paris ; à travers les fenêtres, on voit dépasser bras et pieds. Des tombereaux de cadavres sont emportés vers les cimetières hors de Paris, vers Versailles.

Louise Michel, 41 ans, institutrice

Mais tout étant plein de morts, l’odeur de cette immense sépulture attirait sur la ville morte l’essaim horrible des mouches des charniers ; les vainqueurs craignant la peste suspendirent les exécutions. […]

D’autre part, les enfants, les femmes, les vieux, cherchaient à travers les fosses communes, essayant de reconnaître les leurs dans les charretées de cadavres incessamment versées.

La tête basse, des chiens maigres y rôdaient en hurlant ; quelques coups de sabre avaient raison des pauvres bêtes, et si la douleur des femmes ou des vieux était trop bruyante, ils étaient arrêtés.

Il y avait dans les premiers temps je ne sais quelle promesse de 500 francs de récompense pour  indiquer le refuge d’un membre de la Commune ou du Comité central, cela courait en France et à l’étranger. Tous ceux qui se sentaient capables de vendre un proscrit étaient invités. […]

Le sang ne séchait pas facilement sur les pavés, la terre gorgée n’en pouvait plus boire, on croyait encore le voir ruisseler pourpré sur la Seine.

Il fallait faire disparaître les cadavres, les lacs des buttes Chaumont rendaient les leurs, ils flottaient ballonnés à la surface.

Ceux qu’on avait enterrés à la hâte se gonflaient sous la terre ; comme le grain qui germe, ils levaient crevassant la surface.

On avait remué pour les emporter aux fosses communes, les plus larges amas de chairs putréfiées, on les porta partout où il en pouvait tenir ; dans les casemates où on finit par les brûler avec du pétrole et du goudron, dans les fosses creusées autour des cimetières ; on en brûla par charretées        place de l’Étoile.

 

Les camps de prisonnier-es

Témoignage d’un d’un typographe anti-communard du Gaulois

L’imprimerie venait d’être envahie par les troupes de Versailles. Tous, nous croyions à la délivrance mais notre vraie captivité devait commencer là. Sans nous entendre, les soldats nous poussèrent dans la rue et nous jetèrent pêle-mêle au milieu d’autres prisonniers qui passaient. Je n’avais eu que le temps de prendre le petit dans mes bras et, tout en le portant, je suivis le flot au milieu duquel étions nous jetés. Il fallait obéir, car il tout ce que nous disions, on ne nous répondait que par la menace d’être fusillés sur-le-champ Cette menace n’était pas vaine, car on fit plusieurs exemples. Quand ce fut mon tour d’être interrogé (au parc Monceaux), on me conduisit devant un capitaine à qui je dis « Je suis ouvrier coupeur dans une imprimerie et veuf depuis quelques mois, seul avec cet enfant. Je n’ai pas été de la garde nationale de la Commune, ni moi, ni mes quinze compagnons, à preuve que nous nous cachions et ne sortions plus de l’atelier »

L’officier ne répondit que par ce mot : A Versailles ! […]

Nous étions parqués dans un espace enserré. Il y avait devant nous des murs crénelés et derrière ces murs, des soldats armés. D’un autre côté, des mitrailleuses étaient braquées; je n’en avais jamais vu. Un voisin demanda ce que c’était; un gendarme répondit en baillant Ça, c’est les moulins à café! C’est avec ça que demain on nettoiera la place…Des gendarmes nous ordonnèrent de nous coucher. On obéit.

Ceux qui tardèrent tombèrent à leur tour, mais pour ne plus se relever ; on les avait fusillés. […]

La journée du lendemain se passa sans apporter aucun changement. Nous étions toujours couchés. Chaque fois qu’un de nous faisait mine de se lever, les balles sifflaient au-dessus de nos têtes !

Ce n’était rien alors mais quand la nuit vint, une pluie abondante tomba et continua sans cesse.

En peu de temps, la terre fut détrempée; la situation devenait insoutenable. Nos habits, qui nous avaient collé à la peau tout d’abord, s’étaient maintenant incrustés dans le sol, boue et hommes ne faisaient plus qu’un. Les plus hardis tentèrent de se lever mais à chaque mouvement, les meurtrières vomissaient du plomb, en même temps que les imprécations de soldats ivres et les balles, lancées au hasard, frappaient « dans le tas, » comme avait dit l’officier. […]

Quand le jour se fit, le tableau qui s’offrit à nos yeux fut terrible il y avait au milieu de ce tas de boue des taches de sang et des morts, des blessés sans secours; c’était HORRIBLE !

Un grand bruit me tira de ma torpeur. Il grandit et un autre bruit parut lui répondre. Bientôt je fis comme les autres je regardai. C’était un convoi de femmes et d’enfants qui s’avançait. Des enfants !

Elles avaient marché toute la nuit et la pluie, tombant par rafales, avait déchiré les tissus trop justes; beaucoup étaient presque nues jusqu’à la ceinture; quant à leurs chaussures, la boue du chemin les avait dévorées, elles allaient nu-pieds. On les reconnaissait bien, celles-la elles boitaient !

Il y a des milliers d’arrestations au fur et à mesure de l’avancée de l’armée. Et dans les derniers quartiers de la résistance, elles sont de plus en plus massives. Elle peuvent concerner tous les locataires d’une maison, d’un immeuble. On cerne des rues entières, et on arrête toutes celles et tous ceux qu’on ne fusille pas. Des dizaines de milliers de prisonnier-es sont acheminé-es vers Versailles, vêtements en lambeaux, tète nue sous soleil, cinq par cinq attachés aux poignets par des cordes, attachés tous ensemble. Les officiers ont les pouvoirs absolus. On a pu en voir un, rue d’Amsterdam, exiger que tou-tes les prisonnier-es se mettent à genoux, et au moindre signe de résistance, c’est la mort immédiate.

Prosper Olivier Lissagaray 44 ans, journaliste 

Dès que les convois étaient signalés sur la route de Paris ou sur celle de Saint-Cloud, des milliers de personnes accouraient de tous côtés. Qu’on se figure, disaient les journaux conservateurs, des troupeaux haletant, poudreux, composés de milliers de personnes mêlées de beaucoup de femmes, les unes en haillons, les autres en blouse, la plupart en uniforme de gardes nationaux, de zouave, de garibaldiens ou de volontaires. Les soldats, qui au 18 mars s’étaient rangés du côté du peuple, marchaient les mains liées, la capote retournée. Ceux-ci le sac au dos avec le bidon, ceux-la chargés d’habits ou de valises, fatigués, couverts de sueur, presque insensibles à cette foule qui les appelait assassins et bandits. La plupart appartenaient à la classe ouvrière et aux rudes métiers de la carrière, de forgeron, de mécanicien, de fondeur, de maçon ou de charpentier, d’autres professions essentiellement parisiennes de peintre, imprimeur etc. Les gamins, presque des enfants de 12 à 16 ans marchaient au milieu d’hommes à tête et à barbe blanches qui étaient en grand nombre. Ceux-là se traînaient à peine, se cramponnant au bras de leurs voisins plus vigoureux. […]

Les honnêtes gens de Versailles couraient comme à une fête au devant de ces chaînes sans fin. Et les dames du meilleur monde ne dédaignaient pas de donner du bout de leurs ombrelles dans le flanc de quelques fédérés. Escortés par les risées et les imprécations de cette populace gantée, ces malheureux traversaient dans toute son étendue la ville de Versailles, toujours tête nue au soleil, et gravissaient la hauteur de Satory

Avant d’être envoyé-es à Satory, certain-nes séjournaient quelques temps à l’orangerie de Versailles, entassés dans les serres. Pas d’eau pour se laver, pas de linge, une nourriture infâme, pas de médecins, les blessés rongés par la gangrène, les cas de folie apparaissent.

Louise Michel, 41 ans, institutrice

Nous arrivons à la prison des Chantiers, on entre par une porte dont la partie supérieure est à claire-voie, dans une grande cour, de là, dans une première salle où sont grand nombre d’enfants prisonniers ; par une échelle et un trou carré, nous montons dans la salle supérieure ; c’est la nôtre, la prison des femmes. Un second escalier de bois, en face du premier, conduit à l’instruction, qui est faite par le capitaine Briot.

Nous trouvons à la prison des Chantiers et toujours, les figurantes mises à dessein parmi nous.

Les Chantiers, surtout en ces premiers temps, n’étaient pas une prison commode.

Le jour, si on voulait s’asseoir, il fallait que ce fût à terre ; les bancs ne vinrent que longtemps après ; […]

Mais de nouvelles prisonnières arrivant chaque jour, nous disaient : la terreur est plus forte que jamais. Il y avait tant de morts dans les prisons qu’on avait craint trop de nouveaux cadavres.

La nuit au-dessus de cette morgue que faisaient nos corps, voletaient au vent qui glissait de tous côtés, les châles ou autres guenilles suspendues à des ficelles au-dessus de nos têtes et qui, aux lueurs fumeuses des lampes, placées aux deux extrémités de la pièce, près des factionnaires, prenaient des envolements d’ailes d’oiseaux.

Ces haillons qu’on quittait pour dormir de peur de les abîmer davantage, étaient les seuls habillements qu’on pût avoir. Impossible aussi bien d’en mettre d’autres, en eût-on eus; il était   également impossible d’en changer devant les soldats allant et venant, appelant les misérables que, malgré nos récriminations, on laissait toujours avec nous.

On ne dormait guère, grâce à la vermine qui s’était mise de la partie, mais cette morgue prenait à l’aube des effets de moissons. Les épis écrasés et vides des maigres bottes de paille, se doraient brillant comme un champ d’astres.

Quand même, on causait, on riait, ayant par les nouvelles arrivantes des nouvelles des siens.

Le Camp immense a très vite été saturé et dès le 26 mai, on dirigea les victimes sur les ports de mer, enfermés dans des wagons à bétail solidement cadenassés.

Prosper Olivier Lissagaray, 33 ans, journaliste

À la Ferté-Bernard, le train avait dépassé la gare de 200 m, quand des cris partirent de plusieurs wagons, les prisonniers étouffaient. Le chef de l’escorte fit arrêter le convoi, les agents descendirent et déchargèrent leurs revolvers à travers les trous d’air. Le silence se fit… Et les cercueils roulants repartirent à toute vapeur.

A Brest et à Cherbourg les prisonniers furent répartis sur de vieux vaisseaux embossés en rade, chacun de ces bâtiments contenant environ 1000 prisonniers. Depuis la cale jusqu’au pont dit un témoin oculaire ils sont empilés dans des parcs formés par des madriers comme dans de grandes caisses d’emballage. Les sabords cloués ne laissent passer qu’un filet de lumière. Nulle ventilation. L’infection est horrible. La vermine grouille. […]

Tout matelot qu’’on surprend causant avec eux est passible de mort. Les sentinelles qui veillent aux entrepôts ont ordre de tirer sur les détenus s’ils s’approchaient du grillage des sabords.

Les communeux, communeuses vu-es par leurs ennemis

Comment est ce possible que ces soldats, ces habitants ne soient pas choqués par cette curée, ces massacres, ces actes inhumains ?

C’est par ce que communeux et communeuses ne sont pas décrits et perçus comme des hommes, des femmes des enfants, des vieillards, mais comme des scélérats, des bandits, des assassins, des monstres, des bêtes féroces. Ce peuple ouvrier a osé pensé qu’il pouvait diriger la société, cela ne peut être possible, ne doit pas être envisageable, ne peut être qu’une monstruosité!

 

Extraits de la presse versaillaise

Moniteur universel

Pas un des malfaiteurs dans la main desquels s’est trouvée Paris pendant deux mois ne sera considéré comme un homme politique : on les traitera comme des brigands qu’ils sont, comme les plus épouvantables monstres qui se soient vu dans l’histoire de l’humanité. Plusieurs journaux parlent de relever l’échafaud détruit par, afin de ne pas même leur faire l’honneur de les fusiller.

 

Figaro

Il ne faut pas qu’on se le dissimule un instant : il reste à Paris plus de cinquante mille insurgés… La ville qui a l’orgueil de rester à la tête de la France et de la civilisation, ne se relèvera pas dans l’opinion publique, et ne sera digne de son rôle de capitale, que le jour où, par la volonté son énergie elle sera devenue la dernière étape de ces bandits.

Qu’est-ce qu’un républicain ? une bête féroce.

 

La patrie

Si Paris veut conserver le privilège d’être le rendez-vous du beau monde honnête et fashionnable, il se doit à lui-même, il doit aux hôtes qu’il convie à ses fêtes une sécurité que rien ne puisse troubler … Des exemples sont indispensables. Fatale nécessité, mais nécessité .

Ces hommes qui ont tué pour tuer et pour voler, ils sont pris, et on leur répondrait : Clémence !

Ces femmes hideuses qui fouillaient à coups de couteau la poitrine d’officiers agonisant, elles sont prises, et on dirait : Clémence !

 

L’opinion nationale

Le règne des scélérats du 18 mars est fini. On ne saura jamais par quels raffinements de cruauté et de sauvagerie, ils ont clos cette orgie du crime et de la barbarie. On peut le résumer ainsi : deux mois de vol,  de pillage, d’assassinat et d’incendie.

 

En débat

Tribune – Benoît Malon, 30 ans, ouvrier teinturier, journaliste

[…] on se demande comment il a ou se trouver des soldats pour consommer tant de massacres et se jeter comme des bêtes fauves contres des hommes, des femmes, des enfants, l’on se sent pris de vertige en voyant à quelle férocité peuvent descendre des êtres humains.
Il faut se rappeler que les gouvernants français ont depuis quarante ans développé chez les soldats de la France, cette férocité nécessaire pour accomplir ce que les bourreaux des peuples appellent le rétablissement de l’ordre, en vouant la belle et malheureuse race arabe à la plus révoltante spoliation et à la plus odieuse extermination. En effet, quand ils ont porté pendant quelques années l’incendie dans les villages algériens, le massacre dans les tribus, les soldats sont aptes à ensanglanter les rues de nos villes.

Tous les généraux versaillais sont de cette école. On sait aussi que Bonaparte a développé en maître la qualité requise pour pacifier une ville, par les criminelles expéditions du Mexique et de l’extrême orient, où le vol et l’assassinat ont été les moindres peccadilles des soldats, qui portent le nom de français.

On sait enfin que la classe dirigeante française, tout comme les maîtres d’esclaves de l’antiquité, les barrons du moyen age et les propriétaires de noirs, affecte de croire que tous les moyens sont permis pour remettre sous le joug les exploités en révolte, que par conséquent lorsque les soldats ont en face d’eux des prolétaires qui demandent leur place au soleil, l’extermination est de règle. Toutes ces raisons ne suffisent pas encore.

Rien n’a coûté aux hommes qui avaient l’audace de mentir à la face du monde pour exciter la fureur de l’armée. Ils ont parlé aux officiers de privilèges à maintenir, de grades à conquérir, pour les soldats ignorants, ils ont peints les parisiens comme un ramassis de brigands, ils ont inventé les pétroleuses, les louves de ces loups, ils ont parlé de Peaux-Rouges, de bandes infernales, de forfaits abominables, de criminels en rupture de ban …

Tout ce que la langue a d’injures, ils l’ont employé contre ces malheureux fédérés.

Et les soldats transformés en bourreaux ont consommé au nom de l’ordre cet immense massacre, qui sera l’effroi de l’histoire et l’une des hontes de l’humanité.

 

Notes

[1]Boulevard ouvert pat Hausmann en 1857 qui s’appellera Voltaire

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